Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
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Le prisonnier et la tortionnaire
Elle est petite, cheveux courts, un tee-shirt quelconque sur le pantalon rentré dans les rangers. Elle est debout, elle tient une laisse, le bras tendu. Il est allongé au sol, il est nu, avec un bras plié et la main appuyée sur le sol pour éviter que sa tête frotte par terre, tirée par le collier de la laisse. Les pixels de la photo reproduite sur Internet sarrêtent à la hauteur de laine, mais lon entrevoit aussi un genou, tendu vers une position ftale, dernière défense de qui est désarmé. Elle, elle sappelle Lynndie, lui il sappelle
comment ? Ali, Mohammed, Omar, Iyad ? Nous ne le savons pas. Lui donner un nom, son nom, aurait signifié reconnaître son humanité, prendre en considération la singularité incarnée dans ce corps nu et humilié.
Cest un couple, le prisonnier et la tortionnaire, lui et Lynndie. Cette photo, plus que les autres qui rendent compte de ce qui sest passé dans la prison irakienne de Abu Ghraib, est le témoignage de la véritable « catastrophe symbolique » qui nous a frappés de plein fouet et qui nous concerne tous, même ceux qui ne veulent pas de cette guerre, qui sy sont opposés, ont protesté. Des hommes et des femmes de cette post-modernité finissante qui hésitent à se parler, ont de la peine à se comprendre dans la recherche dun ordre symbolique, dune politique des relations capable de trouver sa place dans un contexte bouleversé par la force qui met en demeure toute règle et tout discours sensé. Parce que la personne qui torture est une femme. Une femme jeune, une fille comme tant dautres. Et pour comprendre comment cela a pu se produire, il ne suffit pas de nous dire quil sagit seulement du fruit extrême et pervers de cette émancipation au nom de laquelle certains ont considéré comme une victoire lentrée des femmes dans les forces armées.
Dautres, hommes ou femmes, ont considéré lévénement que nous livre cette photo comme la dernière pour le moment manifestation de cette « liberté » que le féminisme occidental a revendiqué pour les femmes. Non que cette photo en particulier ou certaines autres qui témoignent de la participation de femmes-soldats aux horreurs de cette guerre ou dautres nie ou démente la violence dont tant de femmes sont encore victimes dans le monde entier. Mais cela est arrivé, et en admettant que cela puisse être considéré comme une « exception », il sagit de toute façon du témoignage dun fait réel. Témoignage qui appelle, à son tour, à une épreuve de réalité, une mesure des subjectivités politiques : pour les femmes, qui ont revendiqué un plus grand respect dans les relations ; et pour ces hommes qui ont confié au féminin un mandat de rédemption, la reconnaissance dune altérité qui peut être également morale et sur laquelle il est possible de construire un discours alternatif par rapport à la logique binaire du conflit et à la hiérarchie des différences.
Ce couple posant pour la photo dans un couloir de la prison dAbu Ghraib, comme dans une mise en scène amateur de pornographie sado-maso, dit trop. Hors champ, il y a les cellules, la prison, la ville et le pays occupé, les morts irakiens combien ? et les marines armés comme de parfaites machines de guerre du troisième millénaire, qui pourtant meurent comme tous les autres humains et sont en grand secret réexpédiés dans leur patrie, à leurs familles incrédules et stupéfaites, dans des sacs noirs recouverts de bannières étoilées que lon ne peut pas photographier, que lon ne peut pas voir, parce que « mission accomplie, a dit Georges W. Bush, nous avons vaincu ».
Ce couple raconte la peur et la faillite de lOccident, ce quil y a de faux dans lidée de démocraties exportables, le goût amer du mot « liberté » lorsque ceux qui le prononcent sont des hommes et des femmes qui pensent le monde et sa complexité avec la plus simpliste des formules : qui nest pas avec moi est contre moi.
