Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
entretien de Sabine Prokhoris par Guillaume Le Blancentretien de Sabine Prokhoris et Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère
Imprimer l'articleLespoir dun jour
On dit souvent que lespace de vie des couples est lintime. Comment parler de lintime ? Que dit le questionnement psychanalytique sur lintime ?
Partir de lespace que configure la situation de « faire couple » pour aborder la question de ce quon appelle l« intime » me paraît bien venu à plus dun titre, à condition que lon ne rabatte pas lintime sur la clôture du « privé » ce qui est évidemment une pente le long de laquelle il est facile de se laisser entraîner. Ça me paraît bienvenu parce que ça situe lintime non comme une dimension, solipsiste, de l« intériorité », celle dun individu qui serait comme une sorte de monade sans portes ni fenêtres, mais dabord, et essentiellement, comme un espace-entre : un espace entre deux partenaires, un espace qui peut être qualifié de différentes manières, mais qui joue de toutes façons, pour chacun deux, comme dimension dextériorité. Une dimension éminemment précieuse, déterminante, constitutive même. Si bien que lintime, envisagé selon cette modalité, relèvera dune situation où un lien de proximité extrême, avec tout ce que la proximité suppose de trouble du « propre », a fortiori lorsque la figure proche est investie comme figure délection, fabrique, pourrait-on dire, une figure du « soi ». Un lien de proximité qui est en même temps lexpérience dune distance irréductible, si mince soit-elle, avec ce « prochain », comme dit Freud.
Ce qui, dailleurs, est exactement la perspective de la psychanalyse sur cette question.
Je vais essayer déclairer ce point lintime tel quon peut le problématiser à partir de la psychanalyse de plusieurs façons. Je ne perds pas de vue que notre objet, dans cette rencontre, est la question du des couple-s. Mais il me semble que cette question précisément est prise, pour beaucoup de raisons, sur lesquelles nous reviendrons sans doute, dans un fatras indistinct didéaux, de stéréotypes, de malentendus, dont nous pouvons, les uns ou les autres, faire très durement les frais, en termes de malheur personnel. Quelle est empêtrée en somme dans tout un impensé, qui procède entre autres choses dune profonde méprise sur cette question de lintime.
Alors lintime, du point de vue de la psychanalyse, quest-ce que cest ? Quelle est sa valeur ? Sachant que lintime, ce nest pas un concept psychanalytique, pas un concept que lon trouverait chez Freud par exemple. Lacan, cependant, dans lun de ses séminaires, introduit un mot, « extime », qui serait comme le concept psychanalytique de lintime. Vous voyez, on passe directement, dans cette sorte de jeu de mot génial, de lévidence dun « dedans » à lespace dun « dehors ». Quest-ce que ça veut dire, ça ? En fait une chose assez simple, à savoir que le plus singulier, le plus inaliénable du « propre », létoffe dont il est fait, cest de l« autre ». De lautre proche, étrangement familier autant que définitivement, inguérissablement étranger. Ou plus exactement, que cette étoffe du « propre », que les motifs qui la font unique, reconnaissable entre toutes, cest une espèce de tissage entre différentes adresses, cest-à-dire entre différentes situations de « toi-ET-moi ». Donc entre différentes configurations de lespace-entre. Lacan écrit quelque part, reprenant et déplaçant la remarque de Pascal, reprise par Buffon, que « le style, cest lhomme à qui on sadresse »1. Et bien voilà, cest ça, la matière hors de soi de l« intime », cest ça, cest l« extime ». Cest-à-dire ni « moi », ni « toi », mais cet espace hors chacun, cet espace que creuse lappel dair de ladresse, cet espace qui devient part vitale, essentielle, qui devient l« intime ». Tenez, je pense à Montaigne, par exemple, les Essais. Ce serait lexemple même de lintime en ce sens, cest-à-dire de l« extime », cette prolifération dautres dans le cours et le corps de lécriture, les citations, en latin, en français, en grec plusieurs langues , la manière dont le texte est traversé, emmené ici ou là, par telle ou telle parole dun autre, cette structure digressive... Souvenez-vous, « je nai pas tant fait mon livre que mon livre ne ma fait ». « Mon livre », cest-à-dire toutes ces voix, cette polyphonie, dont « je », le « je » intime qui est le sujet des Essais, est un effet, un effet mouvant, non définitivement fixé.
Puisque nous parlons de Montaigne, je viens de lire, à propos dadresse et on va tomber tout droit sur notre question, celle du couple un recueil de lettres quil a écrites, notamment à son père et à son épouse. Ce sont des lettres absolument magnifiques, et on comprend en les lisant à que point lintime/« extime » est je dirais sécrété dans ladresse élective, dans le geste par lequel on fait couple. Et ce qui est remarquable, cest cette espèce dentrelacement dont témoigne cette correspondance, cet entrelacement de différentes figures de couples : Montaigne/La Boétie, La Boétie/son épouse, à travers le récit
de Montaigne, Montaigne/son père, Montaigne/son épouse2. Il y a un fragment dune lettre bouleversante écrite par Montaigne à son père au moment de la mort de La Boétie tout le monde se souvient de ce «parce que cétait lui, parce que cétait moi», mot du lien délection , et cest vraiment une lettre sur un amour incroyable. Il fait le récit de la mort de La Boétie, âgé de 32 ans, il fait ce récit à son père qui en a 72, il raconte cette confiance exigeante, essentielle, cette adresse qui ne peut souffrir quon sy dérobe, de La Boétie au moment de sa mort, La Boétie qui attend de Montaigne quil soit présent, lui, plutôt que sa propre femme, pour protéger celle-ci de cette douleur, de la brutalité énorme quinflige le déchirement de la mort. Et lon voit là se dessiner plusieurs configurations du lien de couple, qui jouent les unes par rapport aux autres, chaque lien, dans ce quil a dunique, préservant quelque chose de lautre.
Si on revient à la psychanalyse, pour reprendre cette affaire de lintime/ «extime», lexpérience de la cure, du dispositif analytique, donne accès à cette dimension, justement. La règle fondamentale, « dites ce qui vous vient à lesprit », couplée à lattention également flottante de lanalyste, ça produit et ça fait surgir cette dimension-là. Ce nest pas une histoire daveu, de dévoilement des turpitudes ou des gloires dun moi caché. En fait, ce quon appelle « la vie privée » de lanalysant, on nen a rien à faire, je dirais. Ce nest pas la question. Lattention de lanalyste est « également flottante », ça veut dire quelle a à se détacher de ladhérence aux contenus, pour se montrer disponible à la situation dadresse : lanalysant nous parle Wladimir Granoff, dans un livre qui vient de paraître, Le Désir danalyse3, livre passionnant, très poignant, aussi, qui témoigne, après la mort il y a quatre ans de Granoff, des différentes adresses qui lont fait homme et analyste, Wladimir Granoff, donc, rappelle que là-dessus Lacan avait remis les pendules à lheure. Cest le fait que lanalysant nous parle quil incombe daccueillir, souligne Granoff. Et cest à cette situation que doit être articulé pour nous, analystes, ce que nous dit lanalysant, non à quelque injonction à ne rien nous celer.
Après on peut revenir de façon critique sur Lacan, ça nous entraînerait trop loin pour notre propos présent.
