Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
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par Serge Chaumier
Imprimer l'articleDu couple au trouple
Couple
1. Lien pour attacher les animaux.
2. Homme et femme mariés, ou unis par les liens de lamour, ou réunis momentanément pour une danse, dans un cortège, etc.
3. Mécan. Système de deux forces égales, parallèles et dirigées en sens contraire lune de lautre.
4. Electr. Couple voltaïque, ensemble de deux électrodes de natures différentes, immergées dans un liquide et pouvant développer une force électromotrice.
Dictionnaire Larousse
Expression du lien amoureux dans nos sociétés, le couple est une évidence, à tel point que bien peu imaginent sen écarter. Pourtant loin dêtre simple, cette idée dune nécessaire dualité amoureuse pose une série de problèmes. Si chacun convient que lamitié peut être plurielle, pourquoi lamour ne pourrait-il lêtre ? Reprenant une métaphore déjà utilisée par Freud pour en interroger la doxa, Bernard Arcand (1993) imagine un extraterrestre qui visitant les terriens en observe les murs sexuelles. Son récit sarcastique permet de relativiser et de prendre une distance utile à la réflexion. Dans cette veine, Évelyne Le Garrec (1979) constatait lhabitude curieuse dêtre toujours en couple : « Cette étrange espèce, sans doute unique dans lunivers, nest pas composée dindividus autonomes mais dentités formées de deux parties, dont lune est mâle et lautre femelle, ou couple. Il sagit visiblement dun processus inverse à celui de lamibe qui, dun tout, fait deux parties. Ici, deux morceaux, séparés au départ, sont attirés lun vers lautre par un procédé magique connu sous le nom de grand amour, se collent solidement lun contre lautre et, quelle que soit la gêne qui en résulte par la suite, deviennent théoriquement inséparables ». Dans son film La Brûlure de 1000 soleils, Pierre Kast suit un scénario légèrement différent en imaginant les murs dun peuple dextraterrestres dont la norme conjugale est de vivre à six, façon de remettre également en question le nombre deux.
Quest-ce quun couple ?
Il est bien difficile de définir ce quest exactement un couple. Quels critères retenir ? Autrefois, le couple, cétait ceux qui sétaient mariés. Il est plus délicat à présent de trouver des facteurs objectifs, le mariage ne résume plus la diversité des situations. Les termes « union consensuelle », « mariage à lessai », « liaison non-conjugale », « vie commune », « cohabitation », ou encore « vivant ensemble », « mariage préconjugal », « couple non-mariés », « vivant hors des liens du mariage », « covivant », révèlent les problèmes de délimitation. La cohabitation ne paraît même plus être un critère satisfaisant, à lheure des CNC, les couples non-cohabitants. À linverse, il y a des partages de logement qui ne forment pas des couples. Ni le rapport sexuel ni la cohabitation ne sont des critères suffisants : cest davantage lamour et la durée qui le spécifient aujourdhui. Ce nétait évidemment pas le cas à dautres époques.
Dautres préfèrent renoncer à établir une définition stricte pour réfléchir à la signification du couple, ainsi Philippe Caillé (1991) : « Dans la culture actuelle, en particulier, la structure du couple semble se vouloir si protéiforme quelle échappe à toute description. Veut-on la lier au mariage, elle sétend à toutes les unions sans papiers ! Veut-on la lier au sexe, elle intégrera les liaisons homosexuelles ! Veut-on la définir par la durée illimitée de la relation, on vous proposera, comme Margaret Mead le fit, il y a quelques années, la solution du mariage par contrat de cinq ans comme voie davenir du couple ! Cest éventuellement un trait caractéristique du couple que déchapper à une définition simple. La relation de couple aurait la propriété de prendre de multiples formes tout en restant reconnaissables ». Il vaut donc mieux en chercher les fonctions. Le couple moderne se repère par lattachement affectif. « Parce que tu deviens unique et irremplaçable pour moi, tout comme tu le deviens pour moi », le caractère exceptionnel de cette intimité nous constitue comme entité repérable et unique. Lié au sentiment amoureux dans la modernité, le romantisme sest généralisé comme la seule forme damour possible. Il exige dêtre vécu à lintérieur dun couple, comme relation intersubjective entre deux individus qui ne sauraient être interchangeables avec dautres. Dans ce cas, le tiers na pas de place, il est par définition « de trop ». Lintensité de lattirance mutuelle saccompagne dun désir de longévité et dun lien de dépendance réciproque. Mais la durée est essentielle pour définir une union, non pour repérer sa teneur. Le fait de « rester ensemble » nest en rien un facteur de réussite relationnelle contrairement à ce que veut faire croire lidéologie habituelle. Chacun comprend que ne pas se quitter nest plus aujourdhui le signe infaillible de la réussite dune relation. Cest une mesure quantitative, non qualitative. Eugen Drewermann (1992) a dailleurs dit ce que le mariage chrétien qui assimilait durée et réussite de lunion avait de contestable.
