Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
Le désarrangement des sexes
Je me sens femme mais je ne me pense pas comme femme. Cest une proposition étrange. Elle a pourtant une pertinence dans le rapport à soi et dans la relation amoureuse. Une femme se sent femme par son corps, par certaines conduites et manières dêtre ou de parler, difficiles à conceptualiser ou à étiqueter car elles sont toujours déjà contextualisées. Il ne sagit cependant pas de renvoyer la femme à la féminité, son existence à lémotivité et à la pulsion dans la mesure où la sensibilité à fleur de peau, la passivité ou lintuition sensible, ne sont pas par nature des qualités du sexe féminin. Ce ne sont que des constructions culturelles qui hantent encore la caractérisation populaire du genre féminin. Dans le sentir, il y a la place pour la fabrication affective dun sujet, pour une intelligence et une activité investies de réalité vécue. Sentir cest élaborer une expérience que la langue anglaise sait beaucoup mieux décrire que le français lorsquelle va du feeling au sense, ce dernier terme pouvant désigner la faculté humaine dorienter passionnellement nos vies. Cette fabrication de soi nest pas du registre de la pensée qui classe, calcule, argumente ou démontre. Elle est le roman de nos vies, la trame narrative de nos existences, ce qui fait que, parfois, on peut répondre à un monde standardisé qui, comme le chante Autour de Lucie, nous condamne à être « noyés dans la masse ».
Mais, se sentir femme, cest un peu différent dans la mesure où la fabrication de soi adjoint à lexistence un substantif historiquement épais, celui de femme. Se sentir femme, cest nécessairement se faire avec toutes les incorporations sociales qui font du féminin un genre en enserrant déjà la petite fille. Mais, cest aussi se disposer, au nom du sentir, à toutes les expériences vécues qui ne sont pas immédiatement lobjet dune assignation sexuelle, des choses aussi diverses que les vacances à la mer, limmigration, la lecture, la pratique artistique ou la maladie. On devient femme en imbriquant et en juxtaposant des couches dexistence qui composent autant de sentiments et didées qui font du soi et de son hypothétique identité un réseau daffects reliés les uns aux autres par une position affective qui sappelle vie mentale, celle dun sujet qui se sent mais refuse de se savoir de sexe féminin. Se sentir femme, ce nest donc pas se savoir femme car se savoir femme ce serait rentrer manu militari sous le classement imposé par le genre. On peut dire que lon pense les femmes comme femmes. Le « on », cest lensemble des relations sociales telles quelles nous préexistent. Dans Le Deuxième sexe1, Simone de Beauvoir dénonce le destin féminin par lequel est prescrit, dès lenfance, un devenir, celui du genre. Dune certaine manière, la femme néchappe jamais à son destin qui tient à un sexe prescrit par une construction sociale normative qui lui confère un rôle précis. En dautres termes, elle ne peut faire léconomie dune identité « genrée » qui la conçoit comme un être voué à la complémentarité masculine. Dailleurs, tout comme la femme se sait femme, lhomme se sait homme. La complémentarité commence au moins par une ressemblance : se savoir et être reconnu comme appartenant à un sexe ! Le genre sapplique universellement en assignant à lhomme et à la femme des positions spécifiques qui recouvrent des contenus différents. Le classement selon le masculin et le féminin, opéré dès le début de la vie, puisque le sexe est la première chose publiquement proférée à la naissance dun enfant, est au service dune régulation sociale qui fonctionne comme un couple de valeurs duelles ; le féminin est déprécié et le masculin valorisé. Il nen reste pas moins que la nécessité sociale de se conformer au féminin ou au masculin régule les comportements au prix, souvent, de souffrances : souffrances des femmes mais aussi des hommes, souffrances de celles ou de ceux qui ne se reconnaissent pas dans le genre qui leur est prescrit.
