Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
par Geneviève Azam
Imprimer l'articleLa séparation féminin masculin et limaginaire dune expansion illimitée
Les représentations du féminin et du masculin dans la tradition occidentale oscillent entre une conception faisant une large part à la pluralité, à la part possible de lun dans lautre, voire à landrogyne et au travesti, et une conception fondée sur une démarcation nette entre le masculin et le féminin.
Nous voudrions montrer comment la construction et la rationalisation dune séparation naturalisée du masculin et du féminin, à partir du XIXe siècle, saccordent avec la fiction de la séparation de la sphère économique par rapport à la sphère sociale et politique, et avec la domination de cette part de lactivité humaine.
Autonomisation de léconomique et séparation du masculin et du féminin
Avec lavènement de la modernité, et surtout au XIXe siècle en Europe, simpose la représentation scientifique dune coupure nécessaire et naturelle, dune ligne droite, séparant le féminin et le masculin : « [ ] comme le montre Yvonne Knibiehler, les anatomistes du début du XIXe siècle (Virey notamment), prolongeant le discours des moralistes, tentent de trouver dans le corps de la femme la justification du statut social quils lui assignent au nom des oppositions traditionnelles entre lintérieur et lextérieur, la sensibilité et la raison, la passivité et lactivité »1.
Selon Michel Foucault, le féminin et le masculin sont alors représentés comme radicalement et naturellement séparés : cest lidéal classique de la ligne nette, cherchant à rompre définitivement avec les bizarreries baroques du mélange et des lignes courbes : « La technologie du sexe va, pour lessentiel, sordonner à partir de ce moment-là à linstitution médicale, à lexigence de normalité [ ] »2.
Cette « technologie du sexe », cette rationalisation, échappe à linstitution ecclésiastique attachée à la distinction entre les sexes : « Par lintermédiaire de la pédagogie, de la médecine et de léconomie, elle (la technologie du sexe) faisait du sexe non seulement une affaire laïque, mais une affaire dEtat ; mieux, une affaire où le corps social tout entier, et presque chacun de ses individus, était appelé à se mettre en surveillance »3.
La crainte des perversions, des pratiques contre-nature et de la dégénérescence qui résulteraient dune insuffisante séparation des sexes, fut particulièrement exprimée par la médicalisation de la sexualité féminine et la construction dune science du sexe.
Déjà les révolutionnaires de 1789 en France exprimaient la peur de la confusion des sexes et du chaos qui en résulteraient : « Gardons-nous dintervertir lordre de la nature », déclare le président de lAssemblée Législative, le 6 mars 1792, aux femmes pétitionnaires, venues demander le droit de sorganiser en Garde nationale. Le même argument était déjà donné pour justifier la fermeture des Clubs de femmes4 : la femme est et doit rester « la divinité du sanctuaire domestique ».
Cet éloignement des sexes, particulièrement marqué dans lAngleterre victorienne, constitue la source de linspiration de Virginia Woolf dans son roman Orlando, personnage qui est dabord homme, puis femme. Elle y exprime la nostalgie du mélange et de la pluralité : « Ainsi de façon insensible et furtive, sans que rien ne marquât le jour ou lheure de laltération, le tempérament de lAngleterre changea, et personne ne sen aperçut [...]. Les deux sexes, de plus en plus, séloignèrent lun de lautre »5.
Cette séparation se réalise dans le contexte de la mise en place dune société de Marché. Karl Polanyi utilise la notion
de « désencastrement »6 pour signifier comment, dans cette société, qui sépanouit au XIXe siècle avec le développement capitaliste et lidéologie libérale, léconomie se représente comme autonomisée vis-à-vis de la sphère sociale et politique et comme auto-référentielle. Cest la base de lavènement de lutopie du marché autorégulateur et de la tentative dimposition du Marché comme loi économique naturelle et comme principe politique de fonctionnement des sociétés.