Les deux moitiés complémentaires
Les personnes mariées parlent de leur « conjoint » comme de leur « moitié ». Le couple naturalisé légitime le couple monogame et exclusif comme allant de soi. « Aussi le couple constitue-t-il la quadrature du cercle amoureux. Lamour du couple, ce nest pas la rencontre de deux unités, cest lunité formée par lunion de deux dualités insuffisantes. Cest latome humain primordial, chaque personne étant un demi-atome dédoublé », senthousiasme Edgar Morin (1969). Daprès le mythe que Platon place dans la bouche dAristophane dans Le Banquet, lamour serait la réunion de deux êtres incomplets au départ. Pour cela, il sagit moins de produire une union à partir de deux entités, que de deux moitiés. La fusion, qui sécrirait 1 + 1 = 1, est en réalité complémentarité, soit 1/2 + 1/2 = 1. Cela signifie quil y a une amputation de lêtre : hors du couple, chacun ne vaut quun demi. La personne nest vraiment réalisée que quand elle a retrouvé sa moitié. Cette idée simple va connaître une fortune tardive, mais imposante avec le néoplatonisme à la Renaissance qui va se déployer pleinement dans le romantisme au XIXe siècle. Le mythe de lamour rédempteur, grand amour total et définitif, exclusif et absolu, va être porté à son incandescence, nourrissant dabord un rêve, une fable, puis une véritable religion populaire de lamour.
Par les romans sentimentaux, par limagerie de la carte postale, puis par les films damour, va simposer une mythologie moderne assimilant le couple à la réunion de deux êtres incomplets dont lunion réussit la perfection attendue. Lattente du prince charmant, ou la recherche éperdue de celle qui comblera ses espérances contiendra ainsi lidée de prédestination. Inscrite dans le grand livre des destinées sentimentales, la quête de son double vise à maintenir la croyance dans le mythe, lillusion de trouver un jour « le bon numéro », notamment devant les espérances déçues. Les divorces ne recouvrant quune mauvaise pioche ! Des films populaires iront jusquà présenter lange gardien de chacun guidant vers le ou la partenaire idéal(e). Selon cette logique, lamour se vit au sein dun couple qui trouve racine dans lontogenèse. Pour moderniser cette espérance, lamour rationnel promet de retrouver le conjoint idéal, par exemple, au moyen dun « super computer mondial », en indiquant les préférences, les caractéristiques, voire les déterminations génétiques,
de la personne. Une fois celui-ci rejoint,
le couple se referme sur lui-même dans un autisme conjugal.
La dyade humaine
Conçus comme des données naturelles de la condition humaine, le couple et le mariage sont alors liés à lidée de reproduction. Portalis assied le nouveau Code civil sur ces arguments : « le mariage qui existait avant létablissement du christianisme, qui a précédé toute loi positive, et qui dérive de la constitution même de notre être, nest ni un acte civil, ni un acte religieux, mais un acte naturel qui a fixé lattention des législateurs, et que la religion a sanctifié ». Classique de lidéologie, les défenseurs du mariage en appellent à la nature. La religion na pourtant reconnu que tardivement une relation qui a eu du mal à simposer. Déformation de lidée platonicienne dun être double à lorigine, à landrogynie fondamentale succède le couple constitutif de la nature humaine, inscrit dans cette longue tradition qui considère non pas lindividu, mais le couple, la dyade, comme unité fondamentale. La reproduction nécessitant deux êtres de sexes différents, la famille devient non seulement une conséquence logique mais aussi normale, nécessaire et inévitable pour fonder une société humaine. Sensuit tout un discours moraliste, sur laquelle la pensée chrétienne1, mais aussi des sciences humaines, va sélaborer et qui continue à animer les débats politiques comme lattestent ceux sur lhomoparentalité (rappelons les dernières arguties de Lionel Jospin sur le mariage homosexuel). Loin dêtre caduc, largument continu de sévir, comme si le mariage et la sexualité navaient pas trouvé leur autonomie vis-à-vis de la reproduction
La lecture sociologique, notamment positiviste, sinscrit dans cette tradition qui laïcise les conceptions chrétiennes. Lamour est lexpression du couple, son ciment, lui-même au service de la famille, base de lorganisation sociale. Le lien entre romantisme et sociologie au XIXe siècle explique aussi cette superposition. Il faut rappeler que lécole Saint-simonienne considère le couple comme le véritable individu social, mari et femme sont les composantes dune même entité. Ce qui est aussi une idée calviniste : lêtre humain nest pas lindividu, mais le couple, cellule de base sur laquelle repose lorganisation sociale. Si Auguste Comte envisageait le couple comme unité de base du social, aujourdhui, ce sont les recherches en biologie qui cherchent à linscrire comme donnée naturelle. À tel point que le célibat est parfois considéré comme quasi-pathologique. Le rêve de constituer le couple idéal est réitéré. Dresser la carte affective de lindividu permettrait de trouver le partenaire idéal qui lui correspond. Quils émanent de la biologie, de la philosophie ou de la psychologie, les discours sur lamour justifient et rendent compte du couple comme dun élément indissociable de la relation amoureuse. Certains en font même un critère dépanouissement de lindividu. Évidence rarement remise en cause.
Lorigine du couple est pourtant douteuse, et peu en faveur des femmes.
