Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
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Super 8
LE PÈRE AIMAIT BEAUCOUP LES FEMMES
Le père était couard aussi.
Le père alors lhomme avait dit à la mère alors la femme
Nous nous fiancerons à la rentrée des grandes vacances.
La femme fut heureuse. Elle passa tout lété heureuse.
Un soir dété dans les rues de Saint-Tropez, de ce même été où la femme était alors heureuse, elle vit lhomme embrasser une autre femme.
La femme dit à lhomme.
Je ne veux plus te revoir.
La femme ne le revit plus.
Pendant trois mois elle sortit à nouveau. Les hommes étaient heureux daccompagner cette femme qui ne souhaitait rien dautre que marcher aux bras de nouveaux hommes.
La femme lavait presque oublié le père qui était alors lhomme.
Un soir lhomme sonna chez elle qui était aussi chez ses parents.
Lhomme lui dit.
Prends tes affaires je tépouse.
Ce fut une affaire rondement menée.
Laffaire devait être entendue sans sattarder sur des jai lhonneur de vous
ou des voudrais-tu m ?
Limpératif du prends tes affaires plus lindicatif présent du je tépouse.
Une ode admirable sans accompagnement musical, brève mais efficace, présentant
cet avantage pour lhomme qui était maintenant presque père de nadmettre
aucune objection.
Ainsi la vie de la mère serait toujours dans lombre de limpératif et de lindicatif présent.
Lhomme presque père ne lui a pas laissé beaucoup de temps pour sémouvoir.
Dans la voiture qui les ramena ce soir-là chez lui, le regard fixe accroché au devant
de la route, il lui dit quelle avait intérêt à vite tomber enceinte.
Ainsi lenfant justifierait pour toujours lacte dénaturé dun mariage qui opposait deux familles dorigines sociales divergentes.
Il faut comprendre
Le père était dune moralité admirable, cétait un bourgeois.
La mère était danseuse, cétait une fille de mauvaise vie.
Comme elle était docile la mère fut enceinte à son mariage.
Lenfant ne vécut pas.
La mère fit une fausse couche.
Mais laffaire était conclue.
Depuis ni le père ni la mère ne regardent en arrière.
De tout cela il nexiste aucune image.
Le père a tout jeté davant.
Le père a ce pouvoir doublier les passés encombrants.
LE PERE AVAIT TOUJOURS SU QUE SON REGARD FERAIT DU CORPS
DUNE SEULE FEMME LHÉROÏNE DE SON OBSSESSION ICONOGRAPHIQUE
Pas fou, la femme qui peuplerait ses images pour les années à venir, le père lavait choisie aguichante, jambes levées à loblique, bras évanescents, visage altier. Le père lavait choisie dans les tirs croisés de milliers dautres regards empampillés Opéra balletomane. Au moins, le père était sûr que ces milliers dautres mâles fomenteraient secrets complots pour détourner labandon jambes bras visage de C.
C fidèle ferait de S le roi dun royaume de jambes, de bras et de visages démultipliés par laccumulation des images.
Le père régnait.
Le père était le roi de son royaume.
Pour C qui faisait commerce-objet de son corps son destin cétait soit mariage profitable, soit le devenir-héroïne, soit la dégringolade des jours.
C mariage profitable.
Après il faut se multiplier.
Les enfants arrivent.
Les deux par le siège.
Accouchements douloureux.
Le père à la naissance de la deuxième, cest encore une fille ?
De toute façon C glisse. Elle glisse sur la douleur, sur les humiliations, sur létreinte obligée, sur largument imparable de S : je tentretiens tu pourrais au moins.
Le père régnait.
Le père était le roi de son royaume.
La mère rognait son os.
Ainsi se font les destins.
Saint-tropez/France/1971
LES PLAGES SONT PLEINES DE MONDE
On ne distingue aucun corps dans cette foule.
S sy sent bien.
Anonyme dans cette histoire qui est la sienne.
S PARCOURT À 180° LÉTENDUE DE LA CAMPAGNE
Le regard glisse sur la campagne et ne pénètre rien. Tous les sens rassemblés dans
le cadre tombent dans cette perte de lespace.
Il faudrait que dun côté, S saisisse le plaisir étalé sur tout ce qui se présente à son regard et de lautre quil filme pour le conserver. Ainsi S ouvrirait un espace singulier, un espace capté comme sil sagissait dun lieu où tout peut recommencer.
