Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
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Lautre même
Je sortais de chez moi, à deux pas du musée des Augustins. Il faisait nuit. En octobre, elle tombe vite. Je men souviens bien : je partais chercher les jumelles. Tous les mardis, je les emmène au petit concert de la rue Croix-Baragnon.
Il faudrait que jarrête de dire « les jumelles » comme ma mère. Les gens pensent quil sagit de mes enfants et imaginent des fillettes se tenant par la main, sautillant gaiement sur le trottoir. Cela se pourrait, mais je nai pas denfant. En réalité, mes surs aînées ont largement passé la soixantaine et toujours refusé de conduire. Alors le mardi soir, je sors la voiture du garage et passe les prendre chez elles, allée de Brienne, une trotte. Ça a dailleurs posé quelques problèmes avec mon épouse, au début. Maintenant elle me rappelle lheure, de peur que je sois en retard.
Ce soir-là, jai croisé une femme au regard insistant. Enfin un peu traînant, ou flottant, comme un parfum léger mais tenace, à peine une éraflure de la pupille, agaçante et invisible. Sur le moment, je ny ai pas prêté attention. Cest tout juste si jai tiqué. Et puis tournant la clé de contact mest revenu léclat de ses yeux. Il ne ma plus quitté pendant tout le concert, du Schumann, violoncelle et piano.
Souvent, un rien menvahit pendant des jours et me quitte au moment où je commence à my faire. Là, cétait autre chose
Au retour, mes surs posées sur le siège arrière, le rétroviseur me semblait fendu en son milieu, visage dupliqué balayé par les lumières de la rue. Quand lune parlait, lautre acquiesçait et les rôles sinversaient dans un parfait mimétisme. Jétais de plus en plus troublé par le regard de cette femme, sombre et perçant, voilé, non, limpide Je balançais des salves dadjectifs sur le pare-brise, au hasard des bribes de Schumann qui traînaient dans ma tête, pour trier, débusquer le bon, mais nen dis rien aux jumelles qui papotaient. Elles critiquaient les musiciens. Ce que lune disait, lautre le gobait pour sen faire lécho. Je ne me mêle plus depuis longtemps à ce petit jeu. Au début il mamusait, puis ma énervé et jai compris leur regret de nêtre pas virtuoses, de ne pas faire courir leurs mains sur le clavier pour en faire jaillir « une seule âme », leur expression quand elles constatent en riant ou pleurant la similitude de leurs émotions. Jajouterais de leur vie, mais ce serait trop fort, je nen sais rien. Jai déjà assez de mal avec la mienne.
Je laissai mes surs à leurs sentiments fondus, leur souhaitai une bonne nuit et repris mon chemin.
Sans le vouloir, je guettais la moindre silhouette qui eût pu ressembler à celle de la femme au regard tendu comme une main. Je faisais des efforts pour men rappeler les formes, les vêtements, la coiffure. Je ne parvenais quà des impressions vagues. Brune, manteau sombre, peau claire. Seuls ses yeux me revenaient, et sans hésitation, noirs. Je me dis quelle avait limage me sembla ridicule, dune poésie à trois sous des yeux de nuit.
Avant de rentrer, je décidai de boire un verre au bistrot du coin.
Il marrive dy aller prendre un café après déjeuner. La nuit jamais. Le serveur nest pas le même, les clients non plus. Mais jétais en pleine forme, alors que dordinaire je tombe de sommeil après le concert. Cette femme y était pour quelque chose, évidemment. Au fond, je craignais de la rencontrer, je lavoue. Quaurais-je fait ? Plutôt : quallais-je faire ? Car il ne faisait aucun doute que cétait ce que jespérais, attendais, quelle entre dans le bistrot, plante à nouveau ses yeux dans les miens et que naturellement nous nous mettions à parler. Je rassemblai à la hâte quelques sujets disponibles dans mon bazar intérieur, paysages, musiques, voyages, réflexions sur lexistence, livres, au cas où. Javais soif, commandai un Mâcon, puis un autre.
En moi séveillait une sorte de double, mais pas Hyde, linverse. Je fouillai mollement lidée, Hyde le jour, Jekyll la nuit. Je surpris mon rire dans le miroir tapissé de bouteilles, pensant aux jumelles qui exploraient lénigme de la duplicité depuis toujours. Mais non, elles vivaient le contraire, une unité perdue quelles tentaient de faire renaître en vain depuis leur enfance. Alors que mon double était en moi, fraîchement né. Je pensais même pouvoir passer librement de moi à lui et de lui à moi. Bref je commençais à délirer en reluquant les clients.
