Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
par Layla Raïd
Imprimer l'articleUne homonymie ordinaire
Les individus préexistent aux relations quils instaurent. Mais pour autant quelle inclut leur histoire, leur identité devient tributaire de celle du couple. Sil est ma construction, mon couple me transforme. Il serait mal avisé de voir une aliénation dans cette force créatrice.
Lépoux et lépouse ne sont que les membres dune relation. Ce ne sont pas lhomme et la femme, qui lui préexistent et lont instaurée. Et pourtant, dans lusage le plus ordinaire, femme et épouse sont employés pour le même être et rôle social. On identifie le sexe féminin en lui prescrivant non pas dêtre simplement, mais dêtre en relation. Comme si dans ce cas, la relation préexistait à ses termes. Comme si le couple était ici premier, par rapport à son acte dinstauration. Mais uniquement pour lun des deux sexes. Un homme se retrouve mari ou compagnon; selon lhomonymie ordinaire, par contre, la femme est de manière essentielle pour le couple. Lidentification du sexe est prescription sociale.
La logique des relations de couple est ainsi restée longtemps asymétrique. Un sexe second : pour autrui, en soi incomplet. Complété par son destin logique et social : le couple. Les désignations ordinaires entretiennent cette confusion de lêtre et de la relation, que lenfance apprend vite. On peut parler daliénation quand la relation de couple prime dès laube de la vie sur la réalité de lindividu.
Comment un humain pourrait-il, aussitôt reconnu, être pour un autre, sans être défait dune partie de son autonomie ? Comment un être ainsi défait peut-il construire une autonomie autrement quen se réappropriant son nom (le « féminisme ») ? Ou en choisissant la vigilance, quon veuille ou non la proclamer ? Cest alors le féminisme ordinaire, silencieux et choisissant ses objets propres.
Le problème nest pas tant bien sûr le seul vocabulaire ordinaire, mais la logique quil représente, ce quil reflète de la réalité sociale, et en retour permet de réaliser. Nous vivons une époque intermédiaire où cette logique succombe en certains lieux, et demeure en dautres. Un des enjeux quotidiens du couple reste pour la femme et lhomme détablir la bonne distance par rapport à leur vocation traditionnelle remise en question.
Lhomme veuf ne disparaît pas à la mort de lépouse. Mais il y eut des cultures pour faire disparaître Madame à la mort de lépoux : au comble de lêtre pour autrui, sacrifier la veuve. Nos murs sont plus douces. Plus de sacrifices, mais des vies resserrées, comme cette inquiétude familière à de trop nombreuses femmes rentrant la nuit chez elles. Des cages assez larges pour que la plainte soit jugée irrecevable. Quune femme doive être accompagnée la nuit indique une violence endémique, mais lusage appartient aux murs « galantes ». Cest que dans nos contrées le principe
de cette homonymie commence à disparaître à quelques peurs près, quelques insultes régulières, petits dégâts collatéraux vous volant votre tranquillité : femme de et non femme, de votre époux, ou de qui, voyant seule la passante dans la rue, sautorise linsulte. La peur ou le mépris régulièrement instillés interdisent une incarnation tranquille : des êtres orientés vers lautre, son regard et ses mots. Linsulte apparaît dans le vide créé par labsence dun couple apparent. On ne peut manquer la banalité de ce phénomène sans faire preuve de cécité. Les plus acharné(e)s à défendre le charme de nos murs limiteront les allées et venues nocturnes de leur fille, pour des raisons différant des limites posées au mouvement dun mâle.
La liberté daller et venir est atteinte par cette logique asymétrique. Répondre que toute personne sans distinction de sexe en est au même point serait de la mauvaise foi. Mais on fait pire pour expliquer les libertés rétrécies : on invoquera la nature, la « différence des sexes ». Au mépris du masculin.
Dame Nature peut bien sûr ratifier nimporte quelle horreur, pourvu quon le lui demande. Quelle est la limite entre monstruosité et mal naturel ? Question piégée sil en est : vous direz ce que vous acceptez aux frontières de votre quotidien. La violence sexiste à la petite semaine est un mal naturel, nous dit-on. Laissez-vous donc insulter. Mordez la poussière quand on vous le demande. Il faut avoir assez de caractère pour saccommoder dune coutume qui prouve votre capacité à plaire. On vole à la victime son indignation même. Avoir assez de ce « caractère » est simplement faire la preuve de sa capacité à se soumettre.