Au lieu de cela, le regard de S glisse sur les corps des femmes aux seins nus : une jeune femme blonde immobile aux pieds des vagues et plus tard appuyée contre une rambarde ; une brune, voluptueuse, les cheveux relevés en chignon, accroupie dans leau ; une autre femme blonde, allongée sur le sable, les chairs dégorgeant sur les côtés gauche et droit de son corps.
La singularité passe à présent par lanonymat des corps.
Lanonymat : un gynécée de mille femmes où la vision de S sincarne.
Figures interchangeables du désir de S se substituant à C affairée à son corps de mère, dans ses gestes de mère.
S capte les premiers seins nus sur la plage de toute lhistoire occidentale des femmes sur la plage.
Saint-Tropez : microcosme des femmes offertes à la libération des corps et à la caméra de S.
S semble parfois sêtre endormi. Son regard veille comme un bruit de sommeil jeté sur le sable. Une éternelle fois il se lève, marche, fend la foule plantée au milieu de cet été qui lobsède. Dans loreille de S résonne le bruit dun ailleurs, proche ou lointain, peu importe.
Il pense parfois à la nuit. Dehors il ny a pas de vent. Les choses de la nuit sont
immobiles comme une avancée deau dans la lumière. Sa main prend le sein de C. Tout recommence. Bien sûr cela finira pareil. Mais il faut bien commencer pour finir plutôt que de vivre éternellement sa fin. Petit homme pris par la chair, seulement par la chair. Sa main sélève, médite son écart, son ignorance, et brûle retirée dans le désert du corps de C.
À SAINT-TROPEZ, CEST UN DÉLIRE
OÙ LES SENS SINCARNENT DANS LA COULEUR
Sur la plage S observe les corps agencés comme des figures géométriques.
Plusieurs fois S sabandonne.
Plusieurs fois S revient vers le corps de son enfant qui rampe, court, tombe.
S observe ce que lenfant est pour la femme et le mouvement des gestes de la femme pour lenfant.
Bien que cela soit nouveau pour lui, S est visuellement capté.
Mais il ne comprend rien à cette histoire.
Alors S cherche : la plage est un désert de sable fin. La mer, il la voit sans fin. La foule, un regard sur tous les autres corps.
Il cherche le rassemblement, la matière qui offre des champs de vision inconnus.
Il tente de donner du poids à sa main absente et à son regard vacant.
Dans linutilité de se souvenir.
Dans lécriture en hâte stockée sur la bande.
Il cherche à ce quune note brusquement sintensifie et se révèle sans détour à son regard. Il insiste sur cette quête, jusquà tuer la note, objet de sa recherche.
Toujours il revient vers lenfant et la mère.
Parfois un morceau de corps de la grand-mère : la grand-mère se sait indésirable pour limage. Toujours elle se précipite pour sortir du cadre dès quelle voit la caméra braquée sur elle. Elle lâche lenfant quelle tenait par les mains et elle se précipite vers lextérieur. Quand elle ne peut pas abandonner lenfant, le père ne filme quune partie de son corps, en général la plus inexpressive, ses jambes par exemple.
Tout ce qui est visible évolue dans un espace et un temps incertains. Seul apparaît
ce qui semble demeurer contre les éléments en mutation ; ce lien entre la singularité des corps et leffacement dans lanonymat.
DEUX TENTATIVES DE DISPARITION DE S
Première tentative de disparition de S : S rêvait quil sen allait. Il mettait grand-père, grand-mère, mère et fille dans la voiture et il les filmait partant vers la plage. Chaque fois S espérait quaprès la disparition de la voiture au détour du virage la voiture
ne reviendrait plus. Alors il filmait limmobilité de la route, le silence sans le corps
familial et il ne bougeait plus. Cela durait longtemps. Il ny avait plus rien dautre
que la route qui disparaît et avec elle le souvenir de la famille.
Deuxième tentative de disparition de S : S est au volant de la voiture avec O à ses côtés. Cest la mère qui filme. S est hilare au volant. Sa fille aussi. La voiture démarre. Une main sort de la voiture en signe dau revoir.
FIN
Au bout du virage limage se coupe nette.
Pas de plan attaché à la disparition.
La conscience du père dans limage sarrête nette.