Au troisième blanc, jen parlai à mon voisin de zinc, un type assez curieux qui vit dans le quartier. Un vieux, mi-curé, mi-clodo. Je le croise de temps en temps au marché des Carmes. Retraité des postes, dixit le marchand de primeurs. En mécoutant, il démarra un rire gras, disant que le double était sûrement au fond du verre. Une telle platitude maffligea. Voyant que je mentêtais à lui décrire mon impression, il voulut me raconter une histoire. Jessayais de lattirer dans mon coin. Peine perdue, il avait mieux à dire. Alors je fis la gueule, me tournai vers le miroir jusquau moment où je compris quil me parlait des jumelles. Je fixai son visage dans le percolateur, regard tourné vers le dedans.
Jeune, il avait rencontré et aimé une fille. Un jour, il lavait aperçue dans la rue avec une autre, son reflet. Il les avait suivies, le cur chamboulé, les avait perdues. Quand il avait revu la fille, ses yeux navaient plus tout à fait la même couleur (une des jumelles a en effet des yeux bleus très légèrement teintés de vert), alors que le reste Il avait décidé de laisser faire. Il souriait, le regard rêveur. Son amour sétait mis à flotter dans des yeux changeants. Cétait dans les années soixante.
Le vieux continuait à parler, entrait dans des détails qui me gênaient. Je le regardais en buvant mon énième blanc et jen ai eu marre. Je me suis imaginé une des jumelles vivant avec lui, dormant avec lui, lembrassant et tout, et lautre attendant je ne sais où son tour, puis prenant sa place, fifty-fifty. Jai repris un verre en pensant aux yeux de la femme. Elle marchait, me fixait. Le vieux me dit quun jour il ne les avait plus revues, pffuitt, envolées. Il me revint que vers soixante-trois, soixante-quatre, sur un coup de tête les jumelles étaient parties à Bordeaux, cinq ans, puis retour à Toulouse pour un poste double dans ladministration. Ça collait. Jai répondu que parfois cest une chance de quitter les gens et suis sorti. Mes tempes battaient à tout rompre.
Dehors il faisait doux. Les yeux de la femme étaient là, et là, partout. Jai marché une bonne partie de la nuit.
Quand je suis rentré, mon épouse était toute décoiffée. Je lui ai dit que je navais fait que déambuler à la fraîche sur le quai de Garonne, entre le Pont-neuf et la place Saint-Pierre. Elle sest mise à pleurer quand je lui ai suggéré den faire autant. Jai pensé, peut-être finirons-nous par nous croiser, son autre et moi, une nuit ?
Il faudrait que jarrête de dire « les jumelles » comme ma mère. Les gens pensent quil sagit de mes enfants et imaginent des fillettes se tenant par la main, sautillant gaiement sur le trottoir. Cela se pourrait, mais je nai pas denfant. En réalité, mes surs aînées ont largement passé la soixantaine et toujours refusé de conduire. Alors le mardi soir, je sors la voiture du garage et passe les prendre chez elles, allée de Brienne, une trotte. Ça a dailleurs posé quelques problèmes avec mon épouse, au début. Maintenant elle me rappelle lheure, de peur que je sois en retard.
Ce soir-là, jai croisé une femme au regard insistant. Enfin un peu traînant, ou flottant, comme un parfum léger mais tenace, à peine une éraflure de la pupille, agaçante et invisible. Sur le moment, je ny ai pas prêté attention. Cest tout juste si jai tiqué. Et puis tournant la clé de contact mest revenu léclat de ses yeux. Il ne ma plus quitté pendant tout le concert, du Schumann, violoncelle et piano.
Souvent, un rien menvahit pendant des jours et me quitte au moment où je commence à my faire. Là, cétait autre chose
Au retour, mes surs posées sur le siège arrière, le rétroviseur me semblait fendu en son milieu, visage dupliqué balayé par les lumières de la rue. Quand lune parlait, lautre acquiesçait et les rôles sinversaient dans un parfait mimétisme. Jétais de plus en plus troublé par le regard de cette femme, sombre et perçant, voilé, non, limpide Je balançais des salves dadjectifs sur le pare-brise, au hasard des bribes de Schumann qui traînaient dans ma tête, pour trier, débusquer le bon, mais nen dis rien aux jumelles qui papotaient. Elles critiquaient les musiciens. Ce que lune disait, lautre le gobait pour sen faire lécho. Je ne me mêle plus depuis longtemps à ce petit jeu. Au début il mamusait, puis ma énervé et jai compris leur regret de nêtre pas virtuoses, de ne pas faire courir leurs mains sur le clavier pour en faire jaillir « une seule âme », leur expression quand elles constatent en riant ou pleurant la similitude de leurs émotions. Jajouterais de leur vie, mais ce serait trop fort, je nen sais rien. Jai déjà assez de mal avec la mienne.