Si la prescription principielle dun être pour autrui est une violence, le choix de vivre au service dautrui nest bien sûr
pas en cause, mais labsence de choix, la
soi-disant naturalité de ce mode dêtre. Daucuns chercheront à le fonder sur la gestation, orientation vers autrui sans doute, mais on naccouche pas de son amant, et la violence structurelle de linsulte ne peut être ainsi expliquée.
La destination de lêtre féminin au couple (hétérosexuel) est une aliénation. Le problème nest pas que la femme comme lhomme doive une part de son identité au couple quelle construit, mais quavant même que le couple existe, la femme soit nommée pour lemploi. Quon ne puisse dire qui on est sans évoquer son ou ses couple(s) serait une propriété historique de lhomme, naturelle de la femme. Comme si lhistoire nhabitait pas lun et lautre au même titre. Et comme si, en retour, lindividu mâle avec son corps propre ne devait pas prendre le risque dune relation sans service supposé. Depuis que les suggestions étriquées de lhomonymie seffritent, aucune institution indiscutée ne vient plus soutenir Monsieur, pas plus que Madame; aucune vieille fée ne vient plus au berceau la destiner au couple. Lhomonymie a vécu : ce qui ne veut pas dire que le couple a vécu, simplement il na plus pour lui la certitude facile quun des deux membres y est voué.
Lobjection selon laquelle «être femme de» a toujours été un choix ignore lantique vocation sociale (plutôt quindividuelle) de lêtre féminin aux activités de soins. À la différence du métier dont on pose le fardeau en rentrant chez soi, le travail au foyer demande une disponibilité continue. On peut le choisir. Mais si lenfant a besoin de soins constants, on peut aussi les diviser, pour que lun des membres ne supporte plus le poids soi-disant exigé par la nature dune vie pour autrui. En faisant parfois payer à «autrui» le temps quon lui a consacré.
Le service nest pas naturel. La domestique, élevant les enfants de ses patrons, nélevait pas les siens, élevés par leur grand-mère; la patronne nélevait pas les siens, élevés par la domestique. Étrange nature, qui se laisse ainsi médier par largent.
Si lorientation vers autrui nest lapanage daucun sexe, le souci de lautre appartient au couple de façon essentielle. Sans lui, une paire damis ou damants ne forme pas un couple. Loin de défendre une pure et simple indépendance dans le couple, difficile, voire illusoire avec des enfants, certains féminismes ont repris ce souci comme valeur morale pour le placer au centre dun foyer rééquilibré. Cest à travers ce souci que nous apprenons la délicatesse dun être humain et que lui-même lapprend, au fil des demandes, des échecs et des ententes. Au sein du couple sélabore la finesse morale dune société.
Selon certaines conceptions de la morale, cependant, ce souci, ces sympathies et attentions, sont étrangers à la morale du fait de leur caractère passionnel. Les principes moraux y sont issus dun face-à-face rationnel entre individus égaux et indépendants, calculant un équilibre entre leurs intérêts et besoins, qui leur permet de vivre harmonieusement en société. La voix de lindividu na ici plus dorigine. La lui indique-t-on, il la renverra à la psychologie, ou à lhistoire. La morale naît, dit-il, de la confrontation avec létranger. La sympathie facilite éventuellement lapplication des principes, mais, parce quelle nest pas universalisable, demeure extérieure à leur contenu. Les seules passions, continue lindividu « indépendant », sont insuffisantes : lenjeu moral est dautant plus grand que les êtres nous indiffèrent.
Le couple ne serait plus alors que lobjet des psychologues. Le problème posé par la diversité des relations morales est bien de penser conjointement la requête duniversalisation et la moralité intrinsèque des relations intimes.