Pour advenir, cette utopie a supposé la coupure entre économie domestique et économie productive. Comme le montre Max Weber, cette disjonction seffectue déjà à partir de XVIe siècle, par la rationalisation des comptes et lémergence du « compte-capital ». Dès lors en effet, que lactivité économique ne concerne plus seulement la satisfaction des besoins, quelle est orientée vers la réalisation dun profit, vers des chances de gains à travers léchange, elle devient une profession, qui sexerce de manière continue et rationnelle. Saccomplit alors la séparation entre « le ménage, latelier et le comptoir »7, entre vie privée et profession. La communauté domestique est affaiblie, sous leffet dune exigence croissante de calculabilité et de prévisibilité. Le droit rationnel organise la séparation juridique et comptable entre la maison et lexploitation.
Cette coupure entre activités de production dans lentreprise et activités dentretien et de reproduction dans la communauté domestique constitue la première étape de la construction de lactivité économique comme activité séparée. Elle trouve un soubassement dans la représentation du masculin et du féminin : les hommes, déjà voués traditionnellement à la chose publique, se trouvent de fait destinés au champ séparé de la production, les femmes, elles, restent destinées au privé, à la reproduction, au domestique. À lantique division politique privé/public, sadjoint et se superpose la division production/reproduction.
Ce quapporte le XIXe siècle à ces anciennes divisions, cest leur rationalisation : « À travers léconomie politique de la population se forme toute une grille dobservations sur le sexe. Naît lanalyse des conduites sexuelles, de leurs déterminations et de leurs effets, à la limite du biologique et de léconomique. Apparaissent aussi ces campagnes qui systématiquement [ ] essaient de faire du comportement sexuel des couples, une conduite économique et politique concertée »8.
Selon cette conception de la séparation des sexes, lunivers du domestique et du privé est pensé comme hermétique par rapport au domaine public et au champ de la production.
Le refoulement de la limite et de la mesure dans le privé
Pour se déployer totalement, lépopée économique naissante qui promet la société dabondance comme horizon pour lHumanité, repose en même temps sur laffirmation de la rareté des ressources disponibles face à des besoins considérés comme naturellement illimités.
La production se donne alors pour mission civilisatrice de repousser toujours plus loin les limites de lHumanité, limites qui deviennent de simples barrières à franchir, grâce à une sophistication toujours plus grande des moyens de production et déchange. Cette épopée suppose donc labolition de la limite fondatrice dun monde commun, et ladoration dun monde fondé sur de simples conventions. Les résistances sont alors analysées comme des obstacles au « changement » ou à la « modernisation ». Cest le monde du déracinement, de lidolâtrie du bien-être converti en bien-avoir, de la soumission de la nature, dans lequel écrivait Paul Valéry, lhomme moderne « manque perpétuellement de tout ce qui nexiste pas »9.
En revanche, le monde de la reproduction, auquel sont assignées les femmes, est représenté comme lieu de la nécessité, de la soumission à la nature, de la mesure et de léquilibre. Cest lunivers du privé, de lentretien de la vie, du cercle, de lenracinement et de la limite. Cest le lieu de la limite à la marchandisation de la vie.
La construction dune ligne nette de démarcation entre masculin et féminin, entre production et reproduction, supprime les barrières à lexpansion illimitée, en refoulant la limite et lenracinement dans le privé, en les « privant » de toute leur dimension politique.
La séparation entre production et reproduction, masculin et féminin est une fiction
La place des femmes est en fait beaucoup plus complexe, comme le révèle lexemple même de la Grèce classique où, pourtant, les femmes sont exclues a priori du Politique et du religieux, et où prend corps, avec la construction de la Cité, la séparation entre le privé et le public.
Dans les faits, si, en Grèce et particulièrement à Athènes, les femmes sont effectivement exclues du sacrifice sanglant qui fonde le politique et la communauté des citoyens dans son accord avec les dieux, elles sont conviées aux grandes fêtes religieuses et assistent aux sacrifices publics. Pendant les Thesmophories, célébrées en hommage à la déesse Déméter, une fois par an, le peuple des femmes, épouses de citoyens, occupe lespace politique. Ce renversement de lordre politique, mis en scène par Aristophane dans Lysistrata, ne donne pas pour autant aux femmes le statut de citoyennes, mais témoigne de liens plus complexes entre la sphère privée et la sphère publique que les représentations généralement admises : « Citoyens, nous allons traiter devant vous des questions qui intéressent la Cité »10, proclame le chur des femmes.