Les femmes doivent être, par le couple, « préservées », cest-à-dire au service complet des maris. Considérée comme supérieure moralement, la femme doit « élever lhomme », être linspiratrice, mythe qui saccompagne inéluctablement de son effet contraire. Logique assez perverse que lon trouve à luvre dans tout le romantisme. La femme passe de la condition de fille à celle dépouse soumise puis de mère, avec la « sainte mission naturelle » de la femme à enfanter. Laffranchissement de la vie active est aussi renonciation à tout commandement. Auguste Comte insiste sur le caractère volontaire de ces choix féminins ! Ces théories saccompagnent non seulement dune peur des femmes mal dissimulée, mais aussi dun rejet de la sexualité, dans la plus pure tradition judéo-chrétienne. Pour Proudhon, dans son Catéchisme du mariage, lamour est dans la même optique que pour les religions, un devoir moral, lidéal étant la chasteté. Lamour positif est rationnel, pudibond et fonctionnel.
Des idéologies aliénantes
La socialisation des enfants sopère par lintégration de ce modèle et vise à sa perpétuation. Ainsi les discours qui considèrent le couple comme allant de soi et qui en justifient le principe sont nombreux. Dans une Encyclopédie de la vie sexuelle très diffusée, René Schérer (1974) se plaît à repérer ces contenus idéologiques. Des photos denfants présentent des couples, mettant à chaque fois en scène un petit garçon et une petite fille. Au-delà des rôles quelle attribue à chacun, il y a lieu de sinterroger sur le couple lui-même : « Pourquoi pas le groupe ? Déjà, il y a manque. Tout le monde sait que les enfants vont plutôt par groupes ou par bandes que par couple. Groupes de garçons nus, de filles nues, et pourquoi pas de différents âges ? [...] Mais en définitive, nest-ce pas la formation du couple hétérosexuel qui fait problème ? Nous y voilà ! Limage ici se préoccupe moins de montrer que dindiquer ce qui doit être ; elle norme ». Tony Duvert dans Le Bon sexe illustré (1974) a des mots encore plus acerbes. Réflexions toujours actuelles, valides pour nombre décrits sur le sujet, les manuels déducation sexuelle, mais également les essais et les livres de recettes promettant une sexualité épanouie regorgent de semblables injonctions. Le couple, point de vue de sens commun, est un point de vue normatif. À tel point quÉlisabeth Badinter (1992) voulant convaincre de la normalité de lhomosexualité conclut en parlant de lhomosexuel : « il croit en lamour, vit en couple et a une vie affective profonde et suivie » ! Car la notion de couple induit généralement lidée dune structure exclusive monogame.
Les « féministes anarchistes » du début du siècle avaient bien repéré cet instrument de conditionnement et proposaient de changer la société en sattaquant à sa base : la relation de couple. Ainsi Madeleine Pelletier appelait à la destruction du mariage, mais aussi de la famille, structure inégalitaire lieu doppression pour les femmes. « On ne peut réaliser légalité dans le mariage clos ; les clauses restrictives rendent la chose impossible », conclut ONeill (1976). Cest dans la nature de cette relation dêtre conflictuelle. À lintérieur du couple, replié sur lui-même, une dépendance de lun sur lautre sinstaure. Dans cette confrontation entre deux pôles, une lutte sengage. Rappelons une des définitions du couple qui comme système mécanique décrit un ensemble de forces parallèles, mais de sens contraires. Les polarités invitent à lopposition et à la confrontation. Seul le dépassement dans un troisième pôle permet la médiation et la négociation, rôle quassume dordinaire le curé et le maire pendant le mariage, le juge lors du divorce. Un couple laissé à lui-même, hors de toute société, sengage dans la tyrannie. Comme la signalé Julien Freund (1983) dans ses analyses des figures binaires ou ternaires, de véritables régimes politiques sen dégagent, qui vont de la dictature à la démocratie. La situation de conflit est une réduction de toutes formes de tiers à une résolution en deux camps, alors que la crise réintroduit la figure de larbitre. Jacques Beauchard (1981) ou encore Dany-Robert Dufour (1990) en ont également tiré des conclusions que lon peut appliquer à lunivers conjugal.
Lanthropologie permet de relativiser les évidences de la conjugalité. Nombre de sociétés développèrent des relations qui dépassent le couple, ou qui lui fournissent dautres significations. En effet, quoi de commun entre le couple occidental romantique et le couple polygame, polyandre, voire le collectif qui partage plusieurs époux et plusieurs épouses, comme le rapporte déjà Westermarck (1943) dans son étude du mariage ? Si couple, mariage et reproduction ne sont plus des notions automatiquement liées, en revanche la notion damour reste encore le plus souvent associée à celle de couple. Lien plus idéologique quessentialiste, le couple, sil apparaît comme une union « naturelle », se révèle, en réalité, une construction sociale fort variable. En se déclinant sous diverses formes, lamour nimplique pas obligatoirement le couple. Pas davantage que le couple nest synonyme damour. Ils peuvent sactualiser lun sans lautre. Centrer toute la relation amoureuse, affective et sexuelle sur des sexes différents, en essayant dallier amitié et procréation, nétait quun des possibles qui sest révélé vite réducteur de lespace des libertés. Ceci navait rien dévident dans la Grèce antique où lindividu vivait plus souvent lamour en dehors du couple que dans ses limites. Le couple (et la famille qui en découle) constitue un pilier des structures du patriarcat, au même titre que lhétérosexualité, lidée dune essence différente de lhomme et de la femme, ou encore le fait de lier la relation damour ou de sexe avec une contrainte de reproduction. Cest à la déconstruction partielle de ces principes pour dautres possibles auquel nous assistons avec la plus grande égalité entre les sexes.