Ce couple nous dit que les tortures, elles non plus, ne sont plus celles dautrefois. Et que dans limaginaire des tortionnaires, il y a désormais non plus seulement lInquisition ou les camps nazis, mais aussi les perversions du sexe commercial visibles dans les images des spots publicitaires, à la limite du hard, dun certain apéritif qui fait tellement glamour : femmes dominatrices et machos qui jouissent de la souffrance dans lhabitacle de luxueuses limousines. Les tortionnaires sont seulement de braves jeunes gens qui sont loin de chez eux, soumis à des situations de stress et donc ayant besoin de « défoulement », « de la même façon que les bons vivants des collèges de la mère patrie », ont expliqué les animateurs radio vedettes dune droite américaine sans complexe. Ce sont des hommes et des femmes en uniforme qui servent leur pays, « dans une guerre terrible contre un ennemi très puissant, le terrorisme », a insisté le Pentagone. Par conséquent, à cet ennemi sans nom réduit à létat de chose doit être infligée, en plus de la douleur, lhumiliation insupportable de la nudité, la parodie et/ou la pratique dactes sexuels, autant de choses qui dans son monde et pour sa religion sont inconcevables, inacceptables, irrémédiables. À cela sajoute le témoignage du regard du vainqueur, du dominateur : les photos, les vidéos. Quelquun a fait ces photos, a filmé ces vidéos, peut-être même avec ces appareils numériques que même les athlètes des Jeux olympiques emportent avec eux sur le podium : voir et être vu, nest-ce pas là toute la « gloire » ? Puis quelquun a diffusé ces vidéos, ces photos, qui devaient être vues parce que la forme est substance et parce quils répondent à la logique perverse du reality show. Dans dautres photos, les tortionnaires, et Lynndie parmi eux, semblent samuser, fiers de ce quils sont en train de faire. Ils se sentent dans le juste, comme ces braves pères de famille blancs, qui allaient scrupuleusement à la messe tous les dimanches et qui, dans les années 20 et 30 du siècle passé, pendaient les « nègres » aux arbres dans le sud des États-Unis et prenaient ostensiblement la pose pour se faire photographier. Cest Susan Sontag qui a rappelé cela. Mais nous, nous avions aussi en tête les photos de ces colons blancs, les Italiens en Éthiopie, en Somalie, en Érythrée, qui posaient de la même manière avec leurs proies : des animaux féroces ou des humains, des hommes et des femmes, des noirs, nus de préférence. Des proies, parce que ce qui frappe, dans la photo de Lynndie et de son prisonnier, cest la dissymétrie absolue : elle le domine, elle peut faire de lui ce quelle veut. Elle, pion déloyal de la machine militaire la plus puissante du monde, sidentifie parfaitement avec le pouvoir quelle incarne, dont elle se fait le porteur et linstrument parce que, même pour une femme, être dans un « corps » de police, darmée, de surveillance annule de toute façon la subjectivité singulière, la réalité des corps le sien, celui du prisonnier. Ce qui prévaut, cest le « nous », lesprit de corps, justement, nivelant les individualités et les différences au point de les annuler. Appelés à répondre de leur comportement, les violents, les bourreaux, les criminels de guerre répondent presque toujours de la même manière : nous exécutions des ordres, nous ne sommes pas coupables. Une abdication de la subjectivité.
Quelle liberté féminine sexerce donc dans le fait dentrer dans un corps qui vous demande dabdiquer votre singularité incarnée ? Que le pacte entre hommes ait toujours prévu cela le moi masculin sort renforcé du nous « de corps » qui en légitime la violence , cela est apparu avec encore plus dévidence lorsque les femmes sont entrées dans les dernières citadelles réservées, dans les clubs pour hommes. Le film G.I. Jane, incarnée par Demi Moore, lavait expliqué avec une clarté exemplaire : aucune négociation, les ordres ne se discutent pas. Mais maintenant, cest Kill Bill1 qui nous raconte lépisode suivant : la vengeance. Quavait-elle dans la tête, la petite tortionnaire Lynndie, elle qui de toute façon, du moins par sa génération, est une fille du féminisme ? Peut-être que la différence sexuelle ne peut pas compter pour une génération dandrogynes de jeunes femmes et jeunes hommes qui, dans les grandes métropoles, se pensent au-delà de leur genre et aussi au-delà de leur « race » même si finalement cest elle, et non son sergent, qui rentre dAbu Ghraib enceinte. Peut-être quêtre soldat est un travail comme un autre et que de toute façon, cet homme à la peau brune qui est à ses pieds est un « ennemi » dont on peut, dont on doit se venger. Peut-être aussi parce que ces gens-là traitent les femmes très mal, et quau fond cette guerre, comme celle qui a été faite en Afghanistan, est aussi une guerre contre le « patriarcat » islamique : ne devions-nous pas, nous les Occidentaux, libérer les femmes afghanes de la « burqa » ? Peut-être que ce corps sans défense de son prisonnier ne vaut rien : avec les corps, notre chair et celle dautrui, on peut désormais tout faire, parce quil ny a plus de frontière bien délimitée entre la réalité et limage. Simulacre et simulation. Des ruines du féminin salvateur dune civilisation qui risque de suffoquer dans sa puissance, nous pouvons récupérer la certitude que penser la différence sexuelle nest plus possible si ce nest dans lentrelacement des relations de pouvoir, dans un scénario qui met désormais hors jeu pour une femme toute revendication détrangeté à ce qui se passe.
