Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
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par Paola Balzarro
Imprimer l'articleLa forme de lamour
Aventure érotico-grotesque dune noble dame piémontaise
Si en cette nuit de tempête quelquun avait cherché refuge au Palais des Landriani, il se serait immédiatement rendu compte que quelque chose détrange était en train de se passer.
Toutes les fenêtres bien quil fût presque minuit étaient éclairées. À lentrée, le hall était orné détoiles de papier dor et de guirlandes qui montaient jusquen haut des escaliers. Une musique très douce venait den haut et une voix féminine délicate, presque tremblotante, chantait lAve Verum.
Le filet de sa voix portait jusquà la salle à manger, où une très grande table trônait au milieu de la salle ; deux serviteurs âgés étaient en train de la débarrasser : dans les poubelles, finissaient des restes de calmars grillés, du risotto au safran, des truites truffées, un esturgeon cuit à la vapeur, des poivrons frits, des fruits à leau-de-vie, un pain aux raisins et aux fruits confits.
À travers la porte grande ouverte, on accédait à une pièce plus intime doù provenait la musique. On pouvait y voir une crèche peuplée de statuettes en terre cuite, merveilleusement arrangée, jusque dans ses moindres détails. Un village entier était attelé à des travaux quotidiens, même si le ciel étoilé en papier dargent indiquait quil faisait en réalité nuit noire.
Près de la crèche se trouvait un piano où jouait et chantait à la gloire du Seigneur la jeune comtesse Maria Ludovica Landriani, née Runci della Riva. Légèrement appesantis par le dîner de la vigile de Noël et néanmoins remplis de pensées dévotes, les autres membres de la famille étaient assis autour delle : Goffredo, lieutenant de larmée de la Maison de Savoie et mari de Ludovica, son frère Vittorio et sa mère Virginia.
Maria Ludovica, cette pauvre femme, faisait de son mieux. Durant toute son enfance, elle avait pris des leçons de musique et de chant, mais nen avait pas tiré grand profit. En réalité, elle ne chantait ni faux ni mal, mais toute mélodie filtrée par sa gorge ou exécutée par ses mains perdait de sa force et pour ainsi dire navait plus dâme. Et le son de sa voix, si léger et si doux, menaçait parfois de se perdre dans lair.
La pendule sonna le premier coup de minuit. La comtesse Virginia, avec une lenteur solennelle, sortit lenfant Jésus dune petite boîte, et le coucha dans létable. Il y eut un instant de recueillement.
Rien dans cette scène naurait paru étrange, si elle sétait effectivement déroulée la nuit de Noël.
Cétait sans aucun doute lhiver, le mois de février approchait, et une tempête de neige fouettait de tous côtés les terres des Landriani. Le vent qui soufflait du sud était paradoxalement très froid, il senfilait en hululant dans les bois de châtaigniers, déracinait les rangées de vignes, tournoyait et senroulait en spirale autour du Palais situé au sommet dune colline. À peine la neige touchait-elle le sol quelle était immédiatement soulevée en tourbillons ; leau de la rivière, pas encore gelée, était poussée avec force en amont et peinait à retrouver son cours. Bref, cette nuit-là, la nature semblait agitée, comme démontée.
Mais pourquoi les comtes Landriani, ces gens qui nétaient généralement pas extravagants, se conduisaient-ils de manière aussi étrange ?
À cause de la guerre, surtout, et dun pressentiment quavait sans cesse Virginia. Cétait lannée où lItalie, grâce à Dieu et à la volonté du roi Vittorio, était en train de prendre forme. Le Bourbon, de fait, était battu, mais ses troupes sacharnaient à retarder la fête des Piémontais. Ainsi, même Goffredo et les autres Savoyards passaient Noël au front. Cétait peu de chose face à cette confusion générale, face à lHistoire, et à la gloire des temps qui commençaient.
Virginia, cependant, avait considéré labsence de son fils comme un mauvais présage. « Très bientôt, se disait-elle, nous nous retrouverons seulement à quatre » et elle regardait Vittorio, en se demandant combien de temps ce garçon allait encore vivre. Cette pensée lanimait depuis le début. À peine né, son fils aîné lui avait semblé inadapté à ce monde. « Il ne vivra pas, je le sens » disait-elle. Puis elle sétait murée dans un profond silence. Vittorio, en réalité, tétait beaucoup et bien, il prenait du poids et des couleurs, et ne semblait pas plus lent que les autres enfants de son âge. Mais les yeux de Virginia voyaient au-delà des apparences et les grosses joues et les sautillements de son enfant la rendaient dautant plus mélancolique.
Vittorio avait donc grandi dans la maison, toujours emmitouflé dans le poil et la laine. Dès le début, il avait senti le poids des interdits : il sétait échappé à travers champs, mais il était à chaque fois rattrapé. Puis, tout doucement, il sétait assagi.
Limmense bibliothèque de la maison était remplie de livres auxquels personne ne touchait depuis des années. Le jeune comte grimpait au hasard en haut dun escabeau, et, entre un éternuement et un accès de toux, recouvert de poussière de la tête aux pieds, il mettait la main sur quelques textes intéressants qui avaient énormément stimulé son esprit, ses rêves et ses actes.
Ainsi, à chaque célébration, à chaque fête chrétienne ou familiale, Virginia répétait : « À nouveau tous réunis » (son mari était mort depuis vingt ans, aussi détaché et discret quil avait vécu). Rater ainsi un soir de Noël, cette occasion dêtre unis en paix et dans la joie, lui semblait du gâchis et même un blasphème. « À la première permission, avait-elle écrit à Goffredo, reviens à la maison revoir ton frère. Nous tattendrons pour la fête comme tous les ans ».
Finalement la permission était arrivée, et le jeune homme sétait résigné à retraverser toute lItalie pour assister à cette cérémonie familiale.
Bien droit, comme au garde-à-vous, résistant tant bien que mal au sommeil et à la fatigue, Goffredo regardait donc fixement la crèche. À côté de lui, les yeux fermés, sa femme remuait à peine les lèvres et faisait la moue.