Le constat du partage des genres doit être complété par une réflexion sur la puissance que confère lappartenance au genre valorisé. Quest-ce que lassignation à un genre valorisé permet de faire des individus de lautre genre en tant quils sont assignés à un genre déprécié ? La domination masculine nest pas quune affaire de structure sociale. Elle surgit chaque fois quun sujet assigné à un genre trouve dans lassignation à ce genre la possibilité de dominer lautre. Lhomme nest pas moins assigné à son genre que la femme mais son assignation lui donne du pouvoir car lorganisation sociale est faite pour lui. Les femmes peuvent alors devenir les victimes dun ordre masculin qui ne connaît pas de limite tellement il a été incorporé par chacun. Dernièrement, la conférence de Bangkok sur le SIDA en juillet 2004, a rappelé que, de lAfrique au Bangladesh, les femmes sont victimes de violences sexuelles qui les exposent à une contamination dévastatrice. À titre dexemple, selon une étude faite dans un village très pauvre dHaïti, une femme sur deux a eu au moins une fois des relations sexuelles imposées et 51% lont subi à lécole ! Restons en Europe : The Magdalene Sisters est un film poignant qui vous fait fulminer contre tous les modèles patriarcaux. Il retrace lhistoire de trois jeunes filles irlandaises envoyées dans une institution catholique où elles sont emprisonnées à vie et maltraitées. La première, violée par son cousin, a mis en crise lordre familial, la seconde a accouché dun enfant illégitime et la troisième est accusée de ruiner lordre moral de son pensionnat en excitant les garçons ! Ce qui est à peine croyable, cest que cette institution ait réellement existé et nait été fermée quen 1994 ! Etre lucide sur la condition des femmes, cest reconnaître quil existe malheureusement, à grande échelle, un invariant des sociétés humaines : lexploitation et la victimisation des femmes. Dans les situations de fragilité économique ou politique, les femmes sont abusées, frappées, tuées ou considérées avec mépris et indifférence. « Mineures », pourrait-on écrire, car sous tutelle des hommes qui ont la possibilité sociale de les dominer : du père, du frère ou du mari. Dans La Domination masculine2, Pierre Bourdieu névoque-t-il pas « ce constat transhistorique de la relation de domination masculine » ? Plus radical encore, dans LArrangement des sexes3, Erving Goffman a une formule percutante : « le genre est lopium du peuple », la religion de tous et de toujours, qui dessine un usage universel des rapports humains en fonction dun partage qui rationalise le pouvoir du masculin.
Le dressage au genre par lequel nous sommes pensés comme homme ou femme a un destin quasiment naturel : la vie en couple, qui peut être considérée en quelque sorte comme la réalisation ultime des normes hétérosexuelles du masculin fort et du féminin fragile. Cette vie est préparée par le type de relation qui conjoint le masculin au féminin : larrangement des sexes ou la complémentarité plutôt que le conflit, magistralement décrit par Goffman dans LArrangement des sexes. Dans cette perspective, la famille conjugale a longtemps joué son rôle de stabilisateur du capitalisme. Dans cette vision du couple légitime et procréateur, la femme et lhomme sont faits pour simbriquer lun dans lautre au service de lépanouissement de lhomme dans la sphère publique qui est intensifié par linvestissement de la femme dans tout ce qui relève de léconomie domestique. Les normes masculines du monde du travail sont alors en parfaite harmonie avec les normes hétérosexuelles de la vie à deux. Le féminisme, conçu comme un combat politique contre le pouvoir de dominer que la société confère au genre masculin, a fait définitivement éclater, en Occident, cette norme restrictive du couple liée à une sexualité identifiable à un lieu : la chambre des parents. Cependant, si la vocation traditionnelle du couple a été mise en crise par un féminisme de lautonomie des femmes (financière et sexuelle), lépaisseur du modèle historique ne continue-t-elle pas de hanter nos conduites, tant le monde du travail a été fait par et pour les hommes et celui de la famille par et pour les femmes ? Les souffrances dues à lassignation sexuelle sont traversées par le poids de lhistoire. À cet égard, si les femmes occidentales ont de plus en plus les moyens de se réaliser dans le monde du travail, il nen demeure pas moins pour elles des souffrances spécifiques qui tiennent à une mémoire de leur assujettissement au modèle conjugal. Sécarter de lespace privé ne se fait pas sans renoncements. De la même manière, lhomme chômeur, qui se retrouve à la maison alors que sa compagne travaille, est dans une situation difficile eu égard aux règles de son genre qui comprennent le poids historique de la domination masculine ; il souffre dune absence de place.
