Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
Contours flous
Tu es allongé dans le noir, Penny endormie à ton côté. Au-dessus des couvertures, seule sa tête émerge, enchevêtrement de cheveux noirs obscurément nichés contre loreiller. Par la fenêtre étroite et haute filtre la lumière réfléchie par les nuages de la nuit. À sa lueur, tu peines à discerner le motif du couvre-lit, les lignes ténues des fleurs ocre pâle qui senroulent et se perdent dans lobscurité glacée. Penny te tourne le dos et sous les couvertures tu devines, pris dans le coussin dair chaud qui vous sépare, larrondi de ses épaules, la cambrure de sa colonne. Lorsque tu bouges la tête, des mèches de ses cheveux te chatouillent loreille. Tu es allongé, à plat sur le dos, une main derrière la tête. Tu es allongé, cloué au lit par la pesanteur du froid. Tu regardes droit devant toi les chiffres lumineux du radio-réveil sur la coiffeuse. Ils semblent immatériels, rais de lumière rouge en suspension dans le noir. Au milieu, deux points clignotants égrènent les secondes. Si tu les fixes assez longtemps, ils semblent planer dans ta direction, feux datterrissage dun avion à lapproche. Il est presque une heure du matin.
Vous êtes nus, mais vous navez pas fait lamour. La nudité de Penny tapparaît tout à fait normale, naturelle : quoi de plus normal, de plus naturel, en effet, de plus beau, que Penny lovée à tes côtés ? Au contraire, ta propre nudité te semble insupportable : vaine, excessive, par-dessus tout déplacée. Comment se fait-il que tu sois là ? Tu nas rien demandé, et Penny ne ta pas invité. Tu réfléchis au déroulement de la soirée. Penny ta parlé de Murray, elle a éclaté en sanglots, tu las consolée, mais tu as décidé de quitter les lieux au plus vite. Le câlin sest transformé en baiser. Vous êtes tombés sur le canapé, maladroits dans vos caresses, vous avez commencé à faire lamour. Mais soudain, vous vous êtes arrêtés. Tu te rappelles avec précision le moment où vous avez cessé. Tu te rappelles la sensation de chaque baiser chargé de désir, le désir qui se change en amour, en véritable amour qui tout à coup vacille, perd confiance. À partir de cet instant, lintensité de chaque baiser a très légèrement diminué, vous en attendiez plus mais bien sûr vous vous donniez moins, jusquà ce que vos baisers samenuisent peu à peu, et que, en lespace de quelques minutes, vous vous retrouviez de nouveau en rade sur le canapé, face à la télévision hurlante, ensemble et pourtant seuls, avec votre blessure et Margaret Thatcher pour unique compagnie.
Et pendant une demi-heure, la tête de Penny posée sur tes genoux, vous avez regardé Margaret Thatcher. Elle portait un chemisier de brocart vert et or, avec un col de velours noir. Les cheveux coiffés vers larrière en vagues auburn. Tu étais hypnotisé par son attitude, mélange de gravité et de théâtralité, par son nez pointu en forme de bec, par la chair de sa gorge délicatement faisandée, par la façon dont son regard durcissait et sa mâchoire se serrait lorsquelle séchauffait dans la discussion. Elle semblait presque surhumaine, lincarnation stylisée dune nouvelle forme de vie, produit de décennies de campagnes électorales, de rendez-vous médiatiques et de pouvoir quasi inégalé. Tu ne voyais presque pas passer les minutes : elle parlait avec une autorité absolue de léconomie, de la guerre, de la famille, de la culture, de la morale. Filmées à intervalles réguliers, les réactions du présentateur Kerry OBrien reflétaient les tiennes : il semblait tour à tour perplexe, sceptique, incrédule. De temps à autre, pour sempêcher de rire ouvertement, que ce soit de stupéfaction ou dhorreur, voire, plus vraisemblablement, dun mélange des deux, ses lèvres se figeaient en un sourire crispé.
Lentretien sest terminé. Penny sest redressée, a éteint le poste avec la télécommande. Elle sest rallongée sur le divan. Le bourdonnement du réfrigérateur a empli le silence. Et alors, elle a fait une chose à laquelle tu ne tattendais pas. Elle sest tournée vers toi, puis elle a glissé une main dans la poche avant de ton jean. Tu as compris ce quelle cherchait : ton portefeuille. Tu as attrapé son poignet, mais elle sest débattue. « Donne-moi ton portefeuille ! » a-t-elle dit. « Pour quoi faire ? » as-tu demandé sèchement, sans relâcher létreinte autour de son poignet. Tu as senti ses ongles senfoncer dans ta cuisse. « Donne-le-moi, cest tout ! » a-t-elle insisté, un soupçon de fureur dans la voix. Tu las relâchée. Elle a extirpé le portefeuille, la ouvert et en a sorti une feuille de papier quelle a dépliée avec une délicatesse qui ta étonnée. Cétait une facture de téléphone Optus tout écornée, une facture dappels détaillés où le destinataire, le montant et la durée de chaque coup de fil étaient soigneusement répartis en colonnes. Elle a étudié la liste pendant ce qui ta paru un long moment. Elle a fini par dire :
« Cinquante-deux minutes, vingt-sept secondes, cest celui-là, hein ? Cinquante-deux minutes, vingt-sept sec
»
Tu las interrompue avec colère.