Soudain, un coup de vent violent ouvrit grand les fenêtres : le vent glacial déferla dans la pièce et éteignit dun souffle toutes les bougies. Il souleva les anges, les bergers, la divine famille et les livres, verres, bouteilles, tabatières, quil fit tournoyer un instant au-dessus des têtes stupéfaites des comtes avant de les faire tomber par terre, dans un fracas de vaisselle et de verre brisé.
Il fallut attendre un bon moment pour que le calme revienne. De létage inférieur, arrivèrent les renforts, avec des balais, des seaux, des chiffons et des bandages. Personne ne parvenait plus alors à penser à Noël.
Le vent, contenu à lextérieur du Palais, continuait à battre les murs et les volets fermés.
Tout semblait avancer au ralenti, la respiration, les mots, le temps figé ; on aurait dit quune heure sétait déjà écoulée, mais cela ne faisait que cinq minutes. Ils restaient là, les mains croisées. De temps en temps, ils versaient une gorgée de liqueur, ou posaient un verre, avec un tintement de cristal si léger et si bref quon lentendait à peine. Et ainsi, presque à leur insu, lattente et le mystère grandissaient, comme si en cette nuit étrange de Vigile, quelque chose de très insolite était sur le point darriver.
Et puis, Ludovica ne se sentait pas bien du tout. Avant la rafale, lorsquelle chantait, elle avait déjà eu un léger vertige auquel elle avait préféré ne pas accorder dimportance. Mais maintenant, elle ressentait un étrange malaise au niveau du bas-ventre, une sensation de chaleur inconnue, une effervescence, un remuement de viscères qui lobligeait à sagiter sur le coussin, en quête dun soulagement. Elle ne voulait pas gâcher cette soirée de Noël. À un certain moment, elle ne put cependant plus résister : elle se leva et, dune voix aussi calme que possible, annonça quelle était un peu fatiguée, sexcusa et souhaita bonne nuit à tout le monde puis monta dans sa chambre.
Elle glissa dans sa chemise de nuit blanche en soie et, comme il faisait vraiment froid, elle mit aussi ses gants et ses bas de laine. Quelques minutes plus tard, elle dormait déjà.
Goffredo la rejoignit un peu plus tard. Il se déshabilla dans lobscurité et put enfin se pelotonner dans les couvertures en serrant sur sa poitrine loreiller en plumes.
Le mari et sa femme étaient entrés dans un sommeil profond. À lextérieur, le vent sembla se calmer dun coup, un silence absolu sabattit sur la maison et un léger frémissement parcourut lair, comme si un ange traversait la chambre.
Ludovica ouvrit les yeux. Elle manquait dair. Elle tendit le bras vers la cruche deau mais son bras ne lui obéissait plus, secoué par un tremblement violent et incontrôlable. Quelque chose dinouï arriva alors. Tout son corps son corps si blanc et si délicat de comtesse commença à gonfler et à grossir de manière effroyable. La fine chemise de nuit se déchira à la poitrine et il lui sembla que sa peau-même était sur le point de se déchirer, poussée par une force inconnue qui loppressait de lintérieur.
Elle se leva péniblement, alluma une bougie, et faillit sévanouir : dans le miroir, limage qui la regardait avec des yeux remplis de terreur était celle dun homme grand et barbu, manifestement vigoureux, malgré ses cheveux décoiffés et son visage un peu livide.
Elle recula dun pas et, dun geste machinal de la main, elle heurta la tablette des parfums ; trois flacons tombèrent par terre. Le cristal se brisa et un parfum intense dhéliotrope mêlé de rose et de muguet emplit la pièce. Un nuage dense et enivrant. Il y avait de quoi perdre la tête.
Heureusement, Goffredo, lové dans sa propre tiédeur, ne saperçut de rien.
Maria Ludovica regarda autour delle. Que faire, maintenant ? Puis léternelle question pourquoi moi, pourquoi ceci, pourquoi maintenant ? lui traversa un instant lesprit. Tout le champ de forces mystérieuses qui avaient enveloppé le palais cette nuit-là sétait concentré sur sa tête innocente comme sur un paratonnerre.
Elle se dit quelle navait pas le choix et prit aussitôt la fuite. Elle sortit de sa chambre et se retrouva dans le couloir ; elle glissait le long des murs à petits pas légers ; le marbre était glacial sous ses chaussettes montantes ; elle ne portait rien dautre quun lambeau de soie qui laissait entrevoir une peau dorée et douce oui, douce comme celle dune grande dame. Elle prie le Seigneur et la sainte Vierge que personne ne se réveille. Elle se déplace avec précaution car tout autour delle pendent les décorations entrelacées de Noël, et il vaut mieux, vraiment, éviter de faire dautres bruits.
Tout doucement, elle descend le grand escalier et veut sortir en courant de ce palais qui ne peut plus la reconnaître ; fuir à travers champs, quitte à mourir de froid et à être retrouvée cadavre nu et inconnu à quelques mètres de la maison.
Cétait très étrange de marcher dans ces grands espaces silencieux, de traverser le hall dentrée désert dans un corps qui nétait pas le sien mais qui lui était déjà presque familier, ou simplement étranger par rapport à lancien. Elle se frotta le corps pour se réchauffer un peu, et elle se plut à trouver sous la paume de sa main ces beaux muscles tendus, qui ne lui avaient coûté ni exercices ni traitements pénibles. Etait-elle vraiment prête à se jeter dans le froid ? Ne pouvait-elle pas faire dabord un tour, quitte à risquer sa vie (Toi, qui es-tu ? Quas-tu fait à la comtesse ?) ? Elle pouvait du moins rester encore un peu à la maison, abritée par la pénombre. Voilà que le bureau de Vittorio séclaire. Elle voit de la lumière derrière la porte entrouverte à quelques mètres delle, se rapproche et regarde à lintérieur de la pièce, sans se faire remarquer.
Vittorio était arrivé à ce moment-là et saffairait avec détranges petits vases, posés un peu partout dans la pièce. Il y avait une grande agitation en cette nuit sainte.