Ancrant la morale dans les passions simples du foyer, on peut penser cependant luniversel à partir de limagination, à la suite de David Hume. On ne peut imaginer une vie décente pour autrui, explique-t-il, qui réponde à ses besoins et allège ses souffrances, sans éprouver une pitié pour lhumain. Létranger nest quillusoirement en dehors de la portée de nos passions : lindifférence nest quune limite. Nous pouvons éprouver jusquà des passions fortes comme horreur ou tristesse, devant quelques photos de pauvres gens que nous navons jamais vus.
Le couple est un des lieux de réalisation de la vie morale, en ce que le souci quon éprouve pour lautre développe sa valeur dêtre humain. Nous ne sommes doués de valeur quà travers la relation. Il ne sagit pas de le nier. Rares sont ceux qui, élevés dans labaissement, sauront reconstruire leur image. Mais la vocation principielle des unes au service des autres ne peut être, par conséquent, quune violence : qui a pour tâche de se soucier dautrui nest lobjet que de son propre souci. En particulier, celle qui a pour tâche de se soucier du corps dautrui (sa nourriture, sa propreté, ses vêtements) na quelle-même pour répondre aux besoins élémentaires de son propre corps. Corps quelle ne risque pas doublier.
Le renvoi des passions du couple à la seule psychologie saveugle sur ce qui permet la constitution même dun individu sûr de sa valeur propre. Déni qui ouvre la voie à la fable de la morale rationnelle et argumentée. Les attentions au sein du foyer sont la condition réelle de cette individualité, comme le montre Annette Baier, philosophe féministe inspirée de Hume. Les disqualifier comme psychologiques plutôt que morales, ce nest que montrer où, par la vertu dun rapport de force non nommé comme tel, le travail des unes est supposé pour assurer valeur, bien-être et « indépendance » des autres. Lindividu à la source de la morale rationnelle sest construit sur ces soins constants disqualifiés en tâches naturelles. Et on ne dépend pas de la nature. Oubli structurel, impensé non seulement de lhomme moral, mais aussi de lindividu politique. Nous retrouvons lenjeu de la proposition féministe selon laquelle le privé est politique : lindividu politique sest construit et continue en partie à le faire sur ces services « naturels » qui lui sont rendus.
Lindividu politique a dabord été défini en supposant à son service sa moitié féminine la notion de chef de famille, qui persiste de nos jours dans la philosophie politique jusquau « head of a household » de Rawls. Mais son indépendance politique était construite sur une dépendance occultée au travail de la femme. Occultée, puisque dite naturelle. Lindividu était indépendant de tout autre individu et par là libre dentrer dans larène politique par un tour de passe-passe qui consistait à ne pas faire des femmes des individus. La femme, dans notre tradition phallocentrée, nétait politiquement que lautre du couple, dont on niait alors laliénation en posant que le service domestique lui était naturel. Que lun des membres du couple soit ou fût pour autrui nest ainsi pas étranger à lindépendance principielle de lautre, mais en est une condition, oubliée comme telle.
Accompagnant les relations que jinstaure et qui constituent mon identité, je construis et conserve des voix intérieures. Par-delà lactivité à laquelle je me prête, dautres voix continuent dautres conversations. Par-delà le corps un, mille voix diverses. Cest ainsi que dans Tu ne taimes pas, Sarraute présente notre intériorité : scindée en une polyphonie jouissant, par rapport à nos jeux, de la liberté du commentaire. On en rit ou on les déplore, on se moque des expressions faciles (« Vingt ans de bonheur », « Un grand amour »). On discute sans cesse avec soi-même et diverses voix apparaissent : les voix de nos divers modes dêtre sociaux, des voix passées, des voix silencieuses se manifestant rarement au grand jour, des voix qui rêvent, qui réfléchissent, dautres enfin qui se rient de leur porte-parole dans le monde.
La condition sociale de lêtre né pour autrui étouffe cette polyphonie. On peut rarement détruire le chant intérieur, mais on peut lappauvrir, lassécher, en orientant la vie, comme on attache un tuteur à un arbre, vers lautre du couple et son service.
Cette polyphonie nous permet dans un couple par moments de nous retirer, de laisser passer les paroles avec un plaisir du quant à soi que lautre reconnaît dailleurs sil connaît un peu son autre et de laisser paraître un représentant, celui qui dira « je ». Que son regard nous traverse sans nous voir, écrit Sarraute.