Etre féministe aujourdhui cest certes continuer à défendre lautonomie des femmes en raison dun assujettissement dénoncé et combattu mais cest aussi, plus largement, méditer ce monstre de la centralité du travail que, nécessairement, les mouvements de libération des femmes jusquaux années 70 nont pas assez combattu. Nous navons pas encore assez réfléchi sur le travail qui, largement investi de normes masculines, ne laisse sestomper les partages du genre quau prix dun coût psychique énorme qui mène à la fatigue, à lusure mentale, à la dépression. Il est donc illusoire de croire que la révolution féministe des sociétés occidentales est terminée parce que la femme des classes moyennes, bourgeoises et cultivées aurait gagné une vraie indépendance à légard du modèle du couple conjugal et du pouvoir que les hommes représentent. Très insidieusement, on continue dapprendre aux femmes et aux hommes à incorporer la discipline du genre. Et, dans nos sociétés hypernormalisées, le genre, norme du partage des sexes, sétablit par des moyens séduisants qui édictent des règles comportementales souvent légitimées par des pratiques de consommation (les jouets pour filles ou pour garçons) ou des rituels de séduction. Il sagit encore de rendre les femmes et les hommes les plus adaptés possible à leur être « genré ». Nest-ce pas alors la peur des marges et de lisolement qui conduit la nature humaine au genre ? Nest-ce pas la volonté davoir sa place dans un monde où linsertion sociale est de plus en plus difficile qui convertit à la religion du genre ? Les fatigues mentales et les dépressions peuvent naître dune trop grande difficulté à se conformer à un genre, à assumer son épaisseur historique ou sa mémoire. Comme il existe un nouvel esprit du capitalisme, il existe un nouvel esprit du partage des genres dans lequel lhomme et la femme fabriquent des arrangements plus ou moins inédits mais qui sont là pour mieux justifier le partage de la nature humaine en classes sexuelles. Boltanski et Chiapello ont montré comment le capitalisme a su intégrer la critique artiste issue de 1968 pour perdurer et justifier plus que jamais son mode de fonctionnement. De la même manière, la société a intégré la critique féministe des années 70 pour mieux justifier lordre social « genré ».
Il y a ces nouveaux pères qui portent leur bébé sur le ventre alors même quils ne seront pas choqués par la différence des salaires entre hommes et femmes ; il y a ces femmes qui assurent grandement léducation des enfants et cherchent une vie publique dans un travail à mi-temps peu rémunérateur Le marquage du masculin et du féminin sest estompé, certes mais il est aussi devenu plus fin, moins binaire et plus retors. Il sest converti à lesprit de finesse mais tente toujours dimposer une régulation sociale qui a lénorme avantage de prédéterminer les individus et de les rendre, jusquà un certain degré, prévisibles dans leurs existences. Une question féministe pourrait être la suivante : comment résister au genre alors même que nous sommes produits par lui et quil dessine une construction identitaire préalable imposée violemment par la société ? Une femme est toujours pensée comme femme. Mais, elle est aussi toute son existence qui nest pas réductible au marquage du genre. Toute femme a un pouvoir plastique, celui de se fabriquer une histoire affective faite de positions et de dispositions dans lesquelles sentir convoque dautres polarités que celles du genre. Lexpérience affective dessine une vie mentale dans laquelle les pratiques de genre ne suffisent ni à construire, ni à restituer le parcours de la personne humaine. Elle sélabore dans un assemblage des sentiments et des idées qui suppose, au bout du compte, un métissage entre ce qui relève du genre et ce qui nen relève pas. Valorisons la puissance de lexpérience affective pour résister au conditionnement de lidentité du genre. Se sentir femme cest développer, face à la codification imposée par le genre, sa propre plasticité telle que la conçoit Catherine Malabou, à propos du cerveau, dans Que faire de notre cerveau ?4 Faisons nos existences, devenons le sujet de nos histoires affectives ou cherchons à nous situer à la hauteur de ces histoires. Tentons de déplacer ou de transformer lempreinte du genre plutôt que de sy conformer et de sy assujettir. Choisissons la plasticité dans nos vies plutôt que la flexibilité qui, toujours, sadapte et se plie finement aux normes. Cependant, le recours à lhistoire affective ne doit pas être compris de manière romantique. Entrer en résistance contre le genre ce nest jamais sen séparer tellement il est en nous ; cest seulement prendre une distance et vivre également selon dautres paramètres que celui-ci. Il ny a pas de libération de la femme dans lélaboration de lhistoire affective mais une tentative daccroissement de la puissance dêtre par les affects qui fabriquent le soi. Le soi ne peut se soucier de lui-même que dans une existence qui nen déploie pas moins une plus ou moins grande conformité à des normes sociales dont celle du genre : il faut faire avec pour faire autrement.