« Oui, voilà, cest ça ! Cétait notre dernière conversation. Je nai plus jamais entendu parler de Christina. Voilà tout ce qui reste. Tout ce qui reste de dix ans de vie commune. Tout ce qui me reste delle. »
Penny ta regardé, lair incrédule, les yeux brillants de chagrin.
Tu tes senti mis à nu, humilié. Et là, cétait à ton tour de pleurer.
De chaudes larmes te sont montées aux yeux, mais, au prix dun grand effort, tu les as fait refluer. Pleurer, ça aurait été faire appel à sa pitié, et tu savais que cétait précisément la chose quelle ne pouvait pas toffrir.
« Tu ne peux pas rester en dehors de tout ça, oublier cette histoire à la fin ? » Tu lui as arraché la facture des mains pour la ranger promptement. Tu étais mort de honte. Et vous êtes restés assis un long moment sans rien dire. Enfin, tu tes levé pour partir. Alors elle a dit :
« Tu peux passer la nuit ici. Mais seulement pour dormir. »
Elle paraissait elle-même stupéfaite de sa proposition.
Sans échanger le moindre mot, vous vous êtes levés pour aller dans sa chambre. Dans lobscurité, tu tes déshabillé lair était glacial ici, après la chaleur du salon et tu tes glissé sous les couvertures. Penny sest tournée vers le mur. Tu tes allongé sur le dos, un bras derrière la tête, tu as écouté sa respiration, de plus en plus profonde, de plus en plus régulière, jusquà ce que tu saches quelle dormait.
Tu as les yeux rivés sur les lumières rouges clignotantes du réveil : est-ce quelles viennent vers toi, ou est-ce quelles séloignent ? Est-ce un avion qui atterrit, ou qui décolle ? Tu sais que tu aimes Penny, pour la première fois tu en es certain. Tu fixes cet amour au fond de ton regard, mais tu ne sais pas sil vient vers toi ou sil séloigne.
Elle ny est pour rien. Nuit après nuit, tu pourrais être allongé dans ce lit, Penny endormie à ton côté. Tu serais allongé là, à écouter le grondement des derniers avions qui se hissent dans le ciel avant le couvre-feu de 23 heures. Tu serais allongé là, tâchant, en vain, de ne pas timaginer à bord de lun de ces avions en compagnie de Christina. Tu te verrais en route pour la voir à Brisbane, les vols dhiver si calmes que les mouvements de lavion seraient à peine perceptibles, les vols dété souvent pris dans la queue de cyclones emplissant le ciel de nuages tourbillonnants et de vents contraires qui te laisseraient tremblant une heure encore après avoir quitté lappareil. Nuit après nuit, tu serais allongé dans ce lit, à te haïr, à tenter de ne pas penser à ce vol pour Londres, à Christina, heureuse et euphorique à ton côté, et au voyage du retour, trois ans plus tard, le siège voisin vide la plupart du temps, sauf lorsquil était occupé par les pieds nus dune routarde étendue sur la rangée de fauteuils libres pour essayer de se reposer un peu.