Elle navait jamais vu le bureau de son beau-frère qui senfermait toujours à clé et ne laissait entrer personne, pas même pour le ménage. Elle sétonna de ses gestes inquiets, comme si manipuler ces flacons était risqué. Le comte portait une robe de chambre rouge, qui lui arrivait quasiment aux pieds. Il allait et venait, nerveux et circonspect ; il se dirigeait vers la fenêtre, regardait dehors dans la nuit noire, puis jetait un coup dil à sa montre et soupirait avec inquiétude.
Sur une petite table, bien enveloppé dans de la toile et attaché avec des cordes très solides, se trouvait un gros paquet que Vittorio effleurait légèrement, de temps à autre, presque avec terreur, comme sil voulait sassurer quil était bien là, quil navait pas bougé.
Les minutes passaient, puis les quarts dheure ; Ludovica avait des fourmillements, pourtant, elle ne se résignait pas à quitter les lieux.
Tout à coup, on entend frapper à la fenêtre. Vittorio se précipite pour ouvrir et trébuche sur sa robe de chambre.
Il ouvrit grand les fenêtres et en même temps que le vent froid, un homme sintroduisit dans la pièce, drapé dans un manteau noir à capuche. Ils sétreignirent et se mirent à chuchoter de façon rapide et nerveuse. Ludovica réussit à saisir des mots comme « tyrans », « paysans », et daprès le ton fiévreux de leur discours, il semblait que des événements extraordinaires étaient sur le point de survenir. Vittorio remit le paquet à son ami avec une infinie prudence, en insistant bien (gare ! il suffirait dune secousse ) puis il tira de sa poche une lourde bourse (des pièces de monnaie, assurément) et la lui remit. Ils se saluèrent en hâte. Lhomme à la capuche ressortit par la même fenêtre, aussi agile quun lézard et disparut dans lobscurité. Vittorio resta debout près de la vitre, pour suivre du regard cette personne qui fuyait. Il se frotta le visage avec les mains, toussa et resta là un instant, histoire de dissiper la peur. Mais les choses tournaient mal. Peut-être lhomme était-il passé trop près des chiens, cette fois ? peut-être avait-il marché sous le vent ? Il sétait fait repérer. Ils avaient dune façon ou dune autre flairé sa présence. Il y eut très vite un vacarme effroyable. Tout le chenil sétait réveillé.
Agitation feutrée, portes qui souvraient et se refermaient, bruits de pas précipités et lourds sous le porche et le long des couloirs, ils étaient en alerte, ils cherchaient tous le voleur.
Vittorio était pétrifié de terreur. Il pouvait fermer à clé et fuir à létage. Mais nétaient-ils pas capables de forcer la porte en pleine battue, surtout si les chiens rôdaient par là ? Il navait plus le temps de mettre en sécurité les alambics, les mixtures et les grenades. Il valait mieux ne pas bouger.
La comtesse suivait avec horreur toute ce remue-ménage. Où fuir ? Comment se travestir ?
Elle séloigna de la porte juste à temps : son beau-frère passa la tête. Il jeta un coup dil à gauche et à droite puis senferma à double tour. Ludovica, tapie contre le mur, entendait les pas se rapprocher. Elle aperçut une niche derrière le grand escalier, un abri caché des regards dont il fallait se contenter cétait sans aucun doute le plus proche. Dun bond, elle parvint à sa cachette. Deux gardiens passèrent tout près delle, munis de lampes ; ils cherchaient partout, éclairaient tous les recoins. Ludovica resta immobile dans lombre, et ils passèrent leur chemin. Ils frappèrent à la porte du bureau de Vittorio.
Qui est-ce ?
Gaspare et Adelmo, Monsieur le comte.
Que me voulez-vous à cette heure-ci ?
Nous avons entendu du bruit et les chiens aboient comme sils avaient vu le diable.
Laissez-les aboyer, cest leur travail.
Quelquun est peut-être entré par le jardin.
Il ny a que moi ici et je suis en train de travailler. Laissez-moi tranquille. Partez.
Sa voix tremblait de colère. Les deux hommes, qui le savaient un peu étrange, sexcusèrent et tournèrent les talons. Mais mieux vaut jeter encore un coup dil, peut-être derrière Lampo qui arrive tenu en laisse par Michele.
Ludovica faillit sévanouir.
Elle lève les yeux au ciel. Létage supérieur est silencieux, elle se dit : « Si seulement je pouvais arriver là-haut sans bruit, je disparaîtrais dans lobscurité, en attendant la fin de la battue ». Qui sait pourquoi, cette idée lui semble tout à fait raisonnable. Elle se hisse sur un coffre, saisit le bord de la balustrade et dun coup de reins sec, elle se retrouve à mi-hauteur du grand escalier, et contourne la partie éclairée. Ils ne lont pas vue. Elle monte aussi rapidement que possible les dernières marches sans faire de bruit. Elle a la gorge nouée par le froid et la peur, le pas incertain. Elle refait son parcours à reculons. Cette fois-ci, le Cardinal ne reçoit pas ; tout est tranquille, les minutes passent. En bas, les trois gardiens sapprêtent à retourner se coucher. Mais avant, mieux vaut également jeter un coup dil à létage.
Cette fois-ci, Ludovica était vraiment perdue. Le couloir noffrait aucun refuge, à part les rares statues, que les gardiens éclairaient avec le plus grand soin : un dernier contrôle, puis on arrête.
Elle regarda autour delle. La seule porte entrouverte où elle pouvait sintroduire était celle de sa chambre.
Son hésitation ne dura quun court instant : avant même de réfléchir à ce qui lattendait, elle se faufila dans la chambre et referma la porte derrière elle.
La première chose qui frappa ses sens fut ce parfum mélangé, ces trois arômes qui sétaient alors fondus les uns dans les autres. Epuisé par le voyage, ou peut-être étourdi par latmosphère de cette nuit étrange, le comte, son mari, continuait à dormir. Ludovica se demanda quelle heure il pouvait bien être. Assurément, laube était encore lointaine. La maison était de nouveau plongée dans un silence profond, et même les bruits de la tempête arrivaient de façon plus atténuée, comme sils ne pouvaient plus traverser les murs de cette pièce tranquille. On entendait seulement la respiration du dormeur, lente et légère. Elle se rapprocha du lit. La tête blonde, posée sur loreiller, scintillait dans lobscurité. Une chaleur diffuse entourait ce corps abandonné. Quelque chose en elle se mit à défaillir. Tout son corps tremblait, son cur battait la chamade. Ce nétait pas seulement le froid ou la peur, cétait un instinct nouveau qui lui venait. Elle tenta de dominer son émotion et de ne plus regarder Goffredo de cette façon. Mais que lui arrivait-il encore ?