Cela dit, sur cette histoire daveu, dintime réduit au « sale petit tas de secrets » dont parlait Malraux Deleuze est complètement pris là-dedans, Foucault non, sa critique de la psychanalyse, y compris quand il en rattache le dispositif à la tradition de laveu, est beaucoup plus subtile, moins arrogante, que celle de Deleuze , sur cette histoire du « sale petit tas de secrets », donc, évidemment quune certaine pratique de la « psychanalyse », qui rabat lintime sur le huis-clos dune subjectivité honteuse, est en plein là-dedans. Au prix dune torsion tout de même hallucinante de la teneur de la règle fondamentale qui rend opérant le dispositif freudien, qui fait sa spécificité, et cest pourquoi dailleurs je mettais des guillemets tout-à-lheure, car je me demande vraiment si cest encore de psychanalyse quil sagit. Je pense en particulier à un cours de Jacques Alain Miller, un cours
de 1985/86, sur le livre VII du Séminaire de Lacan (LÉthique de la psychanalyse)4, cours intitulé justement « extimité ». Dans ce cours, la règle fondamentale (« dites ce
qui vous vient à lesprit », association libre/écoute également flottante) devient « intimation à faire savoir » (sic). Pas mal, non ? Il est vrai que, dans ce même cours, J.A. Miller explique tranquillement qu« il faut normaliser les paradoxes lacaniens ». Ben voyons !... Soit dit au passage, on ne trouve pas trace dans lédition officielle du Séminaire du mot « extimité », apparemment remplacé, cest moins ébouriffant par celui de «proximité».
Terme juste au demeurant. Dans LEsquisse pour une psychologie scientifique, ce texte écrit dans une fièvre cocaïnique, adressé à lami délection du moment, Fliess en loccurrence, où cette affaire de l«extime», sans le mot, est décrite, selon une sorte de généalogie, Freud parle du « proche », oui5. Cest bien du contact avec le proche délection, en effet, ce proche avec lequel demblée sinstaure un « faire couple », (et Freud a là en vue le couple nourrisson/mère, une mère traversée par les traces en elle de cet état de démunition initiale dans lequel se trouve son enfant), que sourd lintime/« extime ». Alors quand Miller « normalise les paradoxes lacaniens », ça vaut apparemment aussi pour les paradoxes freudiens, à commencer par celui de la règle fondamentale, devenue affaire de police, et non plus méthode pour reprendre langue avec ce quHenri Michaux appelle « le merveilleux normal »6, à savoir, en deçà de contenus représentatifs finalement figés, « si médiocres souvent », comme dit Michaux, lensemble des mouvements complexes, agités, qui ne cessent de se tramer en nous, et sont toujours liés à de lespace-entre.
Espace-entre que figure, transpose, et matérialise, le jeu en du dire. Je pense aussi à ce texte de Beckett, dans LInnommable7, sur les mots : « ... je suis en mots, je suis fait de mots, les mots des autres, quels autres, lendroit aussi, lair aussi, les murs, le sol, le plafond, des mots, tout lunivers est ici, avec moi, je suis lair, le mur, lemmuré, tout cède, souvre, dérive, reflue, des flocons, je suis tous ces flocons, se croisant, se séparant, sunissant, se séparant, où que jaille je me retrouve, mabandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, quune parcelle de moi, reprise, manquée, perdue, des mots, je suis tous ces mots, ces étrangers... ».
Et ailleurs : « les mots sont là, quelque part, sans faire le moindre bruit, [...], ils me diront qui je suis, je ne comprendrai pas, mais ce sera dit, ils auront dit qui je suis, et moi je laurai entendu, et je laurai dit, sans bouche je laurais dit, je laurais entendu hors de moi, puis aussitôt dans moi, cest peut-être ça que je sens, quil y a un dehors et un dedans et moi au milieu, cest peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, dune part le dehors, de lautre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni dun côté ni de lautre, je suis au milieu, je suis la cloison, jai deux faces et pas dépaisseur, cest peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan... »8
Voilà, une incroyable description de lintime/« extime », de cette condition qui est la nôtre dêtre fait despace-entre. Car les mots, après tout, et lorsquà laube de notre existence ils ne sont quune masse indistincte et opaque, qui nous environnent de toutes parts et nous pénètrent, en bribes insistantes, énigmatiques, les mots qui sont ainsi « en nous et hors de nous », on baigne dedans, on boit la tasse, on apprend à y nager déjà alors ils existent comme adresse, si obscure soit-elle. Initiale épreuve du faire couple, dans cette adresse, adresse mutuelle, quoique dissymétrique : car quant à parler, cest dabord lautre qui nous parle lorsque nous ne parlons pas encore, cet autre à qui comme infans cest sans mots que nous nous adressons. Et bien je dirais que cest à cela très exactement quon a à faire dans lespace analytique, que cest cela, ce mode dexistence des mots, au-delà ou en deçà de leur teneur sémantique, qui fait le lien de ce couple à la fois si étrange et si ordinaire que forment lanalysant et son analyste.
Quant à lenjeu millérien, il est explicitement celui de lassujettissement comme visée de la cure. No comment. Mais il me semble quil y aurait moyen de court-circuiter ce genre de dévoiement du dispositif analytique et de sa visée classiquement, la levée du refoulement si lon concevait celle-ci à partir de cette note non-explicitée que Freud rédige très peu de temps avant sa mort : « Psychè est étendue ; nen sait rien. »9 Ce que je me dis, cest quon pourrait voir ce « nen sait rien », cette ignorance, comme une description du refoulement, dont un des effets serait de circonscrire lintime à
la clôture dun « soi » oublieux de l« extime » ce dehors qui la fait tel ou tel et aussi malade. Malade de cette méconnaissance. Et que la levée du refoulement, ce serait laccès à une ouverture de lintime tant sur sa généalogie (la complexité qui a constitué une singularité), que sur ses possibles. Louverture, donc, sur de la modification, qui renoue, mais en se déprenant de ce qui a pris forme de diktats, avec linconscient comme « discours de lautre », selon le mot de Lacan. Avec l« extimité » native de toute figure dintimité.
Bien sûr, cest au prix dun trouble des repères enkystés. Un trouble qui est celui de la crise ouverte par lamour (lamour dit de transfert, dans lanalyse). Crise, désorientation. « État pathologique normal » : cest ainsi que Freud qualifie le rêve, le deuil, létat amoureux. Pathologique, au sens, je dirais, du « merveilleux » de Michaux, qui a rapport aussi avec cela, « les perturbations de lesprit ». Pathologique, cest-à-dire ouvert aux courants dair aux gouffres de l« extimité ».
Vivre en couple(s), est-ce apprendre à se transformer ou à se modifier tant le soi est toujours déporté vers lautre ?
Bon, ce quon peut dire, cest que dans nimporte quelle forme de couple couple officiellement identifié comme couple amoureux, couple amical, couple de travail, couple mère/ou père//fille/ou fils, couple fraternel, et la liste des relations privilégiées à deux nest pas close, il peut y avoir aussi des situations très fugaces, complètement fortuites, non-instituées , il y a une dimension amoureuse. Cest-à-dire la dimension du « parce que cétait lui, parce que cétait moi », que jévoquais tout-à-lheure à propos de Montaigne et de La Boétie. Autrement dit, une élection nécessaire autant quhasardeuse, une évidence quasi désespérée, traversée par les courants affectifs les plus violents, les plus doux aussi, labandon et la peur, une évidence hantée par le sexuel, fût-ce en ses dérivés sublimés. Cest quon est déjà là-dedans dès quon vient au monde. Et puis après, ça prend différentes formes très tôt, dans lenfance. Tout le monde se souvient de cela, ou observe, ces passions enfantines, à lécole maternelle : lami(e) de coeur, lamoureux(se). Déjà les expériences de trahisons, dinfidélité, dirrépressible élan damour ou de détestation... À ladolescence ça flambe. Et puis on voit ça à luvre aussi dès quil y a un groupe. Il y a toujours des choses à deux qui se construisent, dans un collectif pas forcément les mêmes choses avec les mêmes partenaires , et cest à partir de ces petits duos ouverts et démultipliés que se construisent des unités plus larges.