Si dans la réappropriation affective de lexistence, le genre se mélange au non-genre afin que se défasse la rigidité de lordre sexué, que dire alors des relations de couples ? Peut-on passer de larrangement des genres masculin et féminin à un désarrangement qui serait la constitution dun espace à deux dans des histoires affectives qui, justement, par écart à légard du genre, ne semboîtent pas ? Peut-on imaginer, dans lexpérience amoureuse, un intervalle mobile dont la plasticité -toujours en cours- permettrait la distribution et la redistribution des positions affectives sur fond dune relation où, bien évidemment, le genre normalisateur nest jamais loin mais mêlé à dautres expériences et à dautres normes ? Dans nos sociétés, la relation de couple comme relation amoureuse, hétérosexuelle ou homosexuelle, est traversée de toutes parts par la sexualité et tous les dispositifs mis en place dans lhistoire pour la connaître, ce que Foucault, dans La Volonté de savoir5, nomme le développement dune scientia sexualis. Nos vies amoureuses sont hantées par une police du sexe, un dispositif théorique qui vise à élaborer une vérité du sexe, une différence entre le normal et le pathologique. Les crises des couples (divorce, séparation, célibat, etc.) ont à voir avec une impossibilité à vivre singulièrement sa sexualité tant lintime du sexe a été investi par le pouvoir et sa volonté de savoir ce que nous faisons de notre sexualité. Faire sortir les couples de larrangement des genres revient à leur faire oublier les arrangements sexuels et sexués qui prescrivent une vérité au sexe et contrôlent nos vies intimes. Désarranger les sexes ne peut se faire sans la prise en compte de lenvers normalisateur de toute relation amoureuse qui suppose toute une requalification des normes sexuelles dans la vie intime. Que faire alors, à deux, dun genre qui tente dimposer une identité, et dune sexualité devenue souci public, codifiée en pratiques saines et déviantes ? Vivre à un moment ou un autre laventure du couple, cest tenter de construire un roman à deux, une histoire affective à deux, alors même que genre et sexualité nous déterminent à nêtre que des sujets des normes. En dautres termes, cest jouer avec les normes et prendre des chemins de traverse dans nos conduites amoureuses. Faire couple, cest être en conversation de telle sorte que lintime qui se constitue demeure toujours incompréhensible pour autrui sil tente de résister aux normes. La résistance nest pas la révolution mais la modeste constitution dun sujet qui est toujours déjà assujetti et tente de se déprendre de ce qui risque toujours de laliéner.
La conversation est, par excellence, une figure du métissage et du tissage des normes et de lexpérience Jaime beaucoup ces couples dont on dit quils sont mal assortis ; il y a sans doute chez eux une certaine déprise à légard des pratiques de genre et de la vérité sexuelle quimpose notre monde social. Nadja6 de Breton pourrait presque être une image, quoique lointaine, de ce désarrangement ou de cette difficulté à sassortir qui est le propre de toute vraie rencontre amoureuse. Seulement, la rencontre de Nadja et du narrateur échoue à constituer un lien délection à deux parce que, justement, le désarrangement ne se fait pas. La difficulté à sassortir ne se transforme pas en une histoire amoureuse où chacun ferait avec ses propres normes en faisant autrement. Tout reste un jeu dans lequel le narrateur surplombant constate la dérive dune femme énigmatique quil naide pas vraiment à se reconstruire. Aujourdhui, puisque lintime savère plus que jamais politique et nos pratiques subjectives sous surveillance, vivre à deux doit permettre dexpérimenter un espace commun qui ne serait pas lespace mesquin lentement élaboré par lhistoire sociale du couple hétérosexuel garant à la fois du partage des genres et dune vie sexuelle reconnue comme normale par nos dispositifs de sexualité. Vivre à deux, ce nest pas vivre comme un mais à plusieurs.
La rédaction tient à la saluer pour son accompagnement précieux dans lélaboration de ce numéro. Quelle en soit ici remerciée.
Fabienne Brugère sera lune des invitées des Ves Rencontres Internationales de lOrdinaire (RIO) [Cinémas, Littératures et Sciences Humaines] du 25 au 28 novembre 2004 à Bordeaux qui auront pour thème cette année : Identités ? [sexe, genre et territoire]. Renseignements au 00 33 (0)5 57 35 19 24 ou programme de rencontres.
2 Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998.
3 Erving Goffman, LArrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002.
4 Catherine Malabou, Que faire de notre cerveau ?, Paris, Bayard, 2004.
5 Michel Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
6 André Breton, Nadja, Paris, Gallimard, 1928.