Au-delà du couple
Si Héra est la déesse du mariage, il faut remarquer aussi que cest la déesse la plus cocue de la mythologie ! Selon Philippe Camby (1989), le mot couple a dailleurs été inventé au XIIe siècle pour désigner ladultère, cest-à-dire lamour entre amants hors du mariage. Origine de lamour moderne, lamour courtois est par nature extraconjugal. Le rapt de lamour par le mariage, alliance des canons chrétiens et de la morale bourgeoise, va imposer une conjugalité rassurante qui promet de se suffire à elle-même. Lamour romantique va en radicaliser le principe en se présentant comme un « tout donné », une aventure « entre soi ». Une causalité de type magique se joue dans la rencontre du partenaire, qui imprime lidée dun destin, dune fatalité. La relation est coupée de lentourage ; seul le couple demeure central ; la parenté sefface. Totalement fusionnelle, « tout sy partage », en somme toute forme de tiers y est exclue. Léchappatoire au couple clos se fait dans ladultère, le cocuage ou la reconstruction dune nouvelle union, seule voix demeurant possible, davantage que dans la remise en cause de sa formule même. Le modèle normatif quimposent tous les processus de socialisation est celui dune structure supposée autarcique. Si au début du siècle encore, avoir une double vie était preuve de réussite sociale, cest à présent un signe dinauthenticité, dincompétence à maîtriser sa propre existence. Il est plutôt péjoratif davoir une maîtresse ou un amant, signe de fourberie et de lâcheté.
Les amours contemporaines sont paradoxales, elles rejettent lhypocrisie qui faisait fermer les yeux sur les relations occultes, laissant croire à lautosuffisance du couple refermé sur lui-même. Elles recherchent en cela une plus grande fidélité. Mais dans le même temps, prenant acte de limpossibilité de vivre lidéal romantique dans la réalité, elles admettent une plus grande tolérance envers les infidélités reconnues, quelles soient passagères, ou quelles prennent la forme dunions fidèles mais successives. La rupture est légitimée comme nécessité dans la vie de couple. Une troisième voie, composée dun couple plus mature se fait jour, qui donne une nouvelle définition à la fidélité, moins dépendant de lacte que de la pensée. Il est alors possible denvisager de transcender les ruptures, pour vivre de multiples relations fidèles en parallèle. Lévidence sociale du couple autosuffisant est ouvertement interrogée. Dès lors, le préromantisme redevient source dinspiration pour inventer de nouvelles relations amoureuses. Transcendant le couple traditionnel, les amants inventent le trouple, relation dans laquelle le tiers est reconnu et possible.
Iconoclaste, Socrate souligne dans Le Banquet que la sexualité est synonyme de manque et de besoin et pour cela ne saurait se forclore dans une unité repliée sur elle-même, tandis quil fait dire à Diotime que lidéal de lamour est de transcender le couple. En parvenant à dépasser la finitude pour souvrir sur autre chose, il convient denglober laltérité du couple, la reproduction, mais aussi laccession au collectif, et, plus largement, à la Beauté, au divin. Cet élan centripète du couple se trouve exprimé dans plusieurs courants mystiques qui utilisent la sexualité comme accès à dautres sphères. Comme dans lamour courtois et la préciosité, la relation amoureuse est bien le sens de lexistence, mais le tiers ny est pas exclu : il est au cur même du drame. En réalisant le 1 + 1 = 3, il sagit dintégrer des dimensions qui donnent accès à un universel. Principe de médiation, lamour porté vers un individu conduit à le dépasser pour enrichir dautres sensibilités. Passer de lélan envers un beau corps au principe de beauté, du sentiment altruiste pour un individu à lamour généreux de lui-même envers le collectif, tel est la démarche finale que suppose lEros complet ou accompli. Loin dêtre désincarné, telle que la relecture de Marsile Ficin la vulgarisé, alimentant la conception de lagapé chrétienne, lamour universel est un dépassement des actualisations du couple, non un retrait vers des formes moindres.
1. Lien pour attacher les animaux.
2. Homme et femme mariés, ou unis par les liens de lamour, ou réunis momentanément pour une danse, dans un cortège, etc.
3. Mécan. Système de deux forces égales, parallèles et dirigées en sens contraire lune de lautre.
4. Electr. Couple voltaïque, ensemble de deux électrodes de natures différentes, immergées dans un liquide et pouvant développer une force électromotrice.
Dictionnaire Larousse
Expression du lien amoureux dans nos sociétés, le couple est une évidence, à tel point que bien peu imaginent sen écarter. Pourtant loin dêtre simple, cette idée dune nécessaire dualité amoureuse pose une série de problèmes. Si chacun convient que lamitié peut être plurielle, pourquoi lamour ne pourrait-il lêtre ? Reprenant une métaphore déjà utilisée par Freud pour en interroger la doxa, Bernard Arcand (1993) imagine un extraterrestre qui visitant les terriens en observe les murs sexuelles. Son récit sarcastique permet de relativiser et de prendre une distance utile à la réflexion. Dans cette veine, Évelyne Le Garrec (1979) constatait lhabitude curieuse dêtre toujours en couple : « Cette étrange espèce, sans doute unique dans lunivers, nest pas composée dindividus autonomes mais dentités formées de deux parties, dont lune est mâle et lautre femelle, ou couple. Il sagit visiblement dun processus inverse à celui de lamibe qui, dun tout, fait deux parties. Ici, deux morceaux, séparés au départ, sont attirés lun vers lautre par un procédé magique connu sous le nom de grand amour, se collent solidement lun contre lautre et, quelle que soit la gêne qui en résulte par la suite, deviennent théoriquement inséparables ». Dans son film La Brûlure de 1000 soleils, Pierre Kast suit un scénario légèrement différent en imaginant les murs dun peuple dextraterrestres dont la norme conjugale est de vivre à six, façon de remettre également en question le nombre deux.