Cela dit, dans notre monde, le couple amoureux reconnu comme tel, institué, et de préférence hétérosexuel, est supposé être la vraie figure du couple. Dailleurs je suis étonnée de constater que beaucoup de gens cessent de nouer de nouveaux liens damitié une fois terminée la période de ladolescence. Je me souviens dailleurs dun propos de Michel Foucault, disant en substance que cest à partir du moment où lamitié a cessé dêtre un rapport socialement valorisé, intime, mais non purement privé, autrement dit (supposément) hors de toute codification sociale, si lon sen tient à lopposition privé/public que lhomosexualité est devenue un problème. Il me semble quil y a là quelque chose qui mène assez loin, et nous parle dune généalogie du « privé » comme espace confiné et pauvre, comme institution de clivages entre les couples valables et ceux qui le sont moins, et au sein même des couples dailleurs. Je me souviens du propos dun de mes éminents confrères, rapporté par une analysante, disant à une jeune femme en difficulté dans son couple, un couple dont lune des dimensions une des forces était une collaboration de travail, intime, dans le champ intellectuel et artistique, que « un couple, ce nétait pas ça de toutes façons »... On peut discerner dans ce genre de propos les répercussions de ce dont parle Foucault sur la conception du couple amoureux, les normes et les idéaux qui le définissent. Foucault continue, poursuit son propos en disant aussi que cest parce que le couple amoureux fonctionne dans notre société dune façon aussi repliée et finalement étriquée, sur les stéréotypes de la petite vie privée, que la vie de célibataire est aussi misérable.
Heureusement, lexpérience du couple amoureux, pour en revenir à lui, cest aussi une mise en crise des idéaux, dabord parce que cest, je crois, une des situations qui nous expose le plus à de la modification, par frottement je dirais. Ceci en raison, et cest une autre façon de reprendre cette question de lintime, de la dimension conversationnelle du couple, au sens de Goffman ou de Foucault le Foucault qui introduit le concept de gouvernementalité, sur le modèle, goffmanien, de la conversation.
Jajouterais que ceci peut advenir ce qui nest hélas pas toujours le cas à condition que le couple amoureux au sens étroit des clichés de lamour-de-couple puisse ne pas être seulement cela. Puisse être en même temps un couple damitié, un couple de jeu, un couple, pourquoi pas, de travail, un couple fraternel. Puisse aussi subvertir, jusque y compris dans la sexualité, lassignation aux rôles sexués, quil sagisse dailleurs dun couple homme/femme, femme/femme, homme/homme.
Revenons à la gouvernementalité, je pense quelle nous permet de reprendre et la question de la modification, et celle de légalité entre les partenaires. Car elle nous permet dentrer dans la question des relations de pouvoir sur un mode non-figé, autrement que par le concept, assez pauvre, peu opératoire à mon sens, de la domination. Les relations de pouvoir, elles sont bien entendu sans cesse à luvre, dans les relations de couples comme dans toutes les autres situations humaines, et cela, il ne sagit pas de le diaboliser. Dans son livre récemment traduit, Le Pouvoir des mots10, Judith Butler montre bien, fidèle en cela à Foucault, que la performativité des discours et des situations relationnelles nest pas univoque, souveraine, et absolue. Que penser en termes de domination non seulement adhère, à lidée religieuse en son fond de souveraineté, mais sape les voies (x) de toute possibilité de changement. Autrement dit, la croyance même à la domination est soumission à son illusion, cest-à-dire au leurre de la souveraineté. Or évidemment que cette soumission produit des effets, et bien sûr quelle ne procède pas de rien. Mais entrer
disons dans larène dune performativité critique cest cela la gouvernementalité , et bien ça peut conduire à une série
de modifications des places et des effets
de pouvoir.
Jai envie de dire que le jeu du couple (amoureux entre autres), cest laccès à cette plasticité performative, sur un mode dailleurs tant ludique que parfois conflictuel. En tout cas, je crois que cest ça qui permet daccéder à une figure de légalité, dans le jeu mobile des dissymétires et des assymétries qui font le caractère unique de toute rencontre.
Quel est le poids du juridique et des institutions dans les pratiques de couple(s) ?
Tout ce quon a dit précédemment concernant le couple amoureux vaut à mes yeux pour le couple hétérosexué comme pour le couple homosexué, lequel peut, tout autant, se trouver pris dans les filets des stéréotypes du couple et de la sexuation. Tout simplement parce que dès quon fait couple, les clichés les plus éculés, mais qui nen sont pas moins puissants pour cela, étendent sur nous leurs tentacules. Cest la rançon exhorbitante de la valorisation exclusive du couple amoureux qui a cours dans notre société, et dont nul ne se trouve indemne, bien que chacun puisse trouver comment jouer avec tout ça, et y trouver son compte dune manière inventive.
À cet égard, cest vrai que linstitution du PACS a sans doute eu des incidences, puisque non seulement le PACS permettait une extension du domaine du couple amoureux, mais quil nétait pas non plus réservé aux gays et aux lesbiennes.
Cependant, je suis pour ma part favorable à louverture du mariage aux couples de même sexe, et pas seulement pour des raisons « humanistes » et républicaines de non-discrimination. Même si je partage lavis de Derrida (entretien du Monde du 19 août 2004) quil faudrait imaginer un PACS élargi quant aux droits auxquels il donne accès, je ne suis pas daccord avec la modalité de sa réserve sur le mariage, le mariage pour lequel, dit-il, son « respect demeure intact ». Quest-ce que cest que ce respect, en effet, sinon cela même dont à mes yeux il faudrait pouvoir se déprendre ? Cest-à-dire ladhésion, au bout du compte, à une vision de lindéfectible souveraineté, anhistorique, transcendante, de linstitution « mariage », alors oui religieuse en son fond. Derrida est du reste parfaitement cohérent lorsquil préconise que le « mariage », même ouvert à tout couple, homosexué ou hétérosexué, relève exclusivement du champ religieux, et quun super PACS, qui ne concerne pas uniquement les couples, unisse juridiquement ceux qui le souhaitent. Pourquoi pas, en effet ? Mais à mes yeux, il en va de linstitution « mariage » de toute institution à vrai dire comme des discours, performatifs mais non-univoques, traversés disons par une incertitude performative constitutive. Et jappliquerais volontiers au mariage comme institution les analyses que propose Judith Butler pour penser le statut des discours et de la résistance à leur absolutisme supposé. Cest-à-dire que je refuserai dadhérer à lévidence inquestionnée de la souveraineté performative de linstitution « mariage », évidence qui conduit non à vraiment laïciser le mariage, mais à en confier la « gestion » à lautorité religieuse. Je pense au contraire que louverture juridique du mariage aux couples de même sexe, du mariage civil, contribue, au-delà de ce qui touche à la question des discriminations, à la défaite de la souveraineté performative de linstitution, et à une véritable critique de cette souveraineté. Critique au sens de cet « art de ne pas être tellement gouverné » qui est le battement même du concept foucaldien de gouvernementalité.
Par ailleurs, en ce qui concerne la possibilité pour les couples de même sexe de devenir parents, je ne vois pas ce qui pourrait conduire la société à sy opposer, hormis ce « haut degré de conformisme » dont parle Mary Douglas, lorsquelle écrit que « en qualifiant un phénomène de dangereux, on le dérobe à la discussion, et on atteint par là le plus haut degré de conformisme »11.
Quest-ce quêtre féministe aujourdhui selon vous ?
Bon, cest une question piégée, certes, mais je vais tenter dy répondre. Pourquoi dis-je quelle est piégée, sinon parce quelle repose sur le signifiant « femme », qui comme le signifiant « homme », ne peut pas, pour la psychanalyste que je suis et pas davantage dans mon expérience personnelle être pris tel quel, sans critique. Donc, je vais essayer de vous répondre sur plusieurs plans, et on verra ce qui sort de leur articulation.