De même, à lintérieur de la maisonnée, de loïkos, les rituels autour du mariage en font bien plus quune affaire privée : le mariage est une institution fondamentale de la Cité.
Pour ces raisons et bien dautres encore, la séparation radicale du privé et du public, relève davantage de la fiction, que de la réalité : « Il nexiste pas, en Grèce classique, de sphère du privé séparée et opposée à celle du public »11.
Plus précisément, la coupure entre la sphère privée et la sphère publique ne signifie pas lassignation stricte des femmes à la sphère privée.
Mais la fiction de cette relégation est une fiction effectuante, qui travaille limaginaire dans le sens de lexclusion politique des femmes, confinées au privé. Les trois religions monothéistes, certes avec des nuances, ont conforté cette simplification en projetant une image de la femme pécheresse, tentatrice, porteuse de désordre social, dès lors quelle échappe à son assignation au foyer.
De même, dans les sociétés démocratiques modernes, cette séparation est également une fiction. Il nexiste pas en effet de coupure véritable et naturelle entre lespace domestique et lespace public, et, partout, sous des formes diverses, les femmes sont conviées non seulement à la reproduction dans la maisonnée, mais également à la production de marchandises et à lentretien du lien social. Les activités dites domestiques, et y compris la reproduction au sens strict avec les techniques de reproduction artificielle, sont de plus en plus soumises aux lois du marché et de la valorisation capitaliste : de manière indifférenciée, la société devient « un auxiliaire du marché » selon lexpression de Karl Polanyi. Les femmes sont même souvent considérées comme pièce maîtresse dans les stratégies de développement menées actuellement par la Banque Mondiale.
Dans ces sociétés, le principe traditionnel dexclusion du politique pour les femmes est contradictoire avec laffirmation de légalité des droits civiques. Portée par les luttes féministes pour la reconnaissance de légalité des droits, lémancipation politique des femmes est le fruit de cette contradiction.
Mais la reconnaissance de légalité des droits ne suffit pas à fonder un espace politique. Elle saccorde également avec la tendance à « légalisation des conditions », largement imaginaire, dont parlait A. de Tocqueville pour les sociétés ayant rompu avec le principe hiérarchique et fondées
sur des principes démocratiques. Cette tendance est constitutive de la représentation dune société qui fonde sa régulation sur les principes du Marché. Elle suppose
en effet la constitution dune offre et
dune demande de marchandises, massives, toujours renouvelées et formulées par des individus équivalents, interchangeables et anonymes, quel que soit leur sexe. Cest la figure du consommateur neutre et souverain de la pensée économique standard.
Alors, bien sûr, les représentations et les rôles traditionnels des hommes et des femmes nourrissent des incitations diversifiées à la consommation, avec comme représentation dominante la femme-ménagère qui remplit son panier où bien la femme-objet. Mais aujourdhui, les hommes sont tout autant instrumentalisés que les femmes. Avec laffirmation du Marché comme principe unique de régulation économique et sociale, la société tout entière passe sous la loi économique et sous le règne de la marchandise. Même si des inégalités perdurent ou se renforcent entre hommes et femmes, le tout-marché tend à indifférencier les sexes.
De même, la loi du Marché contribue à leffacement de la frontière entre privé et public. Hannah Arendt12 sinquiétait des conséquences du primat accordé à léconomique dans les sociétés modernes, car il assure, disait-elle, le triomphe du social et la défaite du politique, le social étant finalement, comme le formule F. Colin13, à la suite dHannah Arendt, « la sphère dextension du privé, lextrapolation de la maisonnée ».
Cette privatisation du politique et sa défaite peuvent se lire aujourdhui avec lirruption de valeurs domestiques au sein même de lespace public. Ces valeurs ont préalablement pénétré le monde de lentreprise comme le montrent Eva Chiapello et Luc Boltanski14 à travers leur étude des nouvelles formes de management. Ce sont les valeurs de « proximité », de confiance et de face à face, dauthenticité. Et pourtant, ces valeurs, caractéristiques du domaine domestique, ne peuvent fonder un espace public qui transcende les intérêts particuliers. Rien détonnant alors quelles nourrissent la recherche defficience économique, la déconstruction de lÉtat social, la destruction de lespace public.