** Docteur en littérature française et comparée, Lise Chapuis est professeure de lettres et traductrice. Elle a traduit notamment des uvres de Manganelli, Savinio, Matteucci et surtout Tabucchi, quelle a contribué à faire connaître en France.
Cest un couple, le prisonnier et la tortionnaire, lui et Lynndie. Cette photo, plus que les autres qui rendent compte de ce qui sest passé dans la prison irakienne de Abu Ghraib, est le témoignage de la véritable « catastrophe symbolique » qui nous a frappés de plein fouet et qui nous concerne tous, même ceux qui ne veulent pas de cette guerre, qui sy sont opposés, ont protesté. Des hommes et des femmes de cette post-modernité finissante qui hésitent à se parler, ont de la peine à se comprendre dans la recherche dun ordre symbolique, dune politique des relations capable de trouver sa place dans un contexte bouleversé par la force qui met en demeure toute règle et tout discours sensé. Parce que la personne qui torture est une femme. Une femme jeune, une fille comme tant dautres. Et pour comprendre comment cela a pu se produire, il ne suffit pas de nous dire quil sagit seulement du fruit extrême et pervers de cette émancipation au nom de laquelle certains ont considéré comme une victoire lentrée des femmes dans les forces armées.
Dautres, hommes ou femmes, ont considéré lévénement que nous livre cette photo comme la dernière pour le moment manifestation de cette « liberté » que le féminisme occidental a revendiqué pour les femmes. Non que cette photo en particulier ou certaines autres qui témoignent de la participation de femmes-soldats aux horreurs de cette guerre ou dautres nie ou démente la violence dont tant de femmes sont encore victimes dans le monde entier. Mais cela est arrivé, et en admettant que cela puisse être considéré comme une « exception », il sagit de toute façon du témoignage dun fait réel. Témoignage qui appelle, à son tour, à une épreuve de réalité, une mesure des subjectivités politiques : pour les femmes, qui ont revendiqué un plus grand respect dans les relations ; et pour ces hommes qui ont confié au féminin un mandat de rédemption, la reconnaissance dune altérité qui peut être également morale et sur laquelle il est possible de construire un discours alternatif par rapport à la logique binaire du conflit et à la hiérarchie des différences.
Ce couple posant pour la photo dans un couloir de la prison dAbu Ghraib, comme dans une mise en scène amateur de pornographie sado-maso, dit trop. Hors champ, il y a les cellules, la prison, la ville et le pays occupé, les morts irakiens combien ? et les marines armés comme de parfaites machines de guerre du troisième millénaire, qui pourtant meurent comme tous les autres humains et sont en grand secret réexpédiés dans leur patrie, à leurs familles incrédules et stupéfaites, dans des sacs noirs recouverts de bannières étoilées que lon ne peut pas photographier, que lon ne peut pas voir, parce que « mission accomplie, a dit Georges W. Bush, nous avons vaincu ».
Ce couple raconte la peur et la faillite de lOccident, ce quil y a de faux dans lidée de démocraties exportables, le goût amer du mot « liberté » lorsque ceux qui le prononcent sont des hommes et des femmes qui pensent le monde et sa complexité avec la plus simpliste des formules : qui nest pas avec moi est contre moi.