Donc, être « féministe », ce serait quoi ? Au degré zéro de la chose, et bien sûr cest important, cest déjà combattre les discriminations et les violences dont les femmes font lobjet au motif quelle sont des femmes. Mais une fois quon a dit ça, je ne crois pas quon soit très avancé. Ce qui me paraît plus intéressant, moins simple aussi sans doute, cest autre chose, qui serait du côté de la critique de lemprise extravagante de ces signifiants, « homme », « femme », sur nous au plus intime de nous, pour revenir à cette question de
lintime.
Quand je dis « signifiant », jemploie ce terme en son sens psychanalytique lacanien en loccurrence. Un signifiant, au sens psychanalytique, cest justement leffet demprise sur un sujet emprise intime, insue, quoique souvent en crise de l« extime » qui le fait.
Lorsque Lacan dit que « les hommes, les femmes, les enfants, ce ne sont que des signifiants », il nous dit que notre adhérence inconsciente à ce qui nous identifie comme « homme » ou « femme » (je laisse la question de lenfant de côté, je lai développée amplement dans Le Sexe prescrit12), est, en gros, un symptôme, cest-à-dire nous parle dautre chose, à savoir en aucun cas de la « réalité » des « hommes » ou des « femmes », mais des processus qui nous assignent à ce « choix » sexué. Processus sexuels, au sens freudien, mais non sexués. Autrement dit, le sexué, et y compris le sexué sexuel (lérotisme sexué), procède dune dimension sexuelle (érotique) non sexuée, éminemment fluide et instable. Non linverse.
Donc, avec tout ça, être féministe, peut-être que cest dabord commencer par débusquer, inlassablement, les lieux de cette puissance des signifiant «homme» ou « femme ».
Cest étonnant encore que pas tellement, après tout comme on la voit à luvre, cette emprise, comme une sorte de « philosophie spontanée » disons « machiste », y compris chez quelquun comme Foucault. Je suis tombée lautre jour sur un texte où il commente Saint Augustin, à propos du « célèbre geste dAdam couvrant son sexe dune feuille de figuier », geste qui sexplique, selon Saint Augustin, note Foucault, non par le simple fait quAdam avait honte de sa présence, mais « par le fait que ses parties sagitaient sans son consentement ». Le commentaire de Foucault est intéressant : « le sexe incontrôlé de lhomme est limage de ce quAdam fut à légard de Dieu, un rebelle. »13 Si cest ce que pense Saint Augustin, Foucault le suit sur ce terrain sans hésiter : incontrôlé, ça voudrait dire forcément en érection. Et une érection souveraine, au sens qui chez Flaubert est cruellement ironique : « érection : ne se dit quen parlant dun monument »... (Dictionnaire des idées reçues). Voilà très exactement ce que James Baldwin appelait, dans un fort beau texte sur Gide, « la prison du masculin »14. Et cest à mille lieues de ce que peut énoncer, sur la même question, Montaigne encore lui, décidément qui nous parle, lui aussi, de « lindocile liberté de ce membre, singérant si importunément lorsque nous nen avons que faire, et défaillant si importunément lorsque nous en avons le plus à faire... »15 Il est vrai quil ne sagit pas chez Montaigne dun face-à- face avec Dieu, dune lutte de souveraineté, donc. Et bien là, je crois quon a un très bel exemple dune défaillance chez Foucault on la lui pardonnera... de lattitude critique, cest-à-dire de ce qui permet de décoller ladhérence en nous du repère, inébranlable, de la souveraineté.
Jai fait un détour, mais je crois quil permet de donner un sens, disons, critique, à une position « féministe ». Une position qui sappuierait non sur un quelconque « être-femme », mais sur un patient travail de dé-tissage des soi-disant évidences de la sexuation.
Pour moi, cela voudrait dire aussi penser la sexuation, et le choix sexué, au-delà des données de hasard qui nous font naître de garçon ou fille, en termes de voisinage des sexes, et non de «différence des sexes». Cela signifie aussi penser et expérimenter et lexpérience du couple peut être un espace propice pour cela les voies, les apories, les possibles, de notre «transsexualisme » psychique. Je désigne par là notre sexuation comme effet, plus ou moins consenti, plus ou moins libre, plus ou moins ludique, de nos identifications, et non comme donnée auquel notre destin se doit dêtre conforme.
Je me doute que ma réponse à cette question du féminisme est une réponse un peu de travers. Je ne sous-estime nullement je crois la nécessité politique dun « féminisme », mais je pense, que ça ne peut que passer par ce que Judith Butler désigne comme « subversion des identités », sous peine de reconduire la souveraineté quil mimporte de critiquer. Souveraineté qui articule très certainement la « prison du masculin », comme nous la montré la petite digression sur lérection devant Dieu versus lérection inconséquente, celle qui nen fait quà sa tête, laquelle nest pas celle du possesseur du « sceptre ». Donc, quant au féminisme, pour moi un discours comme celui de Françoise Héritier par exemple, (voir en particulier le deuxième opus de Masculin/Féminin16), qui installerait la souveraineté du côté de la puissance féminine à être mère, assez proche en cela des élucubrations de Michel Schneider (Big mother17), ne fait que réitérer, et ainsi renforcer, la puissance de lemprise fantasmatique sur cette question des sexes. Et donc représente, à mes yeux, une impasse politique complète.
Voilà ce que je peux dire pour linstant, et finalement, même si je suis, au fond, très pessimiste politiquement je suis atterrée, asphyxiée, véritablement, par létat du monde contemporain, par létat des discours, quand on peut entendre par exemple un ministre de lÉducation nationale dire sans sourciller que la récitation à lécole, cest parfait parce que ça prépare aux entretiens dembauche » (sic) (Baudelaire ou Rimbaud avaient évidemment cela en tête, que ne nous en étions-nous avisés plus tôt, têtes de linottes que nous sommes !), et tout à lavenant, le président de TF1 tranquillement nous dire que son boulot le mieux-disant culturel ! cest faire vendre du coca-cola, finalement je tiens bon... Je tiens bon dans ma vie et dans mon travail à laide du magnifique texte de Canguilhem « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? »18, dans lequel il écrit que la « certitude de léchec final » ne doit pas nous faire renoncer à « lespoir dun jour ». Je dirais que sur la question du des couple-s, comme sur dautres, seul peut nous faire avancer, et inventer du possible, lespoir dun jour.
Sabine Prokhoris est psychanalyste, auteure de louvrage, Le Sexe prescrit - La Différence sexuelle en question (Paris, Aubier, réédité en poche chez Champs-Flammarion, 2002).
Elle sera également lune des invités des Ves Rencontres Internationales de lOrdinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire].
Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou programme de rencontres.
Partir de lespace que configure la situation de « faire couple » pour aborder la question de ce quon appelle l« intime » me paraît bien venu à plus dun titre, à condition que lon ne rabatte pas lintime sur la clôture du « privé » ce qui est évidemment une pente le long de laquelle il est facile de se laisser entraîner. Ça me paraît bienvenu parce que ça situe lintime non comme une dimension, solipsiste, de l« intériorité », celle dun individu qui serait comme une sorte de monade sans portes ni fenêtres, mais dabord, et essentiellement, comme un espace-entre : un espace entre deux partenaires, un espace qui peut être qualifié de différentes manières, mais qui joue de toutes façons, pour chacun deux, comme dimension dextériorité. Une dimension éminemment précieuse, déterminante, constitutive même. Si bien que lintime, envisagé selon cette modalité, relèvera dune situation où un lien de proximité extrême, avec tout ce que la proximité suppose de trouble du « propre », a fortiori lorsque la figure proche est investie comme figure délection, fabrique, pourrait-on dire, une figure du « soi ». Un lien de proximité qui est en même temps lexpérience dune distance irréductible, si mince soit-elle, avec ce « prochain », comme dit Freud.