À cela sajoute que les affaires publiques sont devenues affaires privées de clans : lespace politique est dominé par limaginaire marchand et il sest volontairement asservi aux intérêts économiques.
La rationalisation de la coupure entre masculin et féminin au XIXe siècle a contribué à réduire la pluralité et la complexité des êtres et de leurs conduites. La tendance actuelle à lindifférenciation des sexes, au mélange fusionnel public-privé, loin de restaurer cette pluralité, dissout les individus et tend à les réduire à des atomes dune société tout entière soumise au règne de
la marchandise. La marchandisation du domestique et la privatisation de lespace public abolissent toute possibilité de construction collective de limites à la marchandisation de la vie.
Nous voudrions montrer comment la construction et la rationalisation dune séparation naturalisée du masculin et du féminin, à partir du XIXe siècle, saccordent avec la fiction de la séparation de la sphère économique par rapport à la sphère sociale et politique, et avec la domination de cette part de lactivité humaine.
Autonomisation de léconomique et séparation du masculin et du féminin
Avec lavènement de la modernité, et surtout au XIXe siècle en Europe, simpose la représentation scientifique dune coupure nécessaire et naturelle, dune ligne droite, séparant le féminin et le masculin : « [ ] comme le montre Yvonne Knibiehler, les anatomistes du début du XIXe siècle (Virey notamment), prolongeant le discours des moralistes, tentent de trouver dans le corps de la femme la justification du statut social quils lui assignent au nom des oppositions traditionnelles entre lintérieur et lextérieur, la sensibilité et la raison, la passivité et lactivité »1.
Selon Michel Foucault, le féminin et le masculin sont alors représentés comme radicalement et naturellement séparés : cest lidéal classique de la ligne nette, cherchant à rompre définitivement avec les bizarreries baroques du mélange et des lignes courbes : « La technologie du sexe va, pour lessentiel, sordonner à partir de ce moment-là à linstitution médicale, à lexigence de normalité [ ] »2.
Cette « technologie du sexe », cette rationalisation, échappe à linstitution ecclésiastique attachée à la distinction entre les sexes : « Par lintermédiaire de la pédagogie, de la médecine et de léconomie, elle (la technologie du sexe) faisait du sexe non seulement une affaire laïque, mais une affaire dEtat ; mieux, une affaire où le corps social tout entier, et presque chacun de ses individus, était appelé à se mettre en surveillance »3.
La crainte des perversions, des pratiques contre-nature et de la dégénérescence qui résulteraient dune insuffisante séparation des sexes, fut particulièrement exprimée par la médicalisation de la sexualité féminine et la construction dune science du sexe.
Déjà les révolutionnaires de 1789 en France exprimaient la peur de la confusion des sexes et du chaos qui en résulteraient : « Gardons-nous dintervertir lordre de la nature », déclare le président de lAssemblée Législative, le 6 mars 1792, aux femmes pétitionnaires, venues demander le droit de sorganiser en Garde nationale. Le même argument était déjà donné pour justifier la fermeture des Clubs de femmes4 : la femme est et doit rester « la divinité du sanctuaire domestique ».
Cet éloignement des sexes, particulièrement marqué dans lAngleterre victorienne, constitue la source de linspiration de Virginia Woolf dans son roman Orlando, personnage qui est dabord homme, puis femme. Elle y exprime la nostalgie du mélange et de la pluralité : « Ainsi de façon insensible et furtive, sans que rien ne marquât le jour ou lheure de laltération, le tempérament de lAngleterre changea, et personne ne sen aperçut [...]. Les deux sexes, de plus en plus, séloignèrent lun de lautre »5.
Cette séparation se réalise dans le contexte de la mise en place dune société de Marché. Karl Polanyi utilise la notion
de « désencastrement »6 pour signifier comment, dans cette société, qui sépanouit au XIXe siècle avec le développement capitaliste et lidéologie libérale, léconomie se représente comme autonomisée vis-à-vis de la sphère sociale et politique et comme auto-référentielle. Cest la base de lavènement de lutopie du marché autorégulateur et de la tentative dimposition du Marché comme loi économique naturelle et comme principe politique de fonctionnement des sociétés.