THE END
Le père a disparu.
La rupture de limage laisse entrevoir ce quaurait pu être la vie de S soudain délivrée : le père sur orbite, projeté pour toujours dans la circulation des routes.
Limage qui succède à sa mise en orbite est violente : la famille recomposée à nouveau autour dune énième table de déjeuner.
Cruauté du montage.
Haraucourt/Ardennes/1971
LE JEUNE PÈRE SUIT LE MODÈLE DE LÉTERNEL FEMININ
SANS SOUCI DES ORGANES DE LA MÈRE
Sans organe : la chute de lenfant du bassin de la mère vers lextérieur.
Jusqualors le père était dans la pénétration de limage. À lui ladoration des icônes féminines.
Le père répétait indéfiniment le geste de se saisir et de se repaître des contours
féminins.
Le père était dévot.
Cest ainsi quil contribuait aux gestes de limage.
Le père se situait juste au niveau des courbes féminines.
Jusqualors la mère pensait quelle était une rédemptrice, et dans loptique paternelle, la seule et lunique. Quen elle le père pouvait aspirer aux plus hautes jouissances car toutes les jouissances de S trouveraient écho dans limage sacrée de C.
La mère avait ce pouvoir-là.
Longtemps la mère avait abondamment nourri les images du père sans jamais lui dire pourquoi. Pour la mère cétait une évidence.
Le père ne lui pardonnera jamais cette insouciance.
Il aurait voulu quelle lui explique ce féminin qui soffrait à limage.
Cétait leur seule chance à tous les deux.
La chose fut irréparable.
Au lieu de cette dévotion à limage, de cette bondieuserie qui engraisse, la mère aurait dû lui raconter ses organes. Saisir le père à pleines mains et lamener tout entier aux grognements des viscères, aux bousculades hormonales, à la circulation du sang,
à lenfant se frayant un chemin.
La mère le sait.
Elle ne peut que sen prendre à elle-même.
Le père alors fuit lignorance quil a des organes de la mère. Il ne connaît pas ce langage. Le père se situe juste au niveau des courbes féminines. Ce qui lui reste de la femme simpose dans ces mots : faire un enfant jolie frimousse et joli corps.
Ou bien préférer le langage enchanteur. Préférer lorgane là où limaginaire sactive, dégraissé de la fusion maternelle.
LA MÈRE VEUT ENCORE SE SOUMETTRE
La mère lui dit.
Je ne suis pas la mère, je suis la femme. Celle qui parcourt tes jours et tes nuits. Lenfant se fait dans mes gestes, dans la sauvegarde, tu sais, la sauvegarde des gestes doù surgit le temps. Cest une question où saccordent les gestes au temps, au lieu qui nous ramène à lenvergure dune naissance. Cest là, juste avant que la mort nous frappe. Que sais-tu de cela toi le corps qui ne meurt jamais ? Des gestes, donnés seulement maintenant, mais ce soir ou plus tard encore, ma chaleur, les courbes de ma chair que je toffrirai, et là, tu verras comme je sais me soumettre. Plus un geste, plus un temps, plus un lieu où lespoir ne sabandonne. La vacuité des sexes. Sexe pour sexe, contre sexe, dans, sur sexe. Ni avant ni après. Ton pouvoir immense. Tu le sais celui-là, tu le connais celui-là. Va, tu me las enseigné.
Lhomme est cruel, la femme est cruelle. Jamais au même moment. La cruauté de la mère est réversible. Pas celle du père.
Le père se souvient quil sétait fait avoir au paradis des hommes. Il avait laissé faire la femme jusqualors. Elle lui rendait tout en bien. Sa beauté, sa douceur, sa peau. Elle lui donnait tout ce dont lhomme avait besoin. Le père avait découvert la limite. La femme était devenue un fardeau. Le prix à payer pour purger ses erreurs. Une futilité qui ne lui avait rien valu de mieux que la redite du quotidien.