Ce qui, dailleurs, est exactement la perspective de la psychanalyse sur cette question.
Je vais essayer déclairer ce point lintime tel quon peut le problématiser à partir de la psychanalyse de plusieurs façons. Je ne perds pas de vue que notre objet, dans cette rencontre, est la question du des couple-s. Mais il me semble que cette question précisément est prise, pour beaucoup de raisons, sur lesquelles nous reviendrons sans doute, dans un fatras indistinct didéaux, de stéréotypes, de malentendus, dont nous pouvons, les uns ou les autres, faire très durement les frais, en termes de malheur personnel. Quelle est empêtrée en somme dans tout un impensé, qui procède entre autres choses dune profonde méprise sur cette question de lintime.
Alors lintime, du point de vue de la psychanalyse, quest-ce que cest ? Quelle est sa valeur ? Sachant que lintime, ce nest pas un concept psychanalytique, pas un concept que lon trouverait chez Freud par exemple. Lacan, cependant, dans lun de ses séminaires, introduit un mot, « extime », qui serait comme le concept psychanalytique de lintime. Vous voyez, on passe directement, dans cette sorte de jeu de mot génial, de lévidence dun « dedans » à lespace dun « dehors ». Quest-ce que ça veut dire, ça ? En fait une chose assez simple, à savoir que le plus singulier, le plus inaliénable du « propre », létoffe dont il est fait, cest de l« autre ». De lautre proche, étrangement familier autant que définitivement, inguérissablement étranger. Ou plus exactement, que cette étoffe du « propre », que les motifs qui la font unique, reconnaissable entre toutes, cest une espèce de tissage entre différentes adresses, cest-à-dire entre différentes situations de « toi-ET-moi ». Donc entre différentes configurations de lespace-entre. Lacan écrit quelque part, reprenant et déplaçant la remarque de Pascal, reprise par Buffon, que « le style, cest lhomme à qui on sadresse »1. Et bien voilà, cest ça, la matière hors de soi de l« intime », cest ça, cest l« extime ». Cest-à-dire ni « moi », ni « toi », mais cet espace hors chacun, cet espace que creuse lappel dair de ladresse, cet espace qui devient part vitale, essentielle, qui devient l« intime ». Tenez, je pense à Montaigne, par exemple, les Essais. Ce serait lexemple même de lintime en ce sens, cest-à-dire de l« extime », cette prolifération dautres dans le cours et le corps de lécriture, les citations, en latin, en français, en grec plusieurs langues , la manière dont le texte est traversé, emmené ici ou là, par telle ou telle parole dun autre, cette structure digressive... Souvenez-vous, « je nai pas tant fait mon livre que mon livre ne ma fait ». « Mon livre », cest-à-dire toutes ces voix, cette polyphonie, dont « je », le « je » intime qui est le sujet des Essais, est un effet, un effet mouvant, non définitivement fixé.
Puisque nous parlons de Montaigne, je viens de lire, à propos dadresse et on va tomber tout droit sur notre question, celle du couple un recueil de lettres quil a écrites, notamment à son père et à son épouse. Ce sont des lettres absolument magnifiques, et on comprend en les lisant à que point lintime/« extime » est je dirais sécrété dans ladresse élective, dans le geste par lequel on fait couple. Et ce qui est remarquable, cest cette espèce dentrelacement dont témoigne cette correspondance, cet entrelacement de différentes figures de couples : Montaigne/La Boétie, La Boétie/son épouse, à travers le récit
de Montaigne, Montaigne/son père, Montaigne/son épouse2. Il y a un fragment dune lettre bouleversante écrite par Montaigne à son père au moment de la mort de La Boétie tout le monde se souvient de ce «parce que cétait lui, parce que cétait moi», mot du lien délection , et cest vraiment une lettre sur un amour incroyable. Il fait le récit de la mort de La Boétie, âgé de 32 ans, il fait ce récit à son père qui en a 72, il raconte cette confiance exigeante, essentielle, cette adresse qui ne peut souffrir quon sy dérobe, de La Boétie au moment de sa mort, La Boétie qui attend de Montaigne quil soit présent, lui, plutôt que sa propre femme, pour protéger celle-ci de cette douleur, de la brutalité énorme quinflige le déchirement de la mort. Et lon voit là se dessiner plusieurs configurations du lien de couple, qui jouent les unes par rapport aux autres, chaque lien, dans ce quil a dunique, préservant quelque chose de lautre.
Si on revient à la psychanalyse, pour reprendre cette affaire de lintime/ «extime», lexpérience de la cure, du dispositif analytique, donne accès à cette dimension, justement. La règle fondamentale, « dites ce qui vous vient à lesprit », couplée à lattention également flottante de lanalyste, ça produit et ça fait surgir cette dimension-là. Ce nest pas une histoire daveu, de dévoilement des turpitudes ou des gloires dun moi caché. En fait, ce quon appelle « la vie privée » de lanalysant, on nen a rien à faire, je dirais. Ce nest pas la question. Lattention de lanalyste est « également flottante », ça veut dire quelle a à se détacher de ladhérence aux contenus, pour se montrer disponible à la situation dadresse : lanalysant nous parle Wladimir Granoff, dans un livre qui vient de paraître, Le Désir danalyse3, livre passionnant, très poignant, aussi, qui témoigne, après la mort il y a quatre ans de Granoff, des différentes adresses qui lont fait homme et analyste, Wladimir Granoff, donc, rappelle que là-dessus Lacan avait remis les pendules à lheure. Cest le fait que lanalysant nous parle quil incombe daccueillir, souligne Granoff. Et cest à cette situation que doit être articulé pour nous, analystes, ce que nous dit lanalysant, non à quelque injonction à ne rien nous celer.
Après on peut revenir de façon critique sur Lacan, ça nous entraînerait trop loin pour notre propos présent.
Cela dit, sur cette histoire daveu, dintime réduit au « sale petit tas de secrets » dont parlait Malraux Deleuze est complètement pris là-dedans, Foucault non, sa critique de la psychanalyse, y compris quand il en rattache le dispositif à la tradition de laveu, est beaucoup plus subtile, moins arrogante, que celle de Deleuze , sur cette histoire du « sale petit tas de secrets », donc, évidemment quune certaine pratique de la « psychanalyse », qui rabat lintime sur le huis-clos dune subjectivité honteuse, est en plein là-dedans. Au prix dune torsion tout de même hallucinante de la teneur de la règle fondamentale qui rend opérant le dispositif freudien, qui fait sa spécificité, et cest pourquoi dailleurs je mettais des guillemets tout-à-lheure, car je me demande vraiment si cest encore de psychanalyse quil sagit. Je pense en particulier à un cours de Jacques Alain Miller, un cours
de 1985/86, sur le livre VII du Séminaire de Lacan (LÉthique de la psychanalyse)4, cours intitulé justement « extimité ». Dans ce cours, la règle fondamentale (« dites ce
qui vous vient à lesprit », association libre/écoute également flottante) devient « intimation à faire savoir » (sic). Pas mal, non ? Il est vrai que, dans ce même cours, J.A. Miller explique tranquillement qu« il faut normaliser les paradoxes lacaniens ». Ben voyons !... Soit dit au passage, on ne trouve pas trace dans lédition officielle du Séminaire du mot « extimité », apparemment remplacé, cest moins ébouriffant par celui de «proximité».