Pour advenir, cette utopie a supposé la coupure entre économie domestique et économie productive. Comme le montre Max Weber, cette disjonction seffectue déjà à partir de XVIe siècle, par la rationalisation des comptes et lémergence du « compte-capital ». Dès lors en effet, que lactivité économique ne concerne plus seulement la satisfaction des besoins, quelle est orientée vers la réalisation dun profit, vers des chances de gains à travers léchange, elle devient une profession, qui sexerce de manière continue et rationnelle. Saccomplit alors la séparation entre « le ménage, latelier et le comptoir »7, entre vie privée et profession. La communauté domestique est affaiblie, sous leffet dune exigence croissante de calculabilité et de prévisibilité. Le droit rationnel organise la séparation juridique et comptable entre la maison et lexploitation.
Cette coupure entre activités de production dans lentreprise et activités dentretien et de reproduction dans la communauté domestique constitue la première étape de la construction de lactivité économique comme activité séparée. Elle trouve un soubassement dans la représentation du masculin et du féminin : les hommes, déjà voués traditionnellement à la chose publique, se trouvent de fait destinés au champ séparé de la production, les femmes, elles, restent destinées au privé, à la reproduction, au domestique. À lantique division politique privé/public, sadjoint et se superpose la division production/reproduction.
Ce quapporte le XIXe siècle à ces anciennes divisions, cest leur rationalisation : « À travers léconomie politique de la population se forme toute une grille dobservations sur le sexe. Naît lanalyse des conduites sexuelles, de leurs déterminations et de leurs effets, à la limite du biologique et de léconomique. Apparaissent aussi ces campagnes qui systématiquement [ ] essaient de faire du comportement sexuel des couples, une conduite économique et politique concertée »8.
Selon cette conception de la séparation des sexes, lunivers du domestique et du privé est pensé comme hermétique par rapport au domaine public et au champ de la production.
Le refoulement de la limite et de la mesure dans le privé
Pour se déployer totalement, lépopée économique naissante qui promet la société dabondance comme horizon pour lHumanité, repose en même temps sur laffirmation de la rareté des ressources disponibles face à des besoins considérés comme naturellement illimités.
La production se donne alors pour mission civilisatrice de repousser toujours plus loin les limites de lHumanité, limites qui deviennent de simples barrières à franchir, grâce à une sophistication toujours plus grande des moyens de production et déchange. Cette épopée suppose donc labolition de la limite fondatrice dun monde commun, et ladoration dun monde fondé sur de simples conventions. Les résistances sont alors analysées comme des obstacles au « changement » ou à la « modernisation ». Cest le monde du déracinement, de lidolâtrie du bien-être converti en bien-avoir, de la soumission de la nature, dans lequel écrivait Paul Valéry, lhomme moderne « manque perpétuellement de tout ce qui nexiste pas »9.
En revanche, le monde de la reproduction, auquel sont assignées les femmes, est représenté comme lieu de la nécessité, de la soumission à la nature, de la mesure et de léquilibre. Cest lunivers du privé, de lentretien de la vie, du cercle, de lenracinement et de la limite. Cest le lieu de la limite à la marchandisation de la vie.
La construction dune ligne nette de démarcation entre masculin et féminin, entre production et reproduction, supprime les barrières à lexpansion illimitée, en refoulant la limite et lenracinement dans le privé, en les « privant » de toute leur dimension politique.
La séparation entre production et reproduction, masculin et féminin est une fiction
La place des femmes est en fait beaucoup plus complexe, comme le révèle lexemple même de la Grèce classique où, pourtant, les femmes sont exclues a priori du Politique et du religieux, et où prend corps, avec la construction de la Cité, la séparation entre le privé et le public.