La mère lui dit :
Tu mas pris encore mes douceurs cette nuit. Tes accusations macabres, ton indifférence à mes ouvertures. Les chemins que je touvre tu les saccages les uns après les autres. Un regard retranché de tes yeux, un geste soustrait de ton corps, plus rien ne demeure, plus rien ne thabite de toi vers moi. Ce langage en puissance le puises-tu dans ta voix ? Est-il ce reste de désir encore vacant, poussé par la disjonction de nos corps ? Nos dénuements font la part belle à ces regards de bête et de chasseur. Je suis partie en fumée puisque tu mas soufflé dessus. Aussi simple et fragile que de la neige sur tes vêtements. Ce regard malencontreux. Mon dieu, quest-ce que je fais entre tes murs ? Quelle distance me laisses-tu ? Dans nos traversées nous ne nous conjuguons pas. Tout juste un support lun pour lautre. Jamais plus ni toi ni moi nous nous
laisserons nous approcher. Jamais plus nous ne laisserons le futur saper notre belle intégrité. Je meurs un peu plus dans tes bras. Cest ça qui te donne de la distance ?
Les certitudes se barrent sitôt quelles saccomplissent. Jai fait la belle, je te laccorde, et il y a encore de beaux restes. Cest du blanc qui momentanément me traverse quand je suis dans tes bras. Du blanc qui porte atteinte à ma voix. Tu ne mécoutes plus pauvre fou, et tu ne me vois plus non plus ? Le support Ha ! oui. Voici mon bras, ma cuisse, mes seins, ma main. Voici mes pieds, mon front, mon ventre, mon sexe. Prends-les, accepte-les ! Cest bien de mon corps que nous repartirons toujours ? Si javance vers toi tu me perces de partout. Ça fait mal. Et tu me laisses ainsi chancelante sur une terre dévastée. Jai encore mes yeux quand je ne vois rien, encore mon sourire quand plus rien ne me traverse, et ma beauté quand pas un mot de toi ne se pose sur mon corps. Jai mon chemin qui circule par lintérieur. Un souffle de voix cest encore un souffle tout court. Je connais le secret. Fermons les yeux et devenons silencieux. Cest la ritournelle des images perdues dans le fond du miroir. Nous nous épuisons dans lécoulement du temps. Une perte et cest tout. Nous sommes ces morceaux de corps repris par ceux des enfants. Nous leur donnons ce que nous perdons. Laisse le silence suivre sa trace. Laisse le langage se soustraire des mots et accoucher du silence des enfants.
Le père était couard aussi.
Le père alors lhomme avait dit à la mère alors la femme
Nous nous fiancerons à la rentrée des grandes vacances.
La femme fut heureuse. Elle passa tout lété heureuse.
Un soir dété dans les rues de Saint-Tropez, de ce même été où la femme était alors heureuse, elle vit lhomme embrasser une autre femme.
La femme dit à lhomme.
Je ne veux plus te revoir.
La femme ne le revit plus.
Pendant trois mois elle sortit à nouveau. Les hommes étaient heureux daccompagner cette femme qui ne souhaitait rien dautre que marcher aux bras de nouveaux hommes.
La femme lavait presque oublié le père qui était alors lhomme.
Un soir lhomme sonna chez elle qui était aussi chez ses parents.
Lhomme lui dit.
Prends tes affaires je tépouse.
Ce fut une affaire rondement menée.
Laffaire devait être entendue sans sattarder sur des jai lhonneur de vous
ou des voudrais-tu m ?
Limpératif du prends tes affaires plus lindicatif présent du je tépouse.
Une ode admirable sans accompagnement musical, brève mais efficace, présentant
cet avantage pour lhomme qui était maintenant presque père de nadmettre
aucune objection.
Ainsi la vie de la mère serait toujours dans lombre de limpératif et de lindicatif présent.
Lhomme presque père ne lui a pas laissé beaucoup de temps pour sémouvoir.
Dans la voiture qui les ramena ce soir-là chez lui, le regard fixe accroché au devant
de la route, il lui dit quelle avait intérêt à vite tomber enceinte.
Ainsi lenfant justifierait pour toujours lacte dénaturé dun mariage qui opposait deux familles dorigines sociales divergentes.
Il faut comprendre
Le père était dune moralité admirable, cétait un bourgeois.
La mère était danseuse, cétait une fille de mauvaise vie.
Comme elle était docile la mère fut enceinte à son mariage.
Lenfant ne vécut pas.
La mère fit une fausse couche.
Mais laffaire était conclue.
Depuis ni le père ni la mère ne regardent en arrière.
De tout cela il nexiste aucune image.
Le père a tout jeté davant.
Le père a ce pouvoir doublier les passés encombrants.