Layla Raïd sera également lune des invitées des Ves Rencontres Internationales de lOrdinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire]. Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou ou programme de rencontres.
Lépoux et lépouse ne sont que les membres dune relation. Ce ne sont pas lhomme et la femme, qui lui préexistent et lont instaurée. Et pourtant, dans lusage le plus ordinaire, femme et épouse sont employés pour le même être et rôle social. On identifie le sexe féminin en lui prescrivant non pas dêtre simplement, mais dêtre en relation. Comme si dans ce cas, la relation préexistait à ses termes. Comme si le couple était ici premier, par rapport à son acte dinstauration. Mais uniquement pour lun des deux sexes. Un homme se retrouve mari ou compagnon; selon lhomonymie ordinaire, par contre, la femme est de manière essentielle pour le couple. Lidentification du sexe est prescription sociale.
La logique des relations de couple est ainsi restée longtemps asymétrique. Un sexe second : pour autrui, en soi incomplet. Complété par son destin logique et social : le couple. Les désignations ordinaires entretiennent cette confusion de lêtre et de la relation, que lenfance apprend vite. On peut parler daliénation quand la relation de couple prime dès laube de la vie sur la réalité de lindividu.
Comment un humain pourrait-il, aussitôt reconnu, être pour un autre, sans être défait dune partie de son autonomie ? Comment un être ainsi défait peut-il construire une autonomie autrement quen se réappropriant son nom (le « féminisme ») ? Ou en choisissant la vigilance, quon veuille ou non la proclamer ? Cest alors le féminisme ordinaire, silencieux et choisissant ses objets propres.
Le problème nest pas tant bien sûr le seul vocabulaire ordinaire, mais la logique quil représente, ce quil reflète de la réalité sociale, et en retour permet de réaliser. Nous vivons une époque intermédiaire où cette logique succombe en certains lieux, et demeure en dautres. Un des enjeux quotidiens du couple reste pour la femme et lhomme détablir la bonne distance par rapport à leur vocation traditionnelle remise en question.
Lhomme veuf ne disparaît pas à la mort de lépouse. Mais il y eut des cultures pour faire disparaître Madame à la mort de lépoux : au comble de lêtre pour autrui, sacrifier la veuve. Nos murs sont plus douces. Plus de sacrifices, mais des vies resserrées, comme cette inquiétude familière à de trop nombreuses femmes rentrant la nuit chez elles. Des cages assez larges pour que la plainte soit jugée irrecevable. Quune femme doive être accompagnée la nuit indique une violence endémique, mais lusage appartient aux murs « galantes ». Cest que dans nos contrées le principe
de cette homonymie commence à disparaître à quelques peurs près, quelques insultes régulières, petits dégâts collatéraux vous volant votre tranquillité : femme de et non femme, de votre époux, ou de qui, voyant seule la passante dans la rue, sautorise linsulte. La peur ou le mépris régulièrement instillés interdisent une incarnation tranquille : des êtres orientés vers lautre, son regard et ses mots. Linsulte apparaît dans le vide créé par labsence dun couple apparent. On ne peut manquer la banalité de ce phénomène sans faire preuve de cécité. Les plus acharné(e)s à défendre le charme de nos murs limiteront les allées et venues nocturnes de leur fille, pour des raisons différant des limites posées au mouvement dun mâle.
La liberté daller et venir est atteinte par cette logique asymétrique. Répondre que toute personne sans distinction de sexe en est au même point serait de la mauvaise foi. Mais on fait pire pour expliquer les libertés rétrécies : on invoquera la nature, la « différence des sexes ». Au mépris du masculin.
Dame Nature peut bien sûr ratifier nimporte quelle horreur, pourvu quon le lui demande. Quelle est la limite entre monstruosité et mal naturel ? Question piégée sil en est : vous direz ce que vous acceptez aux frontières de votre quotidien. La violence sexiste à la petite semaine est un mal naturel, nous dit-on. Laissez-vous donc insulter. Mordez la poussière quand on vous le demande. Il faut avoir assez de caractère pour saccommoder dune coutume qui prouve votre capacité à plaire. On vole à la victime son indignation même. Avoir assez de ce « caractère » est simplement faire la preuve de sa capacité à se soumettre.