Quest-ce quun couple ?
Il est bien difficile de définir ce quest exactement un couple. Quels critères retenir ? Autrefois, le couple, cétait ceux qui sétaient mariés. Il est plus délicat à présent de trouver des facteurs objectifs, le mariage ne résume plus la diversité des situations. Les termes « union consensuelle », « mariage à lessai », « liaison non-conjugale », « vie commune », « cohabitation », ou encore « vivant ensemble », « mariage préconjugal », « couple non-mariés », « vivant hors des liens du mariage », « covivant », révèlent les problèmes de délimitation. La cohabitation ne paraît même plus être un critère satisfaisant, à lheure des CNC, les couples non-cohabitants. À linverse, il y a des partages de logement qui ne forment pas des couples. Ni le rapport sexuel ni la cohabitation ne sont des critères suffisants : cest davantage lamour et la durée qui le spécifient aujourdhui. Ce nétait évidemment pas le cas à dautres époques.
Dautres préfèrent renoncer à établir une définition stricte pour réfléchir à la signification du couple, ainsi Philippe Caillé (1991) : « Dans la culture actuelle, en particulier, la structure du couple semble se vouloir si protéiforme quelle échappe à toute description. Veut-on la lier au mariage, elle sétend à toutes les unions sans papiers ! Veut-on la lier au sexe, elle intégrera les liaisons homosexuelles ! Veut-on la définir par la durée illimitée de la relation, on vous proposera, comme Margaret Mead le fit, il y a quelques années, la solution du mariage par contrat de cinq ans comme voie davenir du couple ! Cest éventuellement un trait caractéristique du couple que déchapper à une définition simple. La relation de couple aurait la propriété de prendre de multiples formes tout en restant reconnaissables ». Il vaut donc mieux en chercher les fonctions. Le couple moderne se repère par lattachement affectif. « Parce que tu deviens unique et irremplaçable pour moi, tout comme tu le deviens pour moi », le caractère exceptionnel de cette intimité nous constitue comme entité repérable et unique. Lié au sentiment amoureux dans la modernité, le romantisme sest généralisé comme la seule forme damour possible. Il exige dêtre vécu à lintérieur dun couple, comme relation intersubjective entre deux individus qui ne sauraient être interchangeables avec dautres. Dans ce cas, le tiers na pas de place, il est par définition « de trop ». Lintensité de lattirance mutuelle saccompagne dun désir de longévité et dun lien de dépendance réciproque. Mais la durée est essentielle pour définir une union, non pour repérer sa teneur. Le fait de « rester ensemble » nest en rien un facteur de réussite relationnelle contrairement à ce que veut faire croire lidéologie habituelle. Chacun comprend que ne pas se quitter nest plus aujourdhui le signe infaillible de la réussite dune relation. Cest une mesure quantitative, non qualitative. Eugen Drewermann (1992) a dailleurs dit ce que le mariage chrétien qui assimilait durée et réussite de lunion avait de contestable.
Les deux moitiés complémentaires
Les personnes mariées parlent de leur « conjoint » comme de leur « moitié ». Le couple naturalisé légitime le couple monogame et exclusif comme allant de soi. « Aussi le couple constitue-t-il la quadrature du cercle amoureux. Lamour du couple, ce nest pas la rencontre de deux unités, cest lunité formée par lunion de deux dualités insuffisantes. Cest latome humain primordial, chaque personne étant un demi-atome dédoublé », senthousiasme Edgar Morin (1969). Daprès le mythe que Platon place dans la bouche dAristophane dans Le Banquet, lamour serait la réunion de deux êtres incomplets au départ. Pour cela, il sagit moins de produire une union à partir de deux entités, que de deux moitiés. La fusion, qui sécrirait 1 + 1 = 1, est en réalité complémentarité, soit 1/2 + 1/2 = 1. Cela signifie quil y a une amputation de lêtre : hors du couple, chacun ne vaut quun demi. La personne nest vraiment réalisée que quand elle a retrouvé sa moitié. Cette idée simple va connaître une fortune tardive, mais imposante avec le néoplatonisme à la Renaissance qui va se déployer pleinement dans le romantisme au XIXe siècle. Le mythe de lamour rédempteur, grand amour total et définitif, exclusif et absolu, va être porté à son incandescence, nourrissant dabord un rêve, une fable, puis une véritable religion populaire de lamour.