Elle eut envie de le toucher, de se faufiler près de lui dans les draps et de le serrer très fort contre sa poitrine, de toute la force de ses nouveaux bras.
Chose étrange, à bien y réfléchir. Jamais, au cours des trois années passées avec cet homme, elle navait connu le désir, la passion qui lagitait maintenant. Et que pouvait-elle bien faire, arrangée de la sorte ? Se rapprocher un peu plus et sasseoir sur le lit, peut-être, tout doucement. De toutes façons, il ne se réveille pas. Au moins essayer dintroduire une main sous sa poitrine, pour se réchauffer un peu, et sentir sa peau à travers sa chemise délicate. Ce contact éteignit sa dernière lueur de raison. Maintenant cétait son corps qui commandait et la dirigeait à sa perte. Elle souleva les couvertures dun geste brusque ; puis elle commença à relever tout doucement la chemise de nuit de son mari. Elle lembrassa sur la nuque, longuement.
Goffredo se réveilla. Il se retourna sur le dos et vit au-dessus de lui ce visage brun étincelant de joie. Convaincu sans doute dêtre encore en plein rêve, il ne fut pas surpris et lui tendit ses bras, comme sil sagissait dune personne longuement attendue. Il remua à peine les lèvres pour parler, mais seul un soupir de plaisir en sortit. Puis il referma les yeux, baissa la tête et se laissa aller sous les mains de Ludovica.
Le lendemain matin, latmosphère était claire et lumineuse. Il ne restait plus aucune trace de la tempête de la veille. Le soleil hivernal brillait sur la campagne gelée et sur les arbres blancs, entièrement recouverts de givre. Cétait un dimanche particulièrement tranquille ; les cloches du village voisin sonnaient lappel à la messe et quiconque nétait pas parti à la guerre mettait alors le nez dehors et se réconciliait paresseusement avec le paysage, le ciel et la nature.
Ludovica se réveilla dans son lit. Encore un peu étourdie et rêveuse, elle sétira entre les draps et sentit sous ses doigts la chemise de nuit à moitié déchirée et son sein doux et menu. Elle se regarda avec stupeur. Son corps blanc, mince et fatigué de toujours, était revenu. La chambre tout entière était encore immergée dans le parfum déversé la nuit précédente et, par terre, les bouts de verre luisaient encore. En faisant attention où elle mettait les pieds, elle alla ouvrir la fenêtre et respira profondément, en essayant de séclaircir un peu la tête. La lumière froide réveilla Goffredo. Ils se regardèrent sans comprendre, sans oser poser aucune question. Leurs yeux, daprès Ludovica, se sourirent pendant un instant. Ils ne dirent rien.
Au petit déjeuner, Virginia raconta que durant la nuit les gardiens avaient cru entendre une présence étrangère dans la maison, et que les chiens avaient fait un véritable raffut. « Curieux, ajouta-t-elle, que ces sales bêtes endiablées naient réveillé aucun dentre vous. » Ludovica et Vittorio baissèrent les yeux, rouges comme des pivoines.
Goffredo repartit le matin même. Sa femme le regarda séloigner, le cur serré de douleur. Quelque temps après, arriva la nouvelle quil était tombé lors de la dernière bataille sous la forteresse de Gaeta.
Cest ainsi que sacheva lhistoire de la famille Landriani, qui, faute dhéritiers, déclina à laube du vingtième siècle. Cest Vittorio, évidemment, qui vécut le plus longtemps. Toutes les graines semées lors de cette fameuse nuit pleine de mystère, se desséchèrent peu après : un miracle, au fond, cest comme une plaisanterie, si on le compare au pouvoir de la norme.
Vittorio et les siens sactivèrent encore un peu, mais peut-être étaient-ils peu nombreux, ou peut-être ne connaissaient-ils pas suffisamment les masses ? peut-être nétait-ce pas le bon moment ? Toujours est-il quils nobtinrent pas grand chose. On fit sauter deux voitures, une statue du Souverain à cheval, quelques stalles déglise et les cuisines de la caserne Carlo Alberto à Asti. Pour ne pas encourager lanarchie, les journaux passèrent ces actes sous silence. Les gens en parlèrent ici et là dans la région et quelques notables, dans le doute, firent armer leurs domestiques et les entraînèrent à tirer au fusil. Progressivement, les explosions se firent plus rares, elles prirent un rythme lent, régulier et perdirent limpact des premiers jours ; à la fin, on eut la conviction quelles étaient liées à des phénomènes naturels. Et de fait, on nen trouve aucune trace dans les livres scolaires.
De son côté, la pauvre comtesse demeura ébahie, étourdie par le souvenir de la chair, par la chaleur du corps de son mari dont elle narrivait pas à se délier. Elle errait, légère et absente, à travers les chambres endeuillées du palais et on la vit plus dune fois se promener la nuit tel un fantôme dans la maison et dans le parc, enveloppée dun simple châle.
Avec le temps, cependant, lagitation des sens commença à décroître. Peu à peu, au décours monotone des mois, elle se fit moins tenace, elle se mêla aux voix et à ce qui faisait sa vie de châtelaine tranquille. La comtesse recommença à fréquenter les gens, à rencontrer tous ceux qui lui offraient des paroles de réconfort ; elle reprit ses visites aux châteaux voisins et participa aux conversations des dames.
Et quand elle eut loccasion de repenser à cette fameuse nuit, avec lesprit plus clair, elle ne parvint plus à donner forme à son histoire, si bien que cette aventure ne lui sembla bientôt plus quune illusion, un simple caprice de limagination. Celle-ci sestompa progressivement de sa mémoire et se fit vague, abstraite, floue. Jusquà ce quelle finisse par sévanouir complètement.