Terme juste au demeurant. Dans LEsquisse pour une psychologie scientifique, ce texte écrit dans une fièvre cocaïnique, adressé à lami délection du moment, Fliess en loccurrence, où cette affaire de l«extime», sans le mot, est décrite, selon une sorte de généalogie, Freud parle du « proche », oui5. Cest bien du contact avec le proche délection, en effet, ce proche avec lequel demblée sinstaure un « faire couple », (et Freud a là en vue le couple nourrisson/mère, une mère traversée par les traces en elle de cet état de démunition initiale dans lequel se trouve son enfant), que sourd lintime/« extime ». Alors quand Miller « normalise les paradoxes lacaniens », ça vaut apparemment aussi pour les paradoxes freudiens, à commencer par celui de la règle fondamentale, devenue affaire de police, et non plus méthode pour reprendre langue avec ce quHenri Michaux appelle « le merveilleux normal »6, à savoir, en deçà de contenus représentatifs finalement figés, « si médiocres souvent », comme dit Michaux, lensemble des mouvements complexes, agités, qui ne cessent de se tramer en nous, et sont toujours liés à de lespace-entre.
Espace-entre que figure, transpose, et matérialise, le jeu en du dire. Je pense aussi à ce texte de Beckett, dans LInnommable7, sur les mots : « ... je suis en mots, je suis fait de mots, les mots des autres, quels autres, lendroit aussi, lair aussi, les murs, le sol, le plafond, des mots, tout lunivers est ici, avec moi, je suis lair, le mur, lemmuré, tout cède, souvre, dérive, reflue, des flocons, je suis tous ces flocons, se croisant, se séparant, sunissant, se séparant, où que jaille je me retrouve, mabandonne, vais vers moi, viens de moi, jamais que moi, quune parcelle de moi, reprise, manquée, perdue, des mots, je suis tous ces mots, ces étrangers... ».
Et ailleurs : « les mots sont là, quelque part, sans faire le moindre bruit, [...], ils me diront qui je suis, je ne comprendrai pas, mais ce sera dit, ils auront dit qui je suis, et moi je laurai entendu, et je laurai dit, sans bouche je laurais dit, je laurais entendu hors de moi, puis aussitôt dans moi, cest peut-être ça que je sens, quil y a un dehors et un dedans et moi au milieu, cest peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, dune part le dehors, de lautre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni dun côté ni de lautre, je suis au milieu, je suis la cloison, jai deux faces et pas dépaisseur, cest peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan... »8
Voilà, une incroyable description de lintime/« extime », de cette condition qui est la nôtre dêtre fait despace-entre. Car les mots, après tout, et lorsquà laube de notre existence ils ne sont quune masse indistincte et opaque, qui nous environnent de toutes parts et nous pénètrent, en bribes insistantes, énigmatiques, les mots qui sont ainsi « en nous et hors de nous », on baigne dedans, on boit la tasse, on apprend à y nager déjà alors ils existent comme adresse, si obscure soit-elle. Initiale épreuve du faire couple, dans cette adresse, adresse mutuelle, quoique dissymétrique : car quant à parler, cest dabord lautre qui nous parle lorsque nous ne parlons pas encore, cet autre à qui comme infans cest sans mots que nous nous adressons. Et bien je dirais que cest à cela très exactement quon a à faire dans lespace analytique, que cest cela, ce mode dexistence des mots, au-delà ou en deçà de leur teneur sémantique, qui fait le lien de ce couple à la fois si étrange et si ordinaire que forment lanalysant et son analyste.
Quant à lenjeu millérien, il est explicitement celui de lassujettissement comme visée de la cure. No comment. Mais il me semble quil y aurait moyen de court-circuiter ce genre de dévoiement du dispositif analytique et de sa visée classiquement, la levée du refoulement si lon concevait celle-ci à partir de cette note non-explicitée que Freud rédige très peu de temps avant sa mort : « Psychè est étendue ; nen sait rien. »9 Ce que je me dis, cest quon pourrait voir ce « nen sait rien », cette ignorance, comme une description du refoulement, dont un des effets serait de circonscrire lintime à
la clôture dun « soi » oublieux de l« extime » ce dehors qui la fait tel ou tel et aussi malade. Malade de cette méconnaissance. Et que la levée du refoulement, ce serait laccès à une ouverture de lintime tant sur sa généalogie (la complexité qui a constitué une singularité), que sur ses possibles. Louverture, donc, sur de la modification, qui renoue, mais en se déprenant de ce qui a pris forme de diktats, avec linconscient comme « discours de lautre », selon le mot de Lacan. Avec l« extimité » native de toute figure dintimité.
Bien sûr, cest au prix dun trouble des repères enkystés. Un trouble qui est celui de la crise ouverte par lamour (lamour dit de transfert, dans lanalyse). Crise, désorientation. « État pathologique normal » : cest ainsi que Freud qualifie le rêve, le deuil, létat amoureux. Pathologique, au sens, je dirais, du « merveilleux » de Michaux, qui a rapport aussi avec cela, « les perturbations de lesprit ». Pathologique, cest-à-dire ouvert aux courants dair aux gouffres de l« extimité ».
Vivre en couple(s), est-ce apprendre à se transformer ou à se modifier tant le soi est toujours déporté vers lautre ?
Bon, ce quon peut dire, cest que dans nimporte quelle forme de couple couple officiellement identifié comme couple amoureux, couple amical, couple de travail, couple mère/ou père//fille/ou fils, couple fraternel, et la liste des relations privilégiées à deux nest pas close, il peut y avoir aussi des situations très fugaces, complètement fortuites, non-instituées , il y a une dimension amoureuse. Cest-à-dire la dimension du « parce que cétait lui, parce que cétait moi », que jévoquais tout-à-lheure à propos de Montaigne et de La Boétie. Autrement dit, une élection nécessaire autant quhasardeuse, une évidence quasi désespérée, traversée par les courants affectifs les plus violents, les plus doux aussi, labandon et la peur, une évidence hantée par le sexuel, fût-ce en ses dérivés sublimés. Cest quon est déjà là-dedans dès quon vient au monde. Et puis après, ça prend différentes formes très tôt, dans lenfance. Tout le monde se souvient de cela, ou observe, ces passions enfantines, à lécole maternelle : lami(e) de coeur, lamoureux(se). Déjà les expériences de trahisons, dinfidélité, dirrépressible élan damour ou de détestation... À ladolescence ça flambe. Et puis on voit ça à luvre aussi dès quil y a un groupe. Il y a toujours des choses à deux qui se construisent, dans un collectif pas forcément les mêmes choses avec les mêmes partenaires , et cest à partir de ces petits duos ouverts et démultipliés que se construisent des unités plus larges.
Cela dit, dans notre monde, le couple amoureux reconnu comme tel, institué, et de préférence hétérosexuel, est supposé être la vraie figure du couple. Dailleurs je suis étonnée de constater que beaucoup de gens cessent de nouer de nouveaux liens damitié une fois terminée la période de ladolescence. Je me souviens dailleurs dun propos de Michel Foucault, disant en substance que cest à partir du moment où lamitié a cessé dêtre un rapport socialement valorisé, intime, mais non purement privé, autrement dit (supposément) hors de toute codification sociale, si lon sen tient à lopposition privé/public que lhomosexualité est devenue un problème. Il me semble quil y a là quelque chose qui mène assez loin, et nous parle dune généalogie du « privé » comme espace confiné et pauvre, comme institution de clivages entre les couples valables et ceux qui le sont moins, et au sein même des couples dailleurs. Je me souviens du propos dun de mes éminents confrères, rapporté par une analysante, disant à une jeune femme en difficulté dans son couple, un couple dont lune des dimensions une des forces était une collaboration de travail, intime, dans le champ intellectuel et artistique, que « un couple, ce nétait pas ça de toutes façons »... On peut discerner dans ce genre de propos les répercussions de ce dont parle Foucault sur la conception du couple amoureux, les normes et les idéaux qui le définissent. Foucault continue, poursuit son propos en disant aussi que cest parce que le couple amoureux fonctionne dans notre société dune façon aussi repliée et finalement étriquée, sur les stéréotypes de la petite vie privée, que la vie de célibataire est aussi misérable.