LE PERE AVAIT TOUJOURS SU QUE SON REGARD FERAIT DU CORPS
DUNE SEULE FEMME LHÉROÏNE DE SON OBSSESSION ICONOGRAPHIQUE
Pas fou, la femme qui peuplerait ses images pour les années à venir, le père lavait choisie aguichante, jambes levées à loblique, bras évanescents, visage altier. Le père lavait choisie dans les tirs croisés de milliers dautres regards empampillés Opéra balletomane. Au moins, le père était sûr que ces milliers dautres mâles fomenteraient secrets complots pour détourner labandon jambes bras visage de C.
C fidèle ferait de S le roi dun royaume de jambes, de bras et de visages démultipliés par laccumulation des images.
Le père régnait.
Le père était le roi de son royaume.
Pour C qui faisait commerce-objet de son corps son destin cétait soit mariage profitable, soit le devenir-héroïne, soit la dégringolade des jours.
C mariage profitable.
Après il faut se multiplier.
Les enfants arrivent.
Les deux par le siège.
Accouchements douloureux.
Le père à la naissance de la deuxième, cest encore une fille ?
De toute façon C glisse. Elle glisse sur la douleur, sur les humiliations, sur létreinte obligée, sur largument imparable de S : je tentretiens tu pourrais au moins.
Le père régnait.
Le père était le roi de son royaume.
La mère rognait son os.
Ainsi se font les destins.
Saint-tropez/France/1971
LES PLAGES SONT PLEINES DE MONDE
On ne distingue aucun corps dans cette foule.
S sy sent bien.
Anonyme dans cette histoire qui est la sienne.
S PARCOURT À 180° LÉTENDUE DE LA CAMPAGNE
Le regard glisse sur la campagne et ne pénètre rien. Tous les sens rassemblés dans
le cadre tombent dans cette perte de lespace.
Il faudrait que dun côté, S saisisse le plaisir étalé sur tout ce qui se présente à son regard et de lautre quil filme pour le conserver. Ainsi S ouvrirait un espace singulier, un espace capté comme sil sagissait dun lieu où tout peut recommencer.
Au lieu de cela, le regard de S glisse sur les corps des femmes aux seins nus : une jeune femme blonde immobile aux pieds des vagues et plus tard appuyée contre une rambarde ; une brune, voluptueuse, les cheveux relevés en chignon, accroupie dans leau ; une autre femme blonde, allongée sur le sable, les chairs dégorgeant sur les côtés gauche et droit de son corps.
La singularité passe à présent par lanonymat des corps.
Lanonymat : un gynécée de mille femmes où la vision de S sincarne.
Figures interchangeables du désir de S se substituant à C affairée à son corps de mère, dans ses gestes de mère.
S capte les premiers seins nus sur la plage de toute lhistoire occidentale des femmes sur la plage.
Saint-Tropez : microcosme des femmes offertes à la libération des corps et à la caméra de S.
S semble parfois sêtre endormi. Son regard veille comme un bruit de sommeil jeté sur le sable. Une éternelle fois il se lève, marche, fend la foule plantée au milieu de cet été qui lobsède. Dans loreille de S résonne le bruit dun ailleurs, proche ou lointain, peu importe.
Il pense parfois à la nuit. Dehors il ny a pas de vent. Les choses de la nuit sont
immobiles comme une avancée deau dans la lumière. Sa main prend le sein de C. Tout recommence. Bien sûr cela finira pareil. Mais il faut bien commencer pour finir plutôt que de vivre éternellement sa fin. Petit homme pris par la chair, seulement par la chair. Sa main sélève, médite son écart, son ignorance, et brûle retirée dans le désert du corps de C.
À SAINT-TROPEZ, CEST UN DÉLIRE
OÙ LES SENS SINCARNENT DANS LA COULEUR
Sur la plage S observe les corps agencés comme des figures géométriques.
Plusieurs fois S sabandonne.
Plusieurs fois S revient vers le corps de son enfant qui rampe, court, tombe.
S observe ce que lenfant est pour la femme et le mouvement des gestes de la femme pour lenfant.
Bien que cela soit nouveau pour lui, S est visuellement capté.
Mais il ne comprend rien à cette histoire.
Alors S cherche : la plage est un désert de sable fin. La mer, il la voit sans fin. La foule, un regard sur tous les autres corps.