Toutes les fenêtres bien quil fût presque minuit étaient éclairées. À lentrée, le hall était orné détoiles de papier dor et de guirlandes qui montaient jusquen haut des escaliers. Une musique très douce venait den haut et une voix féminine délicate, presque tremblotante, chantait lAve Verum.
Le filet de sa voix portait jusquà la salle à manger, où une très grande table trônait au milieu de la salle ; deux serviteurs âgés étaient en train de la débarrasser : dans les poubelles, finissaient des restes de calmars grillés, du risotto au safran, des truites truffées, un esturgeon cuit à la vapeur, des poivrons frits, des fruits à leau-de-vie, un pain aux raisins et aux fruits confits.
À travers la porte grande ouverte, on accédait à une pièce plus intime doù provenait la musique. On pouvait y voir une crèche peuplée de statuettes en terre cuite, merveilleusement arrangée, jusque dans ses moindres détails. Un village entier était attelé à des travaux quotidiens, même si le ciel étoilé en papier dargent indiquait quil faisait en réalité nuit noire.
Près de la crèche se trouvait un piano où jouait et chantait à la gloire du Seigneur la jeune comtesse Maria Ludovica Landriani, née Runci della Riva. Légèrement appesantis par le dîner de la vigile de Noël et néanmoins remplis de pensées dévotes, les autres membres de la famille étaient assis autour delle : Goffredo, lieutenant de larmée de la Maison de Savoie et mari de Ludovica, son frère Vittorio et sa mère Virginia.
Maria Ludovica, cette pauvre femme, faisait de son mieux. Durant toute son enfance, elle avait pris des leçons de musique et de chant, mais nen avait pas tiré grand profit. En réalité, elle ne chantait ni faux ni mal, mais toute mélodie filtrée par sa gorge ou exécutée par ses mains perdait de sa force et pour ainsi dire navait plus dâme. Et le son de sa voix, si léger et si doux, menaçait parfois de se perdre dans lair.
La pendule sonna le premier coup de minuit. La comtesse Virginia, avec une lenteur solennelle, sortit lenfant Jésus dune petite boîte, et le coucha dans létable. Il y eut un instant de recueillement.
Rien dans cette scène naurait paru étrange, si elle sétait effectivement déroulée la nuit de Noël.
Cétait sans aucun doute lhiver, le mois de février approchait, et une tempête de neige fouettait de tous côtés les terres des Landriani. Le vent qui soufflait du sud était paradoxalement très froid, il senfilait en hululant dans les bois de châtaigniers, déracinait les rangées de vignes, tournoyait et senroulait en spirale autour du Palais situé au sommet dune colline. À peine la neige touchait-elle le sol quelle était immédiatement soulevée en tourbillons ; leau de la rivière, pas encore gelée, était poussée avec force en amont et peinait à retrouver son cours. Bref, cette nuit-là, la nature semblait agitée, comme démontée.
Mais pourquoi les comtes Landriani, ces gens qui nétaient généralement pas extravagants, se conduisaient-ils de manière aussi étrange ?
À cause de la guerre, surtout, et dun pressentiment quavait sans cesse Virginia. Cétait lannée où lItalie, grâce à Dieu et à la volonté du roi Vittorio, était en train de prendre forme. Le Bourbon, de fait, était battu, mais ses troupes sacharnaient à retarder la fête des Piémontais. Ainsi, même Goffredo et les autres Savoyards passaient Noël au front. Cétait peu de chose face à cette confusion générale, face à lHistoire, et à la gloire des temps qui commençaient.
Virginia, cependant, avait considéré labsence de son fils comme un mauvais présage. « Très bientôt, se disait-elle, nous nous retrouverons seulement à quatre » et elle regardait Vittorio, en se demandant combien de temps ce garçon allait encore vivre. Cette pensée lanimait depuis le début. À peine né, son fils aîné lui avait semblé inadapté à ce monde. « Il ne vivra pas, je le sens » disait-elle. Puis elle sétait murée dans un profond silence. Vittorio, en réalité, tétait beaucoup et bien, il prenait du poids et des couleurs, et ne semblait pas plus lent que les autres enfants de son âge. Mais les yeux de Virginia voyaient au-delà des apparences et les grosses joues et les sautillements de son enfant la rendaient dautant plus mélancolique.
Vittorio avait donc grandi dans la maison, toujours emmitouflé dans le poil et la laine. Dès le début, il avait senti le poids des interdits : il sétait échappé à travers champs, mais il était à chaque fois rattrapé. Puis, tout doucement, il sétait assagi.
Limmense bibliothèque de la maison était remplie de livres auxquels personne ne touchait depuis des années. Le jeune comte grimpait au hasard en haut dun escabeau, et, entre un éternuement et un accès de toux, recouvert de poussière de la tête aux pieds, il mettait la main sur quelques textes intéressants qui avaient énormément stimulé son esprit, ses rêves et ses actes.
Ainsi, à chaque célébration, à chaque fête chrétienne ou familiale, Virginia répétait : « À nouveau tous réunis » (son mari était mort depuis vingt ans, aussi détaché et discret quil avait vécu). Rater ainsi un soir de Noël, cette occasion dêtre unis en paix et dans la joie, lui semblait du gâchis et même un blasphème. « À la première permission, avait-elle écrit à Goffredo, reviens à la maison revoir ton frère. Nous tattendrons pour la fête comme tous les ans ».
Finalement la permission était arrivée, et le jeune homme sétait résigné à retraverser toute lItalie pour assister à cette cérémonie familiale.
Bien droit, comme au garde-à-vous, résistant tant bien que mal au sommeil et à la fatigue, Goffredo regardait donc fixement la crèche. À côté de lui, les yeux fermés, sa femme remuait à peine les lèvres et faisait la moue.
Soudain, un coup de vent violent ouvrit grand les fenêtres : le vent glacial déferla dans la pièce et éteignit dun souffle toutes les bougies. Il souleva les anges, les bergers, la divine famille et les livres, verres, bouteilles, tabatières, quil fit tournoyer un instant au-dessus des têtes stupéfaites des comtes avant de les faire tomber par terre, dans un fracas de vaisselle et de verre brisé.