Si la prescription principielle dun être pour autrui est une violence, le choix de vivre au service dautrui nest bien sûr
pas en cause, mais labsence de choix, la
soi-disant naturalité de ce mode dêtre. Daucuns chercheront à le fonder sur la gestation, orientation vers autrui sans doute, mais on naccouche pas de son amant, et la violence structurelle de linsulte ne peut être ainsi expliquée.
La destination de lêtre féminin au couple (hétérosexuel) est une aliénation. Le problème nest pas que la femme comme lhomme doive une part de son identité au couple quelle construit, mais quavant même que le couple existe, la femme soit nommée pour lemploi. Quon ne puisse dire qui on est sans évoquer son ou ses couple(s) serait une propriété historique de lhomme, naturelle de la femme. Comme si lhistoire nhabitait pas lun et lautre au même titre. Et comme si, en retour, lindividu mâle avec son corps propre ne devait pas prendre le risque dune relation sans service supposé. Depuis que les suggestions étriquées de lhomonymie seffritent, aucune institution indiscutée ne vient plus soutenir Monsieur, pas plus que Madame; aucune vieille fée ne vient plus au berceau la destiner au couple. Lhomonymie a vécu : ce qui ne veut pas dire que le couple a vécu, simplement il na plus pour lui la certitude facile quun des deux membres y est voué.
Lobjection selon laquelle «être femme de» a toujours été un choix ignore lantique vocation sociale (plutôt quindividuelle) de lêtre féminin aux activités de soins. À la différence du métier dont on pose le fardeau en rentrant chez soi, le travail au foyer demande une disponibilité continue. On peut le choisir. Mais si lenfant a besoin de soins constants, on peut aussi les diviser, pour que lun des membres ne supporte plus le poids soi-disant exigé par la nature dune vie pour autrui. En faisant parfois payer à «autrui» le temps quon lui a consacré.
Le service nest pas naturel. La domestique, élevant les enfants de ses patrons, nélevait pas les siens, élevés par leur grand-mère; la patronne nélevait pas les siens, élevés par la domestique. Étrange nature, qui se laisse ainsi médier par largent.
Si lorientation vers autrui nest lapanage daucun sexe, le souci de lautre appartient au couple de façon essentielle. Sans lui, une paire damis ou damants ne forme pas un couple. Loin de défendre une pure et simple indépendance dans le couple, difficile, voire illusoire avec des enfants, certains féminismes ont repris ce souci comme valeur morale pour le placer au centre dun foyer rééquilibré. Cest à travers ce souci que nous apprenons la délicatesse dun être humain et que lui-même lapprend, au fil des demandes, des échecs et des ententes. Au sein du couple sélabore la finesse morale dune société.
Selon certaines conceptions de la morale, cependant, ce souci, ces sympathies et attentions, sont étrangers à la morale du fait de leur caractère passionnel. Les principes moraux y sont issus dun face-à-face rationnel entre individus égaux et indépendants, calculant un équilibre entre leurs intérêts et besoins, qui leur permet de vivre harmonieusement en société. La voix de lindividu na ici plus dorigine. La lui indique-t-on, il la renverra à la psychologie, ou à lhistoire. La morale naît, dit-il, de la confrontation avec létranger. La sympathie facilite éventuellement lapplication des principes, mais, parce quelle nest pas universalisable, demeure extérieure à leur contenu. Les seules passions, continue lindividu « indépendant », sont insuffisantes : lenjeu moral est dautant plus grand que les êtres nous indiffèrent.
Le couple ne serait plus alors que lobjet des psychologues. Le problème posé par la diversité des relations morales est bien de penser conjointement la requête duniversalisation et la moralité intrinsèque des relations intimes.
Ancrant la morale dans les passions simples du foyer, on peut penser cependant luniversel à partir de limagination, à la suite de David Hume. On ne peut imaginer une vie décente pour autrui, explique-t-il, qui réponde à ses besoins et allège ses souffrances, sans éprouver une pitié pour lhumain. Létranger nest quillusoirement en dehors de la portée de nos passions : lindifférence nest quune limite. Nous pouvons éprouver jusquà des passions fortes comme horreur ou tristesse, devant quelques photos de pauvres gens que nous navons jamais vus.
