Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Edito du Passant n°37 - Frontières
[novembre 2001 - décembre 2001]
Mondialisation, village global, zones franches, territoires, crises et conflits identitaires, nationalismes, régionalismes, impérialisme, le tien, le mien, les autres et moi, et moi, qui suis-je, dans quels États jerre ?
Beaucoup de mots et de questions. Parler des frontières, cest penser le monde. Les franchir, cest se trouver ailleurs.
Encore faudrait-il savoir où elle se trouvent, quelles sont les lois, écrites ou tacites, qui les régissent.
Car les frontières changent constamment : on les déplace, on les retrace, on les redéfinit, le plus souvent par la guerre, la colonisation, dans larbitraire le plus complet, au mépris des populations, spoliées, exploitées, massacrées. Pensons au découpage de lAfrique ou de lAmérique latine par les puissances coloniales : des lignes tracées dun coup de crayon sur des cartes approximatives tranchant dans le vif les territoires séculaires de peuples anciens. On sait les ravages persistants de cette désinvolture hautaine. On sait quon nen est pas sorti.
Et puis, des frontières pour qui ? Pour séparer qui, ou quoi ? Pour délimiter quels territoires, établir ou préserver quelles souverainetés ?
Depuis une vingtaine dannées, les marchandises et les capitaux ignorent les barrières douanières, sabstraient de plus en plus de lespace commun, concret, où vivent les hommes. Les dogmes libéraux élaborés au XIXe siècle sappliquent rigoureusement : le laissez-faire va de pair avec le laissez-passer, et toute entrave à cette libre circulation-là est balayée au besoin par la force armée : on ne fait plus la guerre pour protéger un territoire ou en conquérir, mais pour assurer le profit maximum aux investissements, sauvegarder les intérêts de groupes industriels mondiaux.
Quant aux hommes, les plus pauvres dentre eux sont sommés de rester crever de misère « chez eux ». La fluidité, la mobilité tant vantées par les idéologues du libéralisme leur sont interdites. Circulation strictement réglementée. Alors que les grands pays du nord signent sans cesse des accords de libre-échange, ils verrouillent les frontières quils viennent de supprimer, et emprisonnent, internent, expulsent ceux qui ont réussi à se faufiler entre les mailles du grillage.
Frontières mouvantes, inattendues, insoupçonnées parfois. Lignes de fractures. Failles béantes, ou fêlures imperceptibles.
Barrières, murs, barbelés, champs de mines, gouffres abyssaux entre ceux qui possèdent et les autres qui nont rien, pas même lespoir du lendemain. Peau. Intégrité de la personne. Dignité. Vol, viol, violences.
Dans frontière, létymologie rappelle la ligne de front, le lieu de la bataille où létranger, le barbare, lAutre, est tenu en respect... En respect... Insoutenable légèreté des mots. Insuffisance, aussi, puisque la ligne de front est partout. Ligne brisée. Ligne mathématique, définie comme une infinité de points. Chaos. Fusion plus que jamais pertinente du local et de luniversel.
Frontières douloureuses, presque toujours, qui nous font chercher lamitié entre les peuples, lentente entre les nations, le désir, le plaisir. Utopies. Amour et révolution.
Cest lensemble de ces angles dapproche, où se mêlent géo et ego-stratégies, que ce numéro du Passant se propose dexplorer, sans jamais fermer la perspective, parce quil faut réfléchir, penser, agir, enfin, pour que le vieux rêve internationaliste, seule alternative, ait une chance dabattre toutes les frontières et leurs gardes sinistres.