Il fallut attendre un bon moment pour que le calme revienne. De létage inférieur, arrivèrent les renforts, avec des balais, des seaux, des chiffons et des bandages. Personne ne parvenait plus alors à penser à Noël.
Le vent, contenu à lextérieur du Palais, continuait à battre les murs et les volets fermés.
Tout semblait avancer au ralenti, la respiration, les mots, le temps figé ; on aurait dit quune heure sétait déjà écoulée, mais cela ne faisait que cinq minutes. Ils restaient là, les mains croisées. De temps en temps, ils versaient une gorgée de liqueur, ou posaient un verre, avec un tintement de cristal si léger et si bref quon lentendait à peine. Et ainsi, presque à leur insu, lattente et le mystère grandissaient, comme si en cette nuit étrange de Vigile, quelque chose de très insolite était sur le point darriver.
Et puis, Ludovica ne se sentait pas bien du tout. Avant la rafale, lorsquelle chantait, elle avait déjà eu un léger vertige auquel elle avait préféré ne pas accorder dimportance. Mais maintenant, elle ressentait un étrange malaise au niveau du bas-ventre, une sensation de chaleur inconnue, une effervescence, un remuement de viscères qui lobligeait à sagiter sur le coussin, en quête dun soulagement. Elle ne voulait pas gâcher cette soirée de Noël. À un certain moment, elle ne put cependant plus résister : elle se leva et, dune voix aussi calme que possible, annonça quelle était un peu fatiguée, sexcusa et souhaita bonne nuit à tout le monde puis monta dans sa chambre.
Elle glissa dans sa chemise de nuit blanche en soie et, comme il faisait vraiment froid, elle mit aussi ses gants et ses bas de laine. Quelques minutes plus tard, elle dormait déjà.
Goffredo la rejoignit un peu plus tard. Il se déshabilla dans lobscurité et put enfin se pelotonner dans les couvertures en serrant sur sa poitrine loreiller en plumes.
Le mari et sa femme étaient entrés dans un sommeil profond. À lextérieur, le vent sembla se calmer dun coup, un silence absolu sabattit sur la maison et un léger frémissement parcourut lair, comme si un ange traversait la chambre.
Ludovica ouvrit les yeux. Elle manquait dair. Elle tendit le bras vers la cruche deau mais son bras ne lui obéissait plus, secoué par un tremblement violent et incontrôlable. Quelque chose dinouï arriva alors. Tout son corps son corps si blanc et si délicat de comtesse commença à gonfler et à grossir de manière effroyable. La fine chemise de nuit se déchira à la poitrine et il lui sembla que sa peau-même était sur le point de se déchirer, poussée par une force inconnue qui loppressait de lintérieur.
Elle se leva péniblement, alluma une bougie, et faillit sévanouir : dans le miroir, limage qui la regardait avec des yeux remplis de terreur était celle dun homme grand et barbu, manifestement vigoureux, malgré ses cheveux décoiffés et son visage un peu livide.
Elle recula dun pas et, dun geste machinal de la main, elle heurta la tablette des parfums ; trois flacons tombèrent par terre. Le cristal se brisa et un parfum intense dhéliotrope mêlé de rose et de muguet emplit la pièce. Un nuage dense et enivrant. Il y avait de quoi perdre la tête.
Heureusement, Goffredo, lové dans sa propre tiédeur, ne saperçut de rien.
Maria Ludovica regarda autour delle. Que faire, maintenant ? Puis léternelle question pourquoi moi, pourquoi ceci, pourquoi maintenant ? lui traversa un instant lesprit. Tout le champ de forces mystérieuses qui avaient enveloppé le palais cette nuit-là sétait concentré sur sa tête innocente comme sur un paratonnerre.
Elle se dit quelle navait pas le choix et prit aussitôt la fuite. Elle sortit de sa chambre et se retrouva dans le couloir ; elle glissait le long des murs à petits pas légers ; le marbre était glacial sous ses chaussettes montantes ; elle ne portait rien dautre quun lambeau de soie qui laissait entrevoir une peau dorée et douce oui, douce comme celle dune grande dame. Elle prie le Seigneur et la sainte Vierge que personne ne se réveille. Elle se déplace avec précaution car tout autour delle pendent les décorations entrelacées de Noël, et il vaut mieux, vraiment, éviter de faire dautres bruits.
Tout doucement, elle descend le grand escalier et veut sortir en courant de ce palais qui ne peut plus la reconnaître ; fuir à travers champs, quitte à mourir de froid et à être retrouvée cadavre nu et inconnu à quelques mètres de la maison.
Cétait très étrange de marcher dans ces grands espaces silencieux, de traverser le hall dentrée désert dans un corps qui nétait pas le sien mais qui lui était déjà presque familier, ou simplement étranger par rapport à lancien. Elle se frotta le corps pour se réchauffer un peu, et elle se plut à trouver sous la paume de sa main ces beaux muscles tendus, qui ne lui avaient coûté ni exercices ni traitements pénibles. Etait-elle vraiment prête à se jeter dans le froid ? Ne pouvait-elle pas faire dabord un tour, quitte à risquer sa vie (Toi, qui es-tu ? Quas-tu fait à la comtesse ?) ? Elle pouvait du moins rester encore un peu à la maison, abritée par la pénombre. Voilà que le bureau de Vittorio séclaire. Elle voit de la lumière derrière la porte entrouverte à quelques mètres delle, se rapproche et regarde à lintérieur de la pièce, sans se faire remarquer.
Vittorio était arrivé à ce moment-là et saffairait avec détranges petits vases, posés un peu partout dans la pièce. Il y avait une grande agitation en cette nuit sainte.
Elle navait jamais vu le bureau de son beau-frère qui senfermait toujours à clé et ne laissait entrer personne, pas même pour le ménage. Elle sétonna de ses gestes inquiets, comme si manipuler ces flacons était risqué. Le comte portait une robe de chambre rouge, qui lui arrivait quasiment aux pieds. Il allait et venait, nerveux et circonspect ; il se dirigeait vers la fenêtre, regardait dehors dans la nuit noire, puis jetait un coup dil à sa montre et soupirait avec inquiétude.