Il cherche le rassemblement, la matière qui offre des champs de vision inconnus.
Il tente de donner du poids à sa main absente et à son regard vacant.
Dans linutilité de se souvenir.
Dans lécriture en hâte stockée sur la bande.
Il cherche à ce quune note brusquement sintensifie et se révèle sans détour à son regard. Il insiste sur cette quête, jusquà tuer la note, objet de sa recherche.
Toujours il revient vers lenfant et la mère.
Parfois un morceau de corps de la grand-mère : la grand-mère se sait indésirable pour limage. Toujours elle se précipite pour sortir du cadre dès quelle voit la caméra braquée sur elle. Elle lâche lenfant quelle tenait par les mains et elle se précipite vers lextérieur. Quand elle ne peut pas abandonner lenfant, le père ne filme quune partie de son corps, en général la plus inexpressive, ses jambes par exemple.
Tout ce qui est visible évolue dans un espace et un temps incertains. Seul apparaît
ce qui semble demeurer contre les éléments en mutation ; ce lien entre la singularité des corps et leffacement dans lanonymat.
DEUX TENTATIVES DE DISPARITION DE S
Première tentative de disparition de S : S rêvait quil sen allait. Il mettait grand-père, grand-mère, mère et fille dans la voiture et il les filmait partant vers la plage. Chaque fois S espérait quaprès la disparition de la voiture au détour du virage la voiture
ne reviendrait plus. Alors il filmait limmobilité de la route, le silence sans le corps
familial et il ne bougeait plus. Cela durait longtemps. Il ny avait plus rien dautre
que la route qui disparaît et avec elle le souvenir de la famille.
Deuxième tentative de disparition de S : S est au volant de la voiture avec O à ses côtés. Cest la mère qui filme. S est hilare au volant. Sa fille aussi. La voiture démarre. Une main sort de la voiture en signe dau revoir.
FIN
Au bout du virage limage se coupe nette.
Pas de plan attaché à la disparition.
La conscience du père dans limage sarrête nette.
THE END
Le père a disparu.
La rupture de limage laisse entrevoir ce quaurait pu être la vie de S soudain délivrée : le père sur orbite, projeté pour toujours dans la circulation des routes.
Limage qui succède à sa mise en orbite est violente : la famille recomposée à nouveau autour dune énième table de déjeuner.
Cruauté du montage.
Haraucourt/Ardennes/1971
LE JEUNE PÈRE SUIT LE MODÈLE DE LÉTERNEL FEMININ
SANS SOUCI DES ORGANES DE LA MÈRE
Sans organe : la chute de lenfant du bassin de la mère vers lextérieur.
Jusqualors le père était dans la pénétration de limage. À lui ladoration des icônes féminines.
Le père répétait indéfiniment le geste de se saisir et de se repaître des contours
féminins.
Le père était dévot.
Cest ainsi quil contribuait aux gestes de limage.
Le père se situait juste au niveau des courbes féminines.
Jusqualors la mère pensait quelle était une rédemptrice, et dans loptique paternelle, la seule et lunique. Quen elle le père pouvait aspirer aux plus hautes jouissances car toutes les jouissances de S trouveraient écho dans limage sacrée de C.
La mère avait ce pouvoir-là.
Longtemps la mère avait abondamment nourri les images du père sans jamais lui dire pourquoi. Pour la mère cétait une évidence.
Le père ne lui pardonnera jamais cette insouciance.
Il aurait voulu quelle lui explique ce féminin qui soffrait à limage.
Cétait leur seule chance à tous les deux.
La chose fut irréparable.
Au lieu de cette dévotion à limage, de cette bondieuserie qui engraisse, la mère aurait dû lui raconter ses organes. Saisir le père à pleines mains et lamener tout entier aux grognements des viscères, aux bousculades hormonales, à la circulation du sang,
à lenfant se frayant un chemin.
La mère le sait.
Elle ne peut que sen prendre à elle-même.
Le père alors fuit lignorance quil a des organes de la mère. Il ne connaît pas ce langage. Le père se situe juste au niveau des courbes féminines. Ce qui lui reste de la femme simpose dans ces mots : faire un enfant jolie frimousse et joli corps.
Ou bien préférer le langage enchanteur. Préférer lorgane là où limaginaire sactive, dégraissé de la fusion maternelle.