Par les romans sentimentaux, par limagerie de la carte postale, puis par les films damour, va simposer une mythologie moderne assimilant le couple à la réunion de deux êtres incomplets dont lunion réussit la perfection attendue. Lattente du prince charmant, ou la recherche éperdue de celle qui comblera ses espérances contiendra ainsi lidée de prédestination. Inscrite dans le grand livre des destinées sentimentales, la quête de son double vise à maintenir la croyance dans le mythe, lillusion de trouver un jour « le bon numéro », notamment devant les espérances déçues. Les divorces ne recouvrant quune mauvaise pioche ! Des films populaires iront jusquà présenter lange gardien de chacun guidant vers le ou la partenaire idéal(e). Selon cette logique, lamour se vit au sein dun couple qui trouve racine dans lontogenèse. Pour moderniser cette espérance, lamour rationnel promet de retrouver le conjoint idéal, par exemple, au moyen dun « super computer mondial », en indiquant les préférences, les caractéristiques, voire les déterminations génétiques,
de la personne. Une fois celui-ci rejoint,
le couple se referme sur lui-même dans un autisme conjugal.
La dyade humaine
Conçus comme des données naturelles de la condition humaine, le couple et le mariage sont alors liés à lidée de reproduction. Portalis assied le nouveau Code civil sur ces arguments : « le mariage qui existait avant létablissement du christianisme, qui a précédé toute loi positive, et qui dérive de la constitution même de notre être, nest ni un acte civil, ni un acte religieux, mais un acte naturel qui a fixé lattention des législateurs, et que la religion a sanctifié ». Classique de lidéologie, les défenseurs du mariage en appellent à la nature. La religion na pourtant reconnu que tardivement une relation qui a eu du mal à simposer. Déformation de lidée platonicienne dun être double à lorigine, à landrogynie fondamentale succède le couple constitutif de la nature humaine, inscrit dans cette longue tradition qui considère non pas lindividu, mais le couple, la dyade, comme unité fondamentale. La reproduction nécessitant deux êtres de sexes différents, la famille devient non seulement une conséquence logique mais aussi normale, nécessaire et inévitable pour fonder une société humaine. Sensuit tout un discours moraliste, sur laquelle la pensée chrétienne1, mais aussi des sciences humaines, va sélaborer et qui continue à animer les débats politiques comme lattestent ceux sur lhomoparentalité (rappelons les dernières arguties de Lionel Jospin sur le mariage homosexuel). Loin dêtre caduc, largument continu de sévir, comme si le mariage et la sexualité navaient pas trouvé leur autonomie vis-à-vis de la reproduction
La lecture sociologique, notamment positiviste, sinscrit dans cette tradition qui laïcise les conceptions chrétiennes. Lamour est lexpression du couple, son ciment, lui-même au service de la famille, base de lorganisation sociale. Le lien entre romantisme et sociologie au XIXe siècle explique aussi cette superposition. Il faut rappeler que lécole Saint-simonienne considère le couple comme le véritable individu social, mari et femme sont les composantes dune même entité. Ce qui est aussi une idée calviniste : lêtre humain nest pas lindividu, mais le couple, cellule de base sur laquelle repose lorganisation sociale. Si Auguste Comte envisageait le couple comme unité de base du social, aujourdhui, ce sont les recherches en biologie qui cherchent à linscrire comme donnée naturelle. À tel point que le célibat est parfois considéré comme quasi-pathologique. Le rêve de constituer le couple idéal est réitéré. Dresser la carte affective de lindividu permettrait de trouver le partenaire idéal qui lui correspond. Quils émanent de la biologie, de la philosophie ou de la psychologie, les discours sur lamour justifient et rendent compte du couple comme dun élément indissociable de la relation amoureuse. Certains en font même un critère dépanouissement de lindividu. Évidence rarement remise en cause.
Lorigine du couple est pourtant douteuse, et peu en faveur des femmes.
Les femmes doivent être, par le couple, « préservées », cest-à-dire au service complet des maris. Considérée comme supérieure moralement, la femme doit « élever lhomme », être linspiratrice, mythe qui saccompagne inéluctablement de son effet contraire. Logique assez perverse que lon trouve à luvre dans tout le romantisme. La femme passe de la condition de fille à celle dépouse soumise puis de mère, avec la « sainte mission naturelle » de la femme à enfanter. Laffranchissement de la vie active est aussi renonciation à tout commandement. Auguste Comte insiste sur le caractère volontaire de ces choix féminins ! Ces théories saccompagnent non seulement dune peur des femmes mal dissimulée, mais aussi dun rejet de la sexualité, dans la plus pure tradition judéo-chrétienne. Pour Proudhon, dans son Catéchisme du mariage, lamour est dans la même optique que pour les religions, un devoir moral, lidéal étant la chasteté. Lamour positif est rationnel, pudibond et fonctionnel.