Sur une petite table, bien enveloppé dans de la toile et attaché avec des cordes très solides, se trouvait un gros paquet que Vittorio effleurait légèrement, de temps à autre, presque avec terreur, comme sil voulait sassurer quil était bien là, quil navait pas bougé.
Les minutes passaient, puis les quarts dheure ; Ludovica avait des fourmillements, pourtant, elle ne se résignait pas à quitter les lieux.
Tout à coup, on entend frapper à la fenêtre. Vittorio se précipite pour ouvrir et trébuche sur sa robe de chambre.
Il ouvrit grand les fenêtres et en même temps que le vent froid, un homme sintroduisit dans la pièce, drapé dans un manteau noir à capuche. Ils sétreignirent et se mirent à chuchoter de façon rapide et nerveuse. Ludovica réussit à saisir des mots comme « tyrans », « paysans », et daprès le ton fiévreux de leur discours, il semblait que des événements extraordinaires étaient sur le point de survenir. Vittorio remit le paquet à son ami avec une infinie prudence, en insistant bien (gare ! il suffirait dune secousse ) puis il tira de sa poche une lourde bourse (des pièces de monnaie, assurément) et la lui remit. Ils se saluèrent en hâte. Lhomme à la capuche ressortit par la même fenêtre, aussi agile quun lézard et disparut dans lobscurité. Vittorio resta debout près de la vitre, pour suivre du regard cette personne qui fuyait. Il se frotta le visage avec les mains, toussa et resta là un instant, histoire de dissiper la peur. Mais les choses tournaient mal. Peut-être lhomme était-il passé trop près des chiens, cette fois ? peut-être avait-il marché sous le vent ? Il sétait fait repérer. Ils avaient dune façon ou dune autre flairé sa présence. Il y eut très vite un vacarme effroyable. Tout le chenil sétait réveillé.
Agitation feutrée, portes qui souvraient et se refermaient, bruits de pas précipités et lourds sous le porche et le long des couloirs, ils étaient en alerte, ils cherchaient tous le voleur.
Vittorio était pétrifié de terreur. Il pouvait fermer à clé et fuir à létage. Mais nétaient-ils pas capables de forcer la porte en pleine battue, surtout si les chiens rôdaient par là ? Il navait plus le temps de mettre en sécurité les alambics, les mixtures et les grenades. Il valait mieux ne pas bouger.
La comtesse suivait avec horreur toute ce remue-ménage. Où fuir ? Comment se travestir ?
Elle séloigna de la porte juste à temps : son beau-frère passa la tête. Il jeta un coup dil à gauche et à droite puis senferma à double tour. Ludovica, tapie contre le mur, entendait les pas se rapprocher. Elle aperçut une niche derrière le grand escalier, un abri caché des regards dont il fallait se contenter cétait sans aucun doute le plus proche. Dun bond, elle parvint à sa cachette. Deux gardiens passèrent tout près delle, munis de lampes ; ils cherchaient partout, éclairaient tous les recoins. Ludovica resta immobile dans lombre, et ils passèrent leur chemin. Ils frappèrent à la porte du bureau de Vittorio.
Qui est-ce ?
Gaspare et Adelmo, Monsieur le comte.
Que me voulez-vous à cette heure-ci ?
Nous avons entendu du bruit et les chiens aboient comme sils avaient vu le diable.
Laissez-les aboyer, cest leur travail.
Quelquun est peut-être entré par le jardin.
Il ny a que moi ici et je suis en train de travailler. Laissez-moi tranquille. Partez.
Sa voix tremblait de colère. Les deux hommes, qui le savaient un peu étrange, sexcusèrent et tournèrent les talons. Mais mieux vaut jeter encore un coup dil, peut-être derrière Lampo qui arrive tenu en laisse par Michele.
Ludovica faillit sévanouir.
Elle lève les yeux au ciel. Létage supérieur est silencieux, elle se dit : « Si seulement je pouvais arriver là-haut sans bruit, je disparaîtrais dans lobscurité, en attendant la fin de la battue ». Qui sait pourquoi, cette idée lui semble tout à fait raisonnable. Elle se hisse sur un coffre, saisit le bord de la balustrade et dun coup de reins sec, elle se retrouve à mi-hauteur du grand escalier, et contourne la partie éclairée. Ils ne lont pas vue. Elle monte aussi rapidement que possible les dernières marches sans faire de bruit. Elle a la gorge nouée par le froid et la peur, le pas incertain. Elle refait son parcours à reculons. Cette fois-ci, le Cardinal ne reçoit pas ; tout est tranquille, les minutes passent. En bas, les trois gardiens sapprêtent à retourner se coucher. Mais avant, mieux vaut également jeter un coup dil à létage.
Cette fois-ci, Ludovica était vraiment perdue. Le couloir noffrait aucun refuge, à part les rares statues, que les gardiens éclairaient avec le plus grand soin : un dernier contrôle, puis on arrête.
Elle regarda autour delle. La seule porte entrouverte où elle pouvait sintroduire était celle de sa chambre.
Son hésitation ne dura quun court instant : avant même de réfléchir à ce qui lattendait, elle se faufila dans la chambre et referma la porte derrière elle.
La première chose qui frappa ses sens fut ce parfum mélangé, ces trois arômes qui sétaient alors fondus les uns dans les autres. Epuisé par le voyage, ou peut-être étourdi par latmosphère de cette nuit étrange, le comte, son mari, continuait à dormir. Ludovica se demanda quelle heure il pouvait bien être. Assurément, laube était encore lointaine. La maison était de nouveau plongée dans un silence profond, et même les bruits de la tempête arrivaient de façon plus atténuée, comme sils ne pouvaient plus traverser les murs de cette pièce tranquille. On entendait seulement la respiration du dormeur, lente et légère. Elle se rapprocha du lit. La tête blonde, posée sur loreiller, scintillait dans lobscurité. Une chaleur diffuse entourait ce corps abandonné. Quelque chose en elle se mit à défaillir. Tout son corps tremblait, son cur battait la chamade. Ce nétait pas seulement le froid ou la peur, cétait un instinct nouveau qui lui venait. Elle tenta de dominer son émotion et de ne plus regarder Goffredo de cette façon. Mais que lui arrivait-il encore ?
