Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Edito du Passant n°31 - Quelles cultures?
[octobre 2000 - novembre 2000]
Goebbels sortait son pistolet pour lui régler son compte. Staline déléguait ses artistes aux ordres pour la mettre au pas. Les pédégés de Vivendi ou de Microsoft, les dirigeants des grands networks américains ouvrent leurs carnets de chèques en espérant de rapides et juteux retours sur investissements. Regroupements, concentrations, gigantesques entreprises dans la « communication » ou l'entertainment font presque chaque semaine la une de lactualité. Les « masses critiques » ne sont plus ce quelles étaient
La façon dont les totalitarismes, sanglants ou soft, essaient de faire main basse sur la culture montre assez bien combien elle est un enjeu politique majeur.
Evidemment, autodafés, assassinats, déportations ou emprisonnements font aujourdhui mauvais genre. Archaïque. On fait les gros yeux aux régimes qui persévèrent dans ce genre dodieuses pratiques, ça nengage à rien, et cest tellement porteur en termes dimage.
Non. À quoi bon ces murs barbares ?
Le capitalisme imposant pour l'instant le paradoxe dictatorial de sa démocratie-marché, la culture est donc (devenue) une marchandise, pour reprendre un constat/slogan très en vogue (déjà détourné, soit dit en passant, par quelques publicitaires qui prouvent, sil en était besoin, les redoutables capacités dadaptation des prédateurs « modernes »). Et transformer en bien de consommation les uvres de lesprit, cest sassurer un contrôle implacable sur leur production, leur contenu, leur diffusion, avec la complicité souvent naïve, toujours méprisable, des « artistes » acceptant de marcher dans la combine. Cest promouvoir le conformisme, cest normaliser les représentations du monde. Cela revient à tâcher de formater les esprits dans lillusion de labondance (le marché a besoin de produits toujours nouveaux, toujours plus nombreux) substituée à la liberté de choix et dappréciation.
Miroir aux alouettes. Lalouette est toujours plumée.
Mais cette marchandisation nest pas achevée, et les artistes nont pas tous succombé aux sirènes cannibales.
Le futur cheval de Troie, qui travestira lordre implacable des choses doripeaux esthétiques, historiques, de valeurs frelatées, de mémoire tronquée ou réécrite, nest pas encore tout à fait construit. Le bois en est un peu vert, et il sonne trop creux. Quant aux fantassins qui se proposent de le faire rouler jusque dans la cité, leur tintamarre médiatique éveille encore les sentinelles, et leur nombril reluit trop dans lobscurité pour quon ne les voie pas venir de loin.
Jusquà quand ?
Cest la question quon se pose, au Passant : les réponses apportées par notre dossier sont toutes des ripostes aux défis lancés par le mercantilisme promu au rang de valeur universelle.
Il sagit de redonner à la culture toute sa force politique, cest à dire cette ambition folle, irréductible aux lois du marché comme aux contingences partisanes, de comprendre le monde et de le transformer, et de le rendre plus beau. Sans oublier que les artistes, quel que soit leur moyen dexpression, ont un devoir dinsoumission, dopposition, et quils ne devront pas confondre, eux non plus, libéralisme et liberté, piégés par lun, renonçant donc à lautre. Nul ne leur demande dêtre forcément engagés. Mais quils ne simaginent pas dégagés des pesanteurs du monde, sous prétexte que parfois ils sont portés par la grâce de leur génie créatif.
La pesanteur et la grâce. Parce que, comme le rappelle Cornelius Castoriadis, la création artistique « nous rappelle que nous vivons toujours au bord de labîme ». Les forces qui menacent de nous y précipiter, mais aussi celles qui nous en arracheront, agissent simultanément.
Le choix est facile, mais urgent. Vaste programme, comme on dit. À la mesure des périls qui grandissent.