Dans les faits, si, en Grèce et particulièrement à Athènes, les femmes sont effectivement exclues du sacrifice sanglant qui fonde le politique et la communauté des citoyens dans son accord avec les dieux, elles sont conviées aux grandes fêtes religieuses et assistent aux sacrifices publics. Pendant les Thesmophories, célébrées en hommage à la déesse Déméter, une fois par an, le peuple des femmes, épouses de citoyens, occupe lespace politique. Ce renversement de lordre politique, mis en scène par Aristophane dans Lysistrata, ne donne pas pour autant aux femmes le statut de citoyennes, mais témoigne de liens plus complexes entre la sphère privée et la sphère publique que les représentations généralement admises : « Citoyens, nous allons traiter devant vous des questions qui intéressent la Cité »10, proclame le chur des femmes.
De même, à lintérieur de la maisonnée, de loïkos, les rituels autour du mariage en font bien plus quune affaire privée : le mariage est une institution fondamentale de la Cité.
Pour ces raisons et bien dautres encore, la séparation radicale du privé et du public, relève davantage de la fiction, que de la réalité : « Il nexiste pas, en Grèce classique, de sphère du privé séparée et opposée à celle du public »11.
Plus précisément, la coupure entre la sphère privée et la sphère publique ne signifie pas lassignation stricte des femmes à la sphère privée.
Mais la fiction de cette relégation est une fiction effectuante, qui travaille limaginaire dans le sens de lexclusion politique des femmes, confinées au privé. Les trois religions monothéistes, certes avec des nuances, ont conforté cette simplification en projetant une image de la femme pécheresse, tentatrice, porteuse de désordre social, dès lors quelle échappe à son assignation au foyer.
De même, dans les sociétés démocratiques modernes, cette séparation est également une fiction. Il nexiste pas en effet de coupure véritable et naturelle entre lespace domestique et lespace public, et, partout, sous des formes diverses, les femmes sont conviées non seulement à la reproduction dans la maisonnée, mais également à la production de marchandises et à lentretien du lien social. Les activités dites domestiques, et y compris la reproduction au sens strict avec les techniques de reproduction artificielle, sont de plus en plus soumises aux lois du marché et de la valorisation capitaliste : de manière indifférenciée, la société devient « un auxiliaire du marché » selon lexpression de Karl Polanyi. Les femmes sont même souvent considérées comme pièce maîtresse dans les stratégies de développement menées actuellement par la Banque Mondiale.
Dans ces sociétés, le principe traditionnel dexclusion du politique pour les femmes est contradictoire avec laffirmation de légalité des droits civiques. Portée par les luttes féministes pour la reconnaissance de légalité des droits, lémancipation politique des femmes est le fruit de cette contradiction.
Mais la reconnaissance de légalité des droits ne suffit pas à fonder un espace politique. Elle saccorde également avec la tendance à « légalisation des conditions », largement imaginaire, dont parlait A. de Tocqueville pour les sociétés ayant rompu avec le principe hiérarchique et fondées
sur des principes démocratiques. Cette tendance est constitutive de la représentation dune société qui fonde sa régulation sur les principes du Marché. Elle suppose
en effet la constitution dune offre et
dune demande de marchandises, massives, toujours renouvelées et formulées par des individus équivalents, interchangeables et anonymes, quel que soit leur sexe. Cest la figure du consommateur neutre et souverain de la pensée économique standard.
Alors, bien sûr, les représentations et les rôles traditionnels des hommes et des femmes nourrissent des incitations diversifiées à la consommation, avec comme représentation dominante la femme-ménagère qui remplit son panier où bien la femme-objet. Mais aujourdhui, les hommes sont tout autant instrumentalisés que les femmes. Avec laffirmation du Marché comme principe unique de régulation économique et sociale, la société tout entière passe sous la loi économique et sous le règne de la marchandise. Même si des inégalités perdurent ou se renforcent entre hommes et femmes, le tout-marché tend à indifférencier les sexes.
De même, la loi du Marché contribue à leffacement de la frontière entre privé et public. Hannah Arendt12 sinquiétait des conséquences du primat accordé à léconomique dans les sociétés modernes, car il assure, disait-elle, le triomphe du social et la défaite du politique, le social étant finalement, comme le formule F. Colin13, à la suite dHannah Arendt, « la sphère dextension du privé, lextrapolation de la maisonnée ».