Elle eut envie de le toucher, de se faufiler près de lui dans les draps et de le serrer très fort contre sa poitrine, de toute la force de ses nouveaux bras.
Chose étrange, à bien y réfléchir. Jamais, au cours des trois années passées avec cet homme, elle navait connu le désir, la passion qui lagitait maintenant. Et que pouvait-elle bien faire, arrangée de la sorte ? Se rapprocher un peu plus et sasseoir sur le lit, peut-être, tout doucement. De toutes façons, il ne se réveille pas. Au moins essayer dintroduire une main sous sa poitrine, pour se réchauffer un peu, et sentir sa peau à travers sa chemise délicate. Ce contact éteignit sa dernière lueur de raison. Maintenant cétait son corps qui commandait et la dirigeait à sa perte. Elle souleva les couvertures dun geste brusque ; puis elle commença à relever tout doucement la chemise de nuit de son mari. Elle lembrassa sur la nuque, longuement.
Goffredo se réveilla. Il se retourna sur le dos et vit au-dessus de lui ce visage brun étincelant de joie. Convaincu sans doute dêtre encore en plein rêve, il ne fut pas surpris et lui tendit ses bras, comme sil sagissait dune personne longuement attendue. Il remua à peine les lèvres pour parler, mais seul un soupir de plaisir en sortit. Puis il referma les yeux, baissa la tête et se laissa aller sous les mains de Ludovica.
Le lendemain matin, latmosphère était claire et lumineuse. Il ne restait plus aucune trace de la tempête de la veille. Le soleil hivernal brillait sur la campagne gelée et sur les arbres blancs, entièrement recouverts de givre. Cétait un dimanche particulièrement tranquille ; les cloches du village voisin sonnaient lappel à la messe et quiconque nétait pas parti à la guerre mettait alors le nez dehors et se réconciliait paresseusement avec le paysage, le ciel et la nature.
Ludovica se réveilla dans son lit. Encore un peu étourdie et rêveuse, elle sétira entre les draps et sentit sous ses doigts la chemise de nuit à moitié déchirée et son sein doux et menu. Elle se regarda avec stupeur. Son corps blanc, mince et fatigué de toujours, était revenu. La chambre tout entière était encore immergée dans le parfum déversé la nuit précédente et, par terre, les bouts de verre luisaient encore. En faisant attention où elle mettait les pieds, elle alla ouvrir la fenêtre et respira profondément, en essayant de séclaircir un peu la tête. La lumière froide réveilla Goffredo. Ils se regardèrent sans comprendre, sans oser poser aucune question. Leurs yeux, daprès Ludovica, se sourirent pendant un instant. Ils ne dirent rien.
Au petit déjeuner, Virginia raconta que durant la nuit les gardiens avaient cru entendre une présence étrangère dans la maison, et que les chiens avaient fait un véritable raffut. « Curieux, ajouta-t-elle, que ces sales bêtes endiablées naient réveillé aucun dentre vous. » Ludovica et Vittorio baissèrent les yeux, rouges comme des pivoines.
Goffredo repartit le matin même. Sa femme le regarda séloigner, le cur serré de douleur. Quelque temps après, arriva la nouvelle quil était tombé lors de la dernière bataille sous la forteresse de Gaeta.
Cest ainsi que sacheva lhistoire de la famille Landriani, qui, faute dhéritiers, déclina à laube du vingtième siècle. Cest Vittorio, évidemment, qui vécut le plus longtemps. Toutes les graines semées lors de cette fameuse nuit pleine de mystère, se desséchèrent peu après : un miracle, au fond, cest comme une plaisanterie, si on le compare au pouvoir de la norme.
Vittorio et les siens sactivèrent encore un peu, mais peut-être étaient-ils peu nombreux, ou peut-être ne connaissaient-ils pas suffisamment les masses ? peut-être nétait-ce pas le bon moment ? Toujours est-il quils nobtinrent pas grand chose. On fit sauter deux voitures, une statue du Souverain à cheval, quelques stalles déglise et les cuisines de la caserne Carlo Alberto à Asti. Pour ne pas encourager lanarchie, les journaux passèrent ces actes sous silence. Les gens en parlèrent ici et là dans la région et quelques notables, dans le doute, firent armer leurs domestiques et les entraînèrent à tirer au fusil. Progressivement, les explosions se firent plus rares, elles prirent un rythme lent, régulier et perdirent limpact des premiers jours ; à la fin, on eut la conviction quelles étaient liées à des phénomènes naturels. Et de fait, on nen trouve aucune trace dans les livres scolaires.
De son côté, la pauvre comtesse demeura ébahie, étourdie par le souvenir de la chair, par la chaleur du corps de son mari dont elle narrivait pas à se délier. Elle errait, légère et absente, à travers les chambres endeuillées du palais et on la vit plus dune fois se promener la nuit tel un fantôme dans la maison et dans le parc, enveloppée dun simple châle.
Avec le temps, cependant, lagitation des sens commença à décroître. Peu à peu, au décours monotone des mois, elle se fit moins tenace, elle se mêla aux voix et à ce qui faisait sa vie de châtelaine tranquille. La comtesse recommença à fréquenter les gens, à rencontrer tous ceux qui lui offraient des paroles de réconfort ; elle reprit ses visites aux châteaux voisins et participa aux conversations des dames.
Et quand elle eut loccasion de repenser à cette fameuse nuit, avec lesprit plus clair, elle ne parvint plus à donner forme à son histoire, si bien que cette aventure ne lui sembla bientôt plus quune illusion, un simple caprice de limagination. Celle-ci sestompa progressivement de sa mémoire et se fit vague, abstraite, floue. Jusquà ce quelle finisse par sévanouir complètement.
Elle sera également lune des invitées des Ves Rencontres Internationales de lOrdinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire].
Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou www.passant ordinaire.com/rio/
programme2004.asp.
Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou www.passant ordinaire.com/rio/
programme2004.asp.
Paola Balzarro