Heureusement, lexpérience du couple amoureux, pour en revenir à lui, cest aussi une mise en crise des idéaux, dabord parce que cest, je crois, une des situations qui nous expose le plus à de la modification, par frottement je dirais. Ceci en raison, et cest une autre façon de reprendre cette question de lintime, de la dimension conversationnelle du couple, au sens de Goffman ou de Foucault le Foucault qui introduit le concept de gouvernementalité, sur le modèle, goffmanien, de la conversation.
Jajouterais que ceci peut advenir ce qui nest hélas pas toujours le cas à condition que le couple amoureux au sens étroit des clichés de lamour-de-couple puisse ne pas être seulement cela. Puisse être en même temps un couple damitié, un couple de jeu, un couple, pourquoi pas, de travail, un couple fraternel. Puisse aussi subvertir, jusque y compris dans la sexualité, lassignation aux rôles sexués, quil sagisse dailleurs dun couple homme/femme, femme/femme, homme/homme.
Revenons à la gouvernementalité, je pense quelle nous permet de reprendre et la question de la modification, et celle de légalité entre les partenaires. Car elle nous permet dentrer dans la question des relations de pouvoir sur un mode non-figé, autrement que par le concept, assez pauvre, peu opératoire à mon sens, de la domination. Les relations de pouvoir, elles sont bien entendu sans cesse à luvre, dans les relations de couples comme dans toutes les autres situations humaines, et cela, il ne sagit pas de le diaboliser. Dans son livre récemment traduit, Le Pouvoir des mots10, Judith Butler montre bien, fidèle en cela à Foucault, que la performativité des discours et des situations relationnelles nest pas univoque, souveraine, et absolue. Que penser en termes de domination non seulement adhère, à lidée religieuse en son fond de souveraineté, mais sape les voies (x) de toute possibilité de changement. Autrement dit, la croyance même à la domination est soumission à son illusion, cest-à-dire au leurre de la souveraineté. Or évidemment que cette soumission produit des effets, et bien sûr quelle ne procède pas de rien. Mais entrer
disons dans larène dune performativité critique cest cela la gouvernementalité , et bien ça peut conduire à une série
de modifications des places et des effets
de pouvoir.
Jai envie de dire que le jeu du couple (amoureux entre autres), cest laccès à cette plasticité performative, sur un mode dailleurs tant ludique que parfois conflictuel. En tout cas, je crois que cest ça qui permet daccéder à une figure de légalité, dans le jeu mobile des dissymétires et des assymétries qui font le caractère unique de toute rencontre.
Quel est le poids du juridique et des institutions dans les pratiques de couple(s) ?
Tout ce quon a dit précédemment concernant le couple amoureux vaut à mes yeux pour le couple hétérosexué comme pour le couple homosexué, lequel peut, tout autant, se trouver pris dans les filets des stéréotypes du couple et de la sexuation. Tout simplement parce que dès quon fait couple, les clichés les plus éculés, mais qui nen sont pas moins puissants pour cela, étendent sur nous leurs tentacules. Cest la rançon exhorbitante de la valorisation exclusive du couple amoureux qui a cours dans notre société, et dont nul ne se trouve indemne, bien que chacun puisse trouver comment jouer avec tout ça, et y trouver son compte dune manière inventive.
À cet égard, cest vrai que linstitution du PACS a sans doute eu des incidences, puisque non seulement le PACS permettait une extension du domaine du couple amoureux, mais quil nétait pas non plus réservé aux gays et aux lesbiennes.
Cependant, je suis pour ma part favorable à louverture du mariage aux couples de même sexe, et pas seulement pour des raisons « humanistes » et républicaines de non-discrimination. Même si je partage lavis de Derrida (entretien du Monde du 19 août 2004) quil faudrait imaginer un PACS élargi quant aux droits auxquels il donne accès, je ne suis pas daccord avec la modalité de sa réserve sur le mariage, le mariage pour lequel, dit-il, son « respect demeure intact ». Quest-ce que cest que ce respect, en effet, sinon cela même dont à mes yeux il faudrait pouvoir se déprendre ? Cest-à-dire ladhésion, au bout du compte, à une vision de lindéfectible souveraineté, anhistorique, transcendante, de linstitution « mariage », alors oui religieuse en son fond. Derrida est du reste parfaitement cohérent lorsquil préconise que le « mariage », même ouvert à tout couple, homosexué ou hétérosexué, relève exclusivement du champ religieux, et quun super PACS, qui ne concerne pas uniquement les couples, unisse juridiquement ceux qui le souhaitent. Pourquoi pas, en effet ? Mais à mes yeux, il en va de linstitution « mariage » de toute institution à vrai dire comme des discours, performatifs mais non-univoques, traversés disons par une incertitude performative constitutive. Et jappliquerais volontiers au mariage comme institution les analyses que propose Judith Butler pour penser le statut des discours et de la résistance à leur absolutisme supposé. Cest-à-dire que je refuserai dadhérer à lévidence inquestionnée de la souveraineté performative de linstitution « mariage », évidence qui conduit non à vraiment laïciser le mariage, mais à en confier la « gestion » à lautorité religieuse. Je pense au contraire que louverture juridique du mariage aux couples de même sexe, du mariage civil, contribue, au-delà de ce qui touche à la question des discriminations, à la défaite de la souveraineté performative de linstitution, et à une véritable critique de cette souveraineté. Critique au sens de cet « art de ne pas être tellement gouverné » qui est le battement même du concept foucaldien de gouvernementalité.
Par ailleurs, en ce qui concerne la possibilité pour les couples de même sexe de devenir parents, je ne vois pas ce qui pourrait conduire la société à sy opposer, hormis ce « haut degré de conformisme » dont parle Mary Douglas, lorsquelle écrit que « en qualifiant un phénomène de dangereux, on le dérobe à la discussion, et on atteint par là le plus haut degré de conformisme »11.
Quest-ce quêtre féministe aujourdhui selon vous ?
Bon, cest une question piégée, certes, mais je vais tenter dy répondre. Pourquoi dis-je quelle est piégée, sinon parce quelle repose sur le signifiant « femme », qui comme le signifiant « homme », ne peut pas, pour la psychanalyste que je suis et pas davantage dans mon expérience personnelle être pris tel quel, sans critique. Donc, je vais essayer de vous répondre sur plusieurs plans, et on verra ce qui sort de leur articulation.
Donc, être « féministe », ce serait quoi ? Au degré zéro de la chose, et bien sûr cest important, cest déjà combattre les discriminations et les violences dont les femmes font lobjet au motif quelle sont des femmes. Mais une fois quon a dit ça, je ne crois pas quon soit très avancé. Ce qui me paraît plus intéressant, moins simple aussi sans doute, cest autre chose, qui serait du côté de la critique de lemprise extravagante de ces signifiants, « homme », « femme », sur nous au plus intime de nous, pour revenir à cette question de
lintime.
Quand je dis « signifiant », jemploie ce terme en son sens psychanalytique lacanien en loccurrence. Un signifiant, au sens psychanalytique, cest justement leffet demprise sur un sujet emprise intime, insue, quoique souvent en crise de l« extime » qui le fait.