Cette privatisation du politique et sa défaite peuvent se lire aujourdhui avec lirruption de valeurs domestiques au sein même de lespace public. Ces valeurs ont préalablement pénétré le monde de lentreprise comme le montrent Eva Chiapello et Luc Boltanski14 à travers leur étude des nouvelles formes de management. Ce sont les valeurs de « proximité », de confiance et de face à face, dauthenticité. Et pourtant, ces valeurs, caractéristiques du domaine domestique, ne peuvent fonder un espace public qui transcende les intérêts particuliers. Rien détonnant alors quelles nourrissent la recherche defficience économique, la déconstruction de lÉtat social, la destruction de lespace public.
À cela sajoute que les affaires publiques sont devenues affaires privées de clans : lespace politique est dominé par limaginaire marchand et il sest volontairement asservi aux intérêts économiques.
La rationalisation de la coupure entre masculin et féminin au XIXe siècle a contribué à réduire la pluralité et la complexité des êtres et de leurs conduites. La tendance actuelle à lindifférenciation des sexes, au mélange fusionnel public-privé, loin de restaurer cette pluralité, dissout les individus et tend à les réduire à des atomes dune société tout entière soumise au règne de
la marchandise. La marchandisation du domestique et la privatisation de lespace public abolissent toute possibilité de construction collective de limites à la marchandisation de la vie.
1 Pierre Bourdieu, La Domination masculine, p. 29, Essais, Paris, Seuil, 1998.
2 Michel Foucault, La Volonté de savoir, p. 155, Paris, Gallimard, 1976.
3 Michel Foucault, op.cit.
4 Dominique Godineau, « Filles de la liberté et citoyennes révolutionnaires », in Histoire des femmes, XIXe siècle, sous la dir. de G. Duby et M.Perrot, Paris, Plon, 1991.
5 Virginia Woolf, Orlando, p. 246-247, Stock, 1974.
6 Karl Polanyi, La Grande transformation, NRF, Paris, Gallimard, 1983.
7 Max Weber, Économie et société, tome 1, Paris, Plon, 1964.
8 Michel Foucault, La Volonté de savoir, p. 37, Paris, Gallimard, 1976.
9 Cité in Franco Cassano, La Pensée méridienne, p. 38, Paris, Éditions de lAube, 1998.
10 Aristophane, Lysistrata, Théâtre Complet II, p. 137, GF. Flammarion, 1966.
11 Louise Bruit Zaidman, « Les Filles de Pandore, Femmes et rituels dans les cités », in Histoire des femmes, lAntiquité, ss. la direction de G. Duby et Michèle Perrot, p. 386,
Paris, Plon, 199O.
12 Hannah Arendt, La Condition de lHomme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.
13 Françoise Colin, Du public et du privé, Cahiers du Grif, Printemps, 1986.
14 Eva Chiapello, Luc Boltanski, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Paris, Gallimard, 2002.
2 Michel Foucault, La Volonté de savoir, p. 155, Paris, Gallimard, 1976.
3 Michel Foucault, op.cit.
4 Dominique Godineau, « Filles de la liberté et citoyennes révolutionnaires », in Histoire des femmes, XIXe siècle, sous la dir. de G. Duby et M.Perrot, Paris, Plon, 1991.
5 Virginia Woolf, Orlando, p. 246-247, Stock, 1974.
6 Karl Polanyi, La Grande transformation, NRF, Paris, Gallimard, 1983.
7 Max Weber, Économie et société, tome 1, Paris, Plon, 1964.
8 Michel Foucault, La Volonté de savoir, p. 37, Paris, Gallimard, 1976.
9 Cité in Franco Cassano, La Pensée méridienne, p. 38, Paris, Éditions de lAube, 1998.
10 Aristophane, Lysistrata, Théâtre Complet II, p. 137, GF. Flammarion, 1966.
11 Louise Bruit Zaidman, « Les Filles de Pandore, Femmes et rituels dans les cités », in Histoire des femmes, lAntiquité, ss. la direction de G. Duby et Michèle Perrot, p. 386,
Paris, Plon, 199O.
12 Hannah Arendt, La Condition de lHomme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.
13 Françoise Colin, Du public et du privé, Cahiers du Grif, Printemps, 1986.
14 Eva Chiapello, Luc Boltanski, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Paris, Gallimard, 2002.
Geneviève Azam