Des idéologies aliénantes
La socialisation des enfants sopère par lintégration de ce modèle et vise à sa perpétuation. Ainsi les discours qui considèrent le couple comme allant de soi et qui en justifient le principe sont nombreux. Dans une Encyclopédie de la vie sexuelle très diffusée, René Schérer (1974) se plaît à repérer ces contenus idéologiques. Des photos denfants présentent des couples, mettant à chaque fois en scène un petit garçon et une petite fille. Au-delà des rôles quelle attribue à chacun, il y a lieu de sinterroger sur le couple lui-même : « Pourquoi pas le groupe ? Déjà, il y a manque. Tout le monde sait que les enfants vont plutôt par groupes ou par bandes que par couple. Groupes de garçons nus, de filles nues, et pourquoi pas de différents âges ? [...] Mais en définitive, nest-ce pas la formation du couple hétérosexuel qui fait problème ? Nous y voilà ! Limage ici se préoccupe moins de montrer que dindiquer ce qui doit être ; elle norme ». Tony Duvert dans Le Bon sexe illustré (1974) a des mots encore plus acerbes. Réflexions toujours actuelles, valides pour nombre décrits sur le sujet, les manuels déducation sexuelle, mais également les essais et les livres de recettes promettant une sexualité épanouie regorgent de semblables injonctions. Le couple, point de vue de sens commun, est un point de vue normatif. À tel point quÉlisabeth Badinter (1992) voulant convaincre de la normalité de lhomosexualité conclut en parlant de lhomosexuel : « il croit en lamour, vit en couple et a une vie affective profonde et suivie » ! Car la notion de couple induit généralement lidée dune structure exclusive monogame.
Les « féministes anarchistes » du début du siècle avaient bien repéré cet instrument de conditionnement et proposaient de changer la société en sattaquant à sa base : la relation de couple. Ainsi Madeleine Pelletier appelait à la destruction du mariage, mais aussi de la famille, structure inégalitaire lieu doppression pour les femmes. « On ne peut réaliser légalité dans le mariage clos ; les clauses restrictives rendent la chose impossible », conclut ONeill (1976). Cest dans la nature de cette relation dêtre conflictuelle. À lintérieur du couple, replié sur lui-même, une dépendance de lun sur lautre sinstaure. Dans cette confrontation entre deux pôles, une lutte sengage. Rappelons une des définitions du couple qui comme système mécanique décrit un ensemble de forces parallèles, mais de sens contraires. Les polarités invitent à lopposition et à la confrontation. Seul le dépassement dans un troisième pôle permet la médiation et la négociation, rôle quassume dordinaire le curé et le maire pendant le mariage, le juge lors du divorce. Un couple laissé à lui-même, hors de toute société, sengage dans la tyrannie. Comme la signalé Julien Freund (1983) dans ses analyses des figures binaires ou ternaires, de véritables régimes politiques sen dégagent, qui vont de la dictature à la démocratie. La situation de conflit est une réduction de toutes formes de tiers à une résolution en deux camps, alors que la crise réintroduit la figure de larbitre. Jacques Beauchard (1981) ou encore Dany-Robert Dufour (1990) en ont également tiré des conclusions que lon peut appliquer à lunivers conjugal.
Lanthropologie permet de relativiser les évidences de la conjugalité. Nombre de sociétés développèrent des relations qui dépassent le couple, ou qui lui fournissent dautres significations. En effet, quoi de commun entre le couple occidental romantique et le couple polygame, polyandre, voire le collectif qui partage plusieurs époux et plusieurs épouses, comme le rapporte déjà Westermarck (1943) dans son étude du mariage ? Si couple, mariage et reproduction ne sont plus des notions automatiquement liées, en revanche la notion damour reste encore le plus souvent associée à celle de couple. Lien plus idéologique quessentialiste, le couple, sil apparaît comme une union « naturelle », se révèle, en réalité, une construction sociale fort variable. En se déclinant sous diverses formes, lamour nimplique pas obligatoirement le couple. Pas davantage que le couple nest synonyme damour. Ils peuvent sactualiser lun sans lautre. Centrer toute la relation amoureuse, affective et sexuelle sur des sexes différents, en essayant dallier amitié et procréation, nétait quun des possibles qui sest révélé vite réducteur de lespace des libertés. Ceci navait rien dévident dans la Grèce antique où lindividu vivait plus souvent lamour en dehors du couple que dans ses limites. Le couple (et la famille qui en découle) constitue un pilier des structures du patriarcat, au même titre que lhétérosexualité, lidée dune essence différente de lhomme et de la femme, ou encore le fait de lier la relation damour ou de sexe avec une contrainte de reproduction. Cest à la déconstruction partielle de ces principes pour dautres possibles auquel nous assistons avec la plus grande égalité entre les sexes.
Au-delà du couple
Si Héra est la déesse du mariage, il faut remarquer aussi que cest la déesse la plus cocue de la mythologie ! Selon Philippe Camby (1989), le mot couple a dailleurs été inventé au XIIe siècle pour désigner ladultère, cest-à-dire lamour entre amants hors du mariage. Origine de lamour moderne, lamour courtois est par nature extraconjugal. Le rapt de lamour par le mariage, alliance des canons chrétiens et de la morale bourgeoise, va imposer une conjugalité rassurante qui promet de se suffire à elle-même. Lamour romantique va en radicaliser le principe en se présentant comme un « tout donné », une aventure « entre soi ». Une causalité de type magique se joue dans la rencontre du partenaire, qui imprime lidée dun destin, dune fatalité. La relation est coupée de lentourage ; seul le couple demeure central ; la parenté sefface. Totalement fusionnelle, « tout sy partage », en somme toute forme de tiers y est exclue. Léchappatoire au couple clos se fait dans ladultère, le cocuage ou la reconstruction dune nouvelle union, seule voix demeurant possible, davantage que dans la remise en cause de sa formule même. Le modèle normatif quimposent tous les processus de socialisation est celui dune structure supposée autarcique. Si au début du siècle encore, avoir une double vie était preuve de réussite sociale, cest à présent un signe dinauthenticité, dincompétence à maîtriser sa propre existence. Il est plutôt péjoratif davoir une maîtresse ou un amant, signe de fourberie et de lâcheté.