Lorsque Lacan dit que « les hommes, les femmes, les enfants, ce ne sont que des signifiants », il nous dit que notre adhérence inconsciente à ce qui nous identifie comme « homme » ou « femme » (je laisse la question de lenfant de côté, je lai développée amplement dans Le Sexe prescrit12), est, en gros, un symptôme, cest-à-dire nous parle dautre chose, à savoir en aucun cas de la « réalité » des « hommes » ou des « femmes », mais des processus qui nous assignent à ce « choix » sexué. Processus sexuels, au sens freudien, mais non sexués. Autrement dit, le sexué, et y compris le sexué sexuel (lérotisme sexué), procède dune dimension sexuelle (érotique) non sexuée, éminemment fluide et instable. Non linverse.
Donc, avec tout ça, être féministe, peut-être que cest dabord commencer par débusquer, inlassablement, les lieux de cette puissance des signifiant «homme» ou « femme ».
Cest étonnant encore que pas tellement, après tout comme on la voit à luvre, cette emprise, comme une sorte de « philosophie spontanée » disons « machiste », y compris chez quelquun comme Foucault. Je suis tombée lautre jour sur un texte où il commente Saint Augustin, à propos du « célèbre geste dAdam couvrant son sexe dune feuille de figuier », geste qui sexplique, selon Saint Augustin, note Foucault, non par le simple fait quAdam avait honte de sa présence, mais « par le fait que ses parties sagitaient sans son consentement ». Le commentaire de Foucault est intéressant : « le sexe incontrôlé de lhomme est limage de ce quAdam fut à légard de Dieu, un rebelle. »13 Si cest ce que pense Saint Augustin, Foucault le suit sur ce terrain sans hésiter : incontrôlé, ça voudrait dire forcément en érection. Et une érection souveraine, au sens qui chez Flaubert est cruellement ironique : « érection : ne se dit quen parlant dun monument »... (Dictionnaire des idées reçues). Voilà très exactement ce que James Baldwin appelait, dans un fort beau texte sur Gide, « la prison du masculin »14. Et cest à mille lieues de ce que peut énoncer, sur la même question, Montaigne encore lui, décidément qui nous parle, lui aussi, de « lindocile liberté de ce membre, singérant si importunément lorsque nous nen avons que faire, et défaillant si importunément lorsque nous en avons le plus à faire... »15 Il est vrai quil ne sagit pas chez Montaigne dun face-à- face avec Dieu, dune lutte de souveraineté, donc. Et bien là, je crois quon a un très bel exemple dune défaillance chez Foucault on la lui pardonnera... de lattitude critique, cest-à-dire de ce qui permet de décoller ladhérence en nous du repère, inébranlable, de la souveraineté.
Jai fait un détour, mais je crois quil permet de donner un sens, disons, critique, à une position « féministe ». Une position qui sappuierait non sur un quelconque « être-femme », mais sur un patient travail de dé-tissage des soi-disant évidences de la sexuation.
Pour moi, cela voudrait dire aussi penser la sexuation, et le choix sexué, au-delà des données de hasard qui nous font naître de garçon ou fille, en termes de voisinage des sexes, et non de «différence des sexes». Cela signifie aussi penser et expérimenter et lexpérience du couple peut être un espace propice pour cela les voies, les apories, les possibles, de notre «transsexualisme » psychique. Je désigne par là notre sexuation comme effet, plus ou moins consenti, plus ou moins libre, plus ou moins ludique, de nos identifications, et non comme donnée auquel notre destin se doit dêtre conforme.
Je me doute que ma réponse à cette question du féminisme est une réponse un peu de travers. Je ne sous-estime nullement je crois la nécessité politique dun « féminisme », mais je pense, que ça ne peut que passer par ce que Judith Butler désigne comme « subversion des identités », sous peine de reconduire la souveraineté quil mimporte de critiquer. Souveraineté qui articule très certainement la « prison du masculin », comme nous la montré la petite digression sur lérection devant Dieu versus lérection inconséquente, celle qui nen fait quà sa tête, laquelle nest pas celle du possesseur du « sceptre ». Donc, quant au féminisme, pour moi un discours comme celui de Françoise Héritier par exemple, (voir en particulier le deuxième opus de Masculin/Féminin16), qui installerait la souveraineté du côté de la puissance féminine à être mère, assez proche en cela des élucubrations de Michel Schneider (Big mother17), ne fait que réitérer, et ainsi renforcer, la puissance de lemprise fantasmatique sur cette question des sexes. Et donc représente, à mes yeux, une impasse politique complète.
Voilà ce que je peux dire pour linstant, et finalement, même si je suis, au fond, très pessimiste politiquement je suis atterrée, asphyxiée, véritablement, par létat du monde contemporain, par létat des discours, quand on peut entendre par exemple un ministre de lÉducation nationale dire sans sourciller que la récitation à lécole, cest parfait parce que ça prépare aux entretiens dembauche » (sic) (Baudelaire ou Rimbaud avaient évidemment cela en tête, que ne nous en étions-nous avisés plus tôt, têtes de linottes que nous sommes !), et tout à lavenant, le président de TF1 tranquillement nous dire que son boulot le mieux-disant culturel ! cest faire vendre du coca-cola, finalement je tiens bon... Je tiens bon dans ma vie et dans mon travail à laide du magnifique texte de Canguilhem « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? »18, dans lequel il écrit que la « certitude de léchec final » ne doit pas nous faire renoncer à « lespoir dun jour ». Je dirais que sur la question du des couple-s, comme sur dautres, seul peut nous faire avancer, et inventer du possible, lespoir dun jour.
Sabine Prokhoris est psychanalyste, auteure de louvrage, Le Sexe prescrit - La Différence sexuelle en question (Paris, Aubier, réédité en poche chez Champs-Flammarion, 2002).
Elle sera également lune des invités des Ves Rencontres Internationales de lOrdinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire].
Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou programme de rencontres.
1 Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966. p. 9.
2 Montaigne, Lettres, Paris, Arléa, 2004.
3 Wladimir Granoff, Le Désir danalyse, Paris, Aubier, 2004. Notamment le chapitre intitulé : « Des années de très grand bonheur ».
4 Jacques Alain Miller, Extimité, cours sur le Séminaire livre Vll (dactylographie).
5 Sigmund Freud, La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF. 1973. « De lesquisse dune psychologie scientifique», notamment p. 336 et suivantes.
6 Henri Michaux, uvres complètes, Paris, Gallimard 2004, coll. La Pleïade, tome lll, pp. 313-328.
7 Samuel Beckett, LInnommable, Paris, Minuit, 1992, p.166.
8 Ibid. p.160.
9 Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 288.
10 Judith Butler, Le Pouvoir des mots, Amsterdam, 2004.
11 Mary Douglas, De la souillure, Paris, La Découverte, poche, 2000, p. 59.
12 Sabine Prokhoris, Le Sexe prescrit, Paris, Aubier 2000/Champs Flammarion 2002.
2 Montaigne, Lettres, Paris, Arléa, 2004.
3 Wladimir Granoff, Le Désir danalyse, Paris, Aubier, 2004. Notamment le chapitre intitulé : « Des années de très grand bonheur ».
4 Jacques Alain Miller, Extimité, cours sur le Séminaire livre Vll (dactylographie).
5 Sigmund Freud, La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF. 1973. « De lesquisse dune psychologie scientifique», notamment p. 336 et suivantes.
6 Henri Michaux, uvres complètes, Paris, Gallimard 2004, coll. La Pleïade, tome lll, pp. 313-328.
7 Samuel Beckett, LInnommable, Paris, Minuit, 1992, p.166.
8 Ibid. p.160.
9 Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 288.
10 Judith Butler, Le Pouvoir des mots, Amsterdam, 2004.
11 Mary Douglas, De la souillure, Paris, La Découverte, poche, 2000, p. 59.
12 Sabine Prokhoris, Le Sexe prescrit, Paris, Aubier 2000/Champs Flammarion 2002.