LA MÈRE VEUT ENCORE SE SOUMETTRE
La mère lui dit.
Je ne suis pas la mère, je suis la femme. Celle qui parcourt tes jours et tes nuits. Lenfant se fait dans mes gestes, dans la sauvegarde, tu sais, la sauvegarde des gestes doù surgit le temps. Cest une question où saccordent les gestes au temps, au lieu qui nous ramène à lenvergure dune naissance. Cest là, juste avant que la mort nous frappe. Que sais-tu de cela toi le corps qui ne meurt jamais ? Des gestes, donnés seulement maintenant, mais ce soir ou plus tard encore, ma chaleur, les courbes de ma chair que je toffrirai, et là, tu verras comme je sais me soumettre. Plus un geste, plus un temps, plus un lieu où lespoir ne sabandonne. La vacuité des sexes. Sexe pour sexe, contre sexe, dans, sur sexe. Ni avant ni après. Ton pouvoir immense. Tu le sais celui-là, tu le connais celui-là. Va, tu me las enseigné.
Lhomme est cruel, la femme est cruelle. Jamais au même moment. La cruauté de la mère est réversible. Pas celle du père.
Le père se souvient quil sétait fait avoir au paradis des hommes. Il avait laissé faire la femme jusqualors. Elle lui rendait tout en bien. Sa beauté, sa douceur, sa peau. Elle lui donnait tout ce dont lhomme avait besoin. Le père avait découvert la limite. La femme était devenue un fardeau. Le prix à payer pour purger ses erreurs. Une futilité qui ne lui avait rien valu de mieux que la redite du quotidien.
La mère lui dit :
Tu mas pris encore mes douceurs cette nuit. Tes accusations macabres, ton indifférence à mes ouvertures. Les chemins que je touvre tu les saccages les uns après les autres. Un regard retranché de tes yeux, un geste soustrait de ton corps, plus rien ne demeure, plus rien ne thabite de toi vers moi. Ce langage en puissance le puises-tu dans ta voix ? Est-il ce reste de désir encore vacant, poussé par la disjonction de nos corps ? Nos dénuements font la part belle à ces regards de bête et de chasseur. Je suis partie en fumée puisque tu mas soufflé dessus. Aussi simple et fragile que de la neige sur tes vêtements. Ce regard malencontreux. Mon dieu, quest-ce que je fais entre tes murs ? Quelle distance me laisses-tu ? Dans nos traversées nous ne nous conjuguons pas. Tout juste un support lun pour lautre. Jamais plus ni toi ni moi nous nous
laisserons nous approcher. Jamais plus nous ne laisserons le futur saper notre belle intégrité. Je meurs un peu plus dans tes bras. Cest ça qui te donne de la distance ?
Les certitudes se barrent sitôt quelles saccomplissent. Jai fait la belle, je te laccorde, et il y a encore de beaux restes. Cest du blanc qui momentanément me traverse quand je suis dans tes bras. Du blanc qui porte atteinte à ma voix. Tu ne mécoutes plus pauvre fou, et tu ne me vois plus non plus ? Le support Ha ! oui. Voici mon bras, ma cuisse, mes seins, ma main. Voici mes pieds, mon front, mon ventre, mon sexe. Prends-les, accepte-les ! Cest bien de mon corps que nous repartirons toujours ? Si javance vers toi tu me perces de partout. Ça fait mal. Et tu me laisses ainsi chancelante sur une terre dévastée. Jai encore mes yeux quand je ne vois rien, encore mon sourire quand plus rien ne me traverse, et ma beauté quand pas un mot de toi ne se pose sur mon corps. Jai mon chemin qui circule par lintérieur. Un souffle de voix cest encore un souffle tout court. Je connais le secret. Fermons les yeux et devenons silencieux. Cest la ritournelle des images perdues dans le fond du miroir. Nous nous épuisons dans lécoulement du temps. Une perte et cest tout. Nous sommes ces morceaux de corps repris par ceux des enfants. Nous leur donnons ce que nous perdons. Laisse le silence suivre sa trace. Laisse le langage se soustraire des mots et accoucher du silence des enfants.
Critique dart, Alexandra Baudelotest lauteur dun ouvrage non publié, Super 8, dont sont extraits les textes
ci-dessus. N.D.L.R.
ci-dessus. N.D.L.R.