Le couple est un des lieux de réalisation de la vie morale, en ce que le souci quon éprouve pour lautre développe sa valeur dêtre humain. Nous ne sommes doués de valeur quà travers la relation. Il ne sagit pas de le nier. Rares sont ceux qui, élevés dans labaissement, sauront reconstruire leur image. Mais la vocation principielle des unes au service des autres ne peut être, par conséquent, quune violence : qui a pour tâche de se soucier dautrui nest lobjet que de son propre souci. En particulier, celle qui a pour tâche de se soucier du corps dautrui (sa nourriture, sa propreté, ses vêtements) na quelle-même pour répondre aux besoins élémentaires de son propre corps. Corps quelle ne risque pas doublier.
Le renvoi des passions du couple à la seule psychologie saveugle sur ce qui permet la constitution même dun individu sûr de sa valeur propre. Déni qui ouvre la voie à la fable de la morale rationnelle et argumentée. Les attentions au sein du foyer sont la condition réelle de cette individualité, comme le montre Annette Baier, philosophe féministe inspirée de Hume. Les disqualifier comme psychologiques plutôt que morales, ce nest que montrer où, par la vertu dun rapport de force non nommé comme tel, le travail des unes est supposé pour assurer valeur, bien-être et « indépendance » des autres. Lindividu à la source de la morale rationnelle sest construit sur ces soins constants disqualifiés en tâches naturelles. Et on ne dépend pas de la nature. Oubli structurel, impensé non seulement de lhomme moral, mais aussi de lindividu politique. Nous retrouvons lenjeu de la proposition féministe selon laquelle le privé est politique : lindividu politique sest construit et continue en partie à le faire sur ces services « naturels » qui lui sont rendus.
Lindividu politique a dabord été défini en supposant à son service sa moitié féminine la notion de chef de famille, qui persiste de nos jours dans la philosophie politique jusquau « head of a household » de Rawls. Mais son indépendance politique était construite sur une dépendance occultée au travail de la femme. Occultée, puisque dite naturelle. Lindividu était indépendant de tout autre individu et par là libre dentrer dans larène politique par un tour de passe-passe qui consistait à ne pas faire des femmes des individus. La femme, dans notre tradition phallocentrée, nétait politiquement que lautre du couple, dont on niait alors laliénation en posant que le service domestique lui était naturel. Que lun des membres du couple soit ou fût pour autrui nest ainsi pas étranger à lindépendance principielle de lautre, mais en est une condition, oubliée comme telle.
Accompagnant les relations que jinstaure et qui constituent mon identité, je construis et conserve des voix intérieures. Par-delà lactivité à laquelle je me prête, dautres voix continuent dautres conversations. Par-delà le corps un, mille voix diverses. Cest ainsi que dans Tu ne taimes pas, Sarraute présente notre intériorité : scindée en une polyphonie jouissant, par rapport à nos jeux, de la liberté du commentaire. On en rit ou on les déplore, on se moque des expressions faciles (« Vingt ans de bonheur », « Un grand amour »). On discute sans cesse avec soi-même et diverses voix apparaissent : les voix de nos divers modes dêtre sociaux, des voix passées, des voix silencieuses se manifestant rarement au grand jour, des voix qui rêvent, qui réfléchissent, dautres enfin qui se rient de leur porte-parole dans le monde.
La condition sociale de lêtre né pour autrui étouffe cette polyphonie. On peut rarement détruire le chant intérieur, mais on peut lappauvrir, lassécher, en orientant la vie, comme on attache un tuteur à un arbre, vers lautre du couple et son service.
Cette polyphonie nous permet dans un couple par moments de nous retirer, de laisser passer les paroles avec un plaisir du quant à soi que lautre reconnaît dailleurs sil connaît un peu son autre et de laisser paraître un représentant, celui qui dira « je ». Que son regard nous traverse sans nous voir, écrit Sarraute.
Layla Raïd sera également lune des invitées des Ves Rencontres Internationales de lOrdinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire]. Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou ou programme de rencontres.
Layla Raïd