Les amours contemporaines sont paradoxales, elles rejettent lhypocrisie qui faisait fermer les yeux sur les relations occultes, laissant croire à lautosuffisance du couple refermé sur lui-même. Elles recherchent en cela une plus grande fidélité. Mais dans le même temps, prenant acte de limpossibilité de vivre lidéal romantique dans la réalité, elles admettent une plus grande tolérance envers les infidélités reconnues, quelles soient passagères, ou quelles prennent la forme dunions fidèles mais successives. La rupture est légitimée comme nécessité dans la vie de couple. Une troisième voie, composée dun couple plus mature se fait jour, qui donne une nouvelle définition à la fidélité, moins dépendant de lacte que de la pensée. Il est alors possible denvisager de transcender les ruptures, pour vivre de multiples relations fidèles en parallèle. Lévidence sociale du couple autosuffisant est ouvertement interrogée. Dès lors, le préromantisme redevient source dinspiration pour inventer de nouvelles relations amoureuses. Transcendant le couple traditionnel, les amants inventent le trouple, relation dans laquelle le tiers est reconnu et possible.
Iconoclaste, Socrate souligne dans Le Banquet que la sexualité est synonyme de manque et de besoin et pour cela ne saurait se forclore dans une unité repliée sur elle-même, tandis quil fait dire à Diotime que lidéal de lamour est de transcender le couple. En parvenant à dépasser la finitude pour souvrir sur autre chose, il convient denglober laltérité du couple, la reproduction, mais aussi laccession au collectif, et, plus largement, à la Beauté, au divin. Cet élan centripète du couple se trouve exprimé dans plusieurs courants mystiques qui utilisent la sexualité comme accès à dautres sphères. Comme dans lamour courtois et la préciosité, la relation amoureuse est bien le sens de lexistence, mais le tiers ny est pas exclu : il est au cur même du drame. En réalisant le 1 + 1 = 3, il sagit dintégrer des dimensions qui donnent accès à un universel. Principe de médiation, lamour porté vers un individu conduit à le dépasser pour enrichir dautres sensibilités. Passer de lélan envers un beau corps au principe de beauté, du sentiment altruiste pour un individu à lamour généreux de lui-même envers le collectif, tel est la démarche finale que suppose lEros complet ou accompli. Loin dêtre désincarné, telle que la relecture de Marsile Ficin la vulgarisé, alimentant la conception de lagapé chrétienne, lamour universel est un dépassement des actualisations du couple, non un retrait vers des formes moindres.
1 Voir dans cette veine les écrits de Jean Guitton (1948) ou de Suzanne Lilar (1963). Voir également le texte de Sandra Laugier, « Comment ils se sont disputés », page 63 de ce numéro. N.D.L.R.
Bibliographie :
Arcand Bernard, Le Jaguar et le tamanoir. Vers le degrè zéro de la pornographie, Montréal, Boréal, 1991.
Badinter Elisabeth, XY. De lidentité masculine, Paris, Odile Jacob, 1992.
Beauchard Jacques, La Dynamique conflictuelle. Comprendre et conduire les conflits,
Réseaux, 1981.
Caillé Philippe, Un et un font trois. Le couple révélé à lui même, Paris, ESF, 1991.
Camby Philippe, LErotisme et le sacré, Paris, Albin Michel, 1989.
Chaumier Serge, La Déliaison amoureuse. De la fusion romantique au désir dindépendance, Armand Colin, 1999. Payot, 2004.
Comte Auguste, Cathéchisme positiviste, Rio de Janeiro, Ed. Temple de lHumanité, 1957.
Drewermann Eugen, LAmour et la réconciliation, Psychanalyse et morale, tome II, Paris, Cerf, 1992.
Dufour Dany-Robert, Les Mystères de la trinité, Paris, NRF, 1990.
Duvert Tony, Le Bon sexe illustré, Paris, Minuit, 1974.
Ficin Marsile, Commentaire sur le Banquet de Platon ou de lamour, Paris, Les Belles Lettres, 1978.
Freund Julien, Sociologie du conflit, Paris, PUF, 1983.
Guitton Jean, LAmour humain, Paris, Ed. Montaigne, 1948, Paris, Rééd. Livre de vie, 1965.
Le Garrec Evelyne, Un lit à soi. Itinéraires de femmes, Paris, Seuil, 1979.
Lilar Suzanne, Le Couple, Paris, Grasset, 1963.
Morin Edgar, « LArche damour », in Le Vif du sujet, Paris, Seuil, 1969.
ONeill Nena & ONEILL George, Le Mariage Open, Montréal, Select, 1976.
Platon, Le Banquet, Flammarion, Paris, 1992.
Proudhon, Catéchisme du mariage, in uvres complètes, Genève, Slatkine, 1982.
Schérer René, Emile perverti ou des rapports entre léducation et la sexualité, Paris, Laffont, 1974.
Westermarck Edward, Histoire du mariage, tome 1 à 6, Payot, Paris, 1943.
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Serge Chaumier