Tu penses que tu es peut-être en train de tendormir, mais tu nen es pas sûr. Les contours flous de quelques meubles de Penny émergent de la pénombre une vieille armoire en bois de cèdre, une commode en pin pour y replonger aussitôt. Ou bien ce sont peut-être tes paupières qui se ferment, enfin lourdes de sommeil ? Un instant, le lit semble bouger : tu imagines que cest une barque, que tu es en train de descendre une rivière noire et silencieuse. Cest Penny qui tient les rames, du moins une version étrange de Penny. Tout en elle est légèrement amplifié : ses cheveux ont quelque chose de plus éclatant, sa peau est un peu plus rose, son T-shirt jaune vif na pas un pli après une journée pourtant longue. Elle tire sur les rames et te sourit dun air béat. Tu taperçois bientôt que tu nes pas le seul à qui elle sourit : pressé tout contre toi se trouve un petit garçon, âgé de sept ans environ. Stupéfait, tu baisses les yeux vers lui. Il lève alors les siens vers toi, en souriant. La ressemblance ne laisse planer aucun doute : cest ton fils. Il se câle contre toi, heureux, et sourit à sa mère qui rame. Et toi tu es assis là, te sentant vaguement inutile, quand soudain tu te rends compte que quelque chose tire sur ta main : cest une ficelle qui monte dans le ciel. Tu la suis du regard et tu aperçois, flottant dans la partie inférieure de ce qui ressemble maintenant à un plafond incroyablement haut (à moins que ce ne soit le ciel ?), un cerf-volant orange vif taillé comme un diamant, dont la queue palpite contre ce qui pourrait aussi bien être les motifs dun plafond métallique ou des formations de nuages, tu narrives pas à le savoir. La ficelle se tend un peu plus, et le cerf-volant se met à entraîner le bateau. Tu regardes en lair. Le cerf-volant a laissé place à une silhouette noire en forme doiseau avec une queue échancrée. Cest un avion furtif, ou peut-être un cerf-volant imitant un avion furtif, impossible à dire. Il ne traîne pas le bateau sur une ligne droite mais trace un cercle dans le ciel, et la barque en reproduit la forme à la surface de leau. Penny pose les rames, étonnée, visiblement inquiète, mais refusant de le montrer devant votre fils, qui, lui, rit bruyamment : il trouve cela très drôle. Tu essaies de rassurer Penny du regard, même si tu es troublé à lidée que cette femme ne soit pas vraiment Penny. Il te vient à lesprit quelle pourrait être une actrice maquillée pour lui ressembler, ce qui ferait de ce petit garçon un acteur qui joue simplement le rôle de votre fils. Brusquement lavion furtif tire plus fort, chassant cette pensée, et voilà que le bateau se met à tourner sur lui-même à toute vitesse. Ton fils se met à crier : « Lâche, papa ! Lâche ! » Penny, perdant toute contenance, joint ses cris à ceux du garçon. Tu es abasourdi par lintensité de leur frayeur, et tu mets un moment à comprendre quils parlent de la ficelle. Tu la lâches. Tu attends le contrecoup de cette détente, mais il ne vient pas : au contraire le bateau prend de la vitesse, il tourne avec précision, comme sil était propulsé par un moteur puissant mais silencieux. Tu agrippes les bords de lembarcation : avant longtemps, vous en serez tous éjectés. Penny et ton fils sont maintenant en train de hurler, en proie à une terreur folle. Tu ne supportes pas la vue de leurs visages. Toi, tu es étonnamment calme. Tu regardes lavion furtif sélever dans le ciel.
Soudain, tout sarrête. Tout devient noir. Tu sens les draps sous ton dos, lair froid de la chambre sur ton bras découvert. La pièce obscure sinsinue dans ton regard, le rougeoiement des chiffres du réveil, léclat terne de la lumière sur les murs glacés. Tu nes ni éveillé, ni endormi. Tu sens la présence de Penny, qui dort à tes côtés, le rythme de sa respiration masqué par le clignotement des points rouges. Tu commences à transpirer sous la couette : il y fait une chaleur étouffante, mais tu noses pas bouger de peur de réveiller Penny, si belle Penny endormie. Tu lèves les yeux au plafond pour voir si le cerf-volant y est toujours. Il a disparu. À sa place plane le visage de Margaret Thatcher. Cest exactement la même que celle de lentretien que tu as vu dans la soirée. Mêmes crinière auburn flamboyante et tunique de brocart étincelante. Elle te regarde avec attention. Doucement, dun air songeur, elle passe la langue sur les dents. Puis elle incline la tête et te demande, dune voix ferme sans être méchante :
« Combien de cappuccinos avez-vous achetés cette semaine ? »
Tu ne réponds pas tout de suite. Je sais pas, peut-être trois ou quatre, dis-tu dans ta tête. Elle fait une moue désapprobatrice et te fixe du regard.
« Il faut que vous appreniez à vivre selon vos moyens », sermonne-t-elle, sur un ton moins aimable. Tu ne réponds pas. Elle a la peau parcheminée, rendue diaphane par la vieillesse, mais illuminée de lintérieur par sa détermination. Alors quelle attend ta réponse, son regard se durcit et brille dans le noir. Elle reprend la parole, le visage tendu, toute sa volonté concentrée dans les lèvres minces, les muscles sous la peau parcheminée se contractant lors de brusques accès dénergie.