Ce couple nous dit que les tortures, elles non plus, ne sont plus celles dautrefois. Et que dans limaginaire des tortionnaires, il y a désormais non plus seulement lInquisition ou les camps nazis, mais aussi les perversions du sexe commercial visibles dans les images des spots publicitaires, à la limite du hard, dun certain apéritif qui fait tellement glamour : femmes dominatrices et machos qui jouissent de la souffrance dans lhabitacle de luxueuses limousines. Les tortionnaires sont seulement de braves jeunes gens qui sont loin de chez eux, soumis à des situations de stress et donc ayant besoin de « défoulement », « de la même façon que les bons vivants des collèges de la mère patrie », ont expliqué les animateurs radio vedettes dune droite américaine sans complexe. Ce sont des hommes et des femmes en uniforme qui servent leur pays, « dans une guerre terrible contre un ennemi très puissant, le terrorisme », a insisté le Pentagone. Par conséquent, à cet ennemi sans nom réduit à létat de chose doit être infligée, en plus de la douleur, lhumiliation insupportable de la nudité, la parodie et/ou la pratique dactes sexuels, autant de choses qui dans son monde et pour sa religion sont inconcevables, inacceptables, irrémédiables. À cela sajoute le témoignage du regard du vainqueur, du dominateur : les photos, les vidéos. Quelquun a fait ces photos, a filmé ces vidéos, peut-être même avec ces appareils numériques que même les athlètes des Jeux olympiques emportent avec eux sur le podium : voir et être vu, nest-ce pas là toute la « gloire » ? Puis quelquun a diffusé ces vidéos, ces photos, qui devaient être vues parce que la forme est substance et parce quils répondent à la logique perverse du reality show. Dans dautres photos, les tortionnaires, et Lynndie parmi eux, semblent samuser, fiers de ce quils sont en train de faire. Ils se sentent dans le juste, comme ces braves pères de famille blancs, qui allaient scrupuleusement à la messe tous les dimanches et qui, dans les années 20 et 30 du siècle passé, pendaient les « nègres » aux arbres dans le sud des États-Unis et prenaient ostensiblement la pose pour se faire photographier. Cest Susan Sontag qui a rappelé cela. Mais nous, nous avions aussi en tête les photos de ces colons blancs, les Italiens en Éthiopie, en Somalie, en Érythrée, qui posaient de la même manière avec leurs proies : des animaux féroces ou des humains, des hommes et des femmes, des noirs, nus de préférence. Des proies, parce que ce qui frappe, dans la photo de Lynndie et de son prisonnier, cest la dissymétrie absolue : elle le domine, elle peut faire de lui ce quelle veut. Elle, pion déloyal de la machine militaire la plus puissante du monde, sidentifie parfaitement avec le pouvoir quelle incarne, dont elle se fait le porteur et linstrument parce que, même pour une femme, être dans un « corps » de police, darmée, de surveillance annule de toute façon la subjectivité singulière, la réalité des corps le sien, celui du prisonnier. Ce qui prévaut, cest le « nous », lesprit de corps, justement, nivelant les individualités et les différences au point de les annuler. Appelés à répondre de leur comportement, les violents, les bourreaux, les criminels de guerre répondent presque toujours de la même manière : nous exécutions des ordres, nous ne sommes pas coupables. Une abdication de la subjectivité.
Quelle liberté féminine sexerce donc dans le fait dentrer dans un corps qui vous demande dabdiquer votre singularité incarnée ? Que le pacte entre hommes ait toujours prévu cela le moi masculin sort renforcé du nous « de corps » qui en légitime la violence , cela est apparu avec encore plus dévidence lorsque les femmes sont entrées dans les dernières citadelles réservées, dans les clubs pour hommes. Le film G.I. Jane, incarnée par Demi Moore, lavait expliqué avec une clarté exemplaire : aucune négociation, les ordres ne se discutent pas. Mais maintenant, cest Kill Bill1 qui nous raconte lépisode suivant : la vengeance. Quavait-elle dans la tête, la petite tortionnaire Lynndie, elle qui de toute façon, du moins par sa génération, est une fille du féminisme ? Peut-être que la différence sexuelle ne peut pas compter pour une génération dandrogynes de jeunes femmes et jeunes hommes qui, dans les grandes métropoles, se pensent au-delà de leur genre et aussi au-delà de leur « race » même si finalement cest elle, et non son sergent, qui rentre dAbu Ghraib enceinte. Peut-être quêtre soldat est un travail comme un autre et que de toute façon, cet homme à la peau brune qui est à ses pieds est un « ennemi » dont on peut, dont on doit se venger. Peut-être aussi parce que ces gens-là traitent les femmes très mal, et quau fond cette guerre, comme celle qui a été faite en Afghanistan, est aussi une guerre contre le « patriarcat » islamique : ne devions-nous pas, nous les Occidentaux, libérer les femmes afghanes de la « burqa » ? Peut-être que ce corps sans défense de son prisonnier ne vaut rien : avec les corps, notre chair et celle dautrui, on peut désormais tout faire, parce quil ny a plus de frontière bien délimitée entre la réalité et limage. Simulacre et simulation. Des ruines du féminin salvateur dune civilisation qui risque de suffoquer dans sa puissance, nous pouvons récupérer la certitude que penser la différence sexuelle nest plus possible si ce nest dans lentrelacement des relations de pouvoir, dans un scénario qui met désormais hors jeu pour une femme toute revendication détrangeté à ce qui se passe.
** Docteur en littérature française et comparée, Lise Chapuis est professeure de lettres et traductrice. Elle a traduit notamment des uvres de Manganelli, Savinio, Matteucci et surtout Tabucchi, quelle a contribué à faire connaître en France.
1 Lire sur ce film, en page 100 de ce numéro, larticle Quand il ny a pas la place pour deux de Stéphanie Ravez. N.D.L.R.