« Il faut que vous appreniez à faire des économies, continue-t-elle avec sévérité. Je ne nie pas que lachat dun cappuccino de temps à autre ait une certaine utilité. En effet, vous créez ainsi un débouché pour le commerce de proximité. Mais, il vaut mieux laisser de telles dépenses à ceux qui en ont les moyens. Vous, il faut que vous appreniez à faire des économies, pour subvenir aux besoins de votre épouse et de votre fils, prendre des dispositions pour lavenir de celui-ci »
Au fur et à mesure quelle parle, sa voix assène les mots à un rythme de plus en plus pressant.
« Vous ne pouvez compter que sur vos propres ressources. Des années de socialisme ont émoussé votre dynamisme, vous ont amolli et rendu dépendant de lÉtat. Mais lÉtat na pas dargent ! Il na que la richesse que vous créez. »
Son visage commence à descendre du plafond, sapproche dangereusement. Elle te regarde sans ciller, elle agite un doigt vers toi, la tête tendue vers lavant sur son cou ratatiné, donnant des coups de bec dans ta direction.
« Cest la politique que jai menée, moi, qui a permis aux gens comme vous de réussir. Ma politique, qui a décidé que si vous, vous réussissiez, dautres suivraient. Ma politique, qui a libéré les talents et les énergies des gens. »
Elle donne des coups de bec vers toi, sa voix résonne dans tes oreilles.
« Ma politique, qui a décrété que chacun de vous était un capitaliste en puissance ! Un capitaliste en puissance ! Un capitaliste en puissance ! »
Son visage simmobilise, plane au-dessus de toi, tout juste hors de portée de ta main. Son regard senflamme, agressif, provocateur. Il te met au défi.
Puis, tout à coup, ses yeux se troublent, comme distraits. Léclat de sa peau, ce feu qui brûle à lintérieur, sévanouit. La chair de son visage devient grise. Ses lèvres, si étroitement serrées la minute davant, se relâchent. Tous les muscles de son visage se livrent un combat, tandis quelle se retient de pleurer. Les larmes coulent malgré tout, elles se fraient un chemin, lentement, difficilement, une par une. Ses épaules se soulèvent : tu vois leur forme anguleuse simprimer contre létoffe du chemisier. Tu trouves cela atroce : tu es pareil à un enfant qui découvre la fragilité dun père ou dune mère pour la première fois.
« Je nai jamais eu moins quune majorité à 45 %, sanglote-t-elle. Je nai jamais été trahie par les gens », pleurniche-t-elle. Elle sinterrompt, reprend un peu de son sang-froid. Sort un mouchoir dont elle se tamponne les joues. Puis son regard se rive à nouveau sur toi.
« Sais-tu quel est mon seul regret? » demande-t-elle, lair nostalgique à présent. « Non », lui réponds-tu doucement. Elle renifle, avant dajouter : « Que le Parti Conservateur ne mait pas laissé finir le travail commencé dans le Golfe. » Au mot « Golfe », elle reprend le parfait contrôle delle-même. La lumière intérieure jaillit à nouveau, bien vivante. A nouveau, elle fixe les yeux sur toi.
« Ne jamais transiger avec lennemi, dit-elle. Ne jamais, au grand jamais, se montrer suffisant face à lagresseur, poursuit-elle. Et ne jamais, au grand jamais, faire confiance à un socialiste ! »
Elle pointe le doigt en lair, prête à entamer un nouveau
monologue.
Tu fermes les yeux. Le visage de Margaret Thatcher sévanouit. Pas un bruit ne retentit dans la chambre, si ce nest la respiration de Penny. Tu es allongé là, ni endormi, ni éveillé, tu lécoutes inspirer, puis expirer, chaque respiration senchaîne à la précédente, chacune chevauche celle qui précède, jusquà ce quun souffle continu emplisse lobscurité. Plus tu écoutes, plus il est bruyant : tu y distingues le lointain tumulte de leau, le patient rugissement ininterrompu du silence qui a englouti ton dernier coup de fil à Christina. Cinquante-deux minutes, vingt-sept secondes, rien ou presque ne sest dit. Le grésillement assourdissant de la ligne téléphonique recouvre lobscurité de la chambre comme une couche de bruit de fond. Elle técrase sur le lit. Elle aspire tout sous sa surface, elle submerge et garde tout dans ses strates complexes. En elle, tu entends toutes sortes de sons : le bang des supersoniques, les chuchotements des amoureux, turbulences électroniques qui bouclent sur elles-mêmes, prises au piège dondes renvoyées des cieux par les satellites ou de câbles en fibre optique profondément enfouis dans la boue des fonds marins. Ce silence rugissant se répand dans tes muscles, tes terminaisons nerveuses. Il empoisonne ton sang et ton âme. Tu veux te réveiller, tu veux tendormir. Tu veux aimer à nouveau.