Je laissai mes surs à leurs sentiments fondus, leur souhaitai une bonne nuit et repris mon chemin.
Sans le vouloir, je guettais la moindre silhouette qui eût pu ressembler à celle de la femme au regard tendu comme une main. Je faisais des efforts pour men rappeler les formes, les vêtements, la coiffure. Je ne parvenais quà des impressions vagues. Brune, manteau sombre, peau claire. Seuls ses yeux me revenaient, et sans hésitation, noirs. Je me dis quelle avait limage me sembla ridicule, dune poésie à trois sous des yeux de nuit.
Avant de rentrer, je décidai de boire un verre au bistrot du coin.
Il marrive dy aller prendre un café après déjeuner. La nuit jamais. Le serveur nest pas le même, les clients non plus. Mais jétais en pleine forme, alors que dordinaire je tombe de sommeil après le concert. Cette femme y était pour quelque chose, évidemment. Au fond, je craignais de la rencontrer, je lavoue. Quaurais-je fait ? Plutôt : quallais-je faire ? Car il ne faisait aucun doute que cétait ce que jespérais, attendais, quelle entre dans le bistrot, plante à nouveau ses yeux dans les miens et que naturellement nous nous mettions à parler. Je rassemblai à la hâte quelques sujets disponibles dans mon bazar intérieur, paysages, musiques, voyages, réflexions sur lexistence, livres, au cas où. Javais soif, commandai un Mâcon, puis un autre.
En moi séveillait une sorte de double, mais pas Hyde, linverse. Je fouillai mollement lidée, Hyde le jour, Jekyll la nuit. Je surpris mon rire dans le miroir tapissé de bouteilles, pensant aux jumelles qui exploraient lénigme de la duplicité depuis toujours. Mais non, elles vivaient le contraire, une unité perdue quelles tentaient de faire renaître en vain depuis leur enfance. Alors que mon double était en moi, fraîchement né. Je pensais même pouvoir passer librement de moi à lui et de lui à moi. Bref je commençais à délirer en reluquant les clients.
Au troisième blanc, jen parlai à mon voisin de zinc, un type assez curieux qui vit dans le quartier. Un vieux, mi-curé, mi-clodo. Je le croise de temps en temps au marché des Carmes. Retraité des postes, dixit le marchand de primeurs. En mécoutant, il démarra un rire gras, disant que le double était sûrement au fond du verre. Une telle platitude maffligea. Voyant que je mentêtais à lui décrire mon impression, il voulut me raconter une histoire. Jessayais de lattirer dans mon coin. Peine perdue, il avait mieux à dire. Alors je fis la gueule, me tournai vers le miroir jusquau moment où je compris quil me parlait des jumelles. Je fixai son visage dans le percolateur, regard tourné vers le dedans.
Jeune, il avait rencontré et aimé une fille. Un jour, il lavait aperçue dans la rue avec une autre, son reflet. Il les avait suivies, le cur chamboulé, les avait perdues. Quand il avait revu la fille, ses yeux navaient plus tout à fait la même couleur (une des jumelles a en effet des yeux bleus très légèrement teintés de vert), alors que le reste Il avait décidé de laisser faire. Il souriait, le regard rêveur. Son amour sétait mis à flotter dans des yeux changeants. Cétait dans les années soixante.
Le vieux continuait à parler, entrait dans des détails qui me gênaient. Je le regardais en buvant mon énième blanc et jen ai eu marre. Je me suis imaginé une des jumelles vivant avec lui, dormant avec lui, lembrassant et tout, et lautre attendant je ne sais où son tour, puis prenant sa place, fifty-fifty. Jai repris un verre en pensant aux yeux de la femme. Elle marchait, me fixait. Le vieux me dit quun jour il ne les avait plus revues, pffuitt, envolées. Il me revint que vers soixante-trois, soixante-quatre, sur un coup de tête les jumelles étaient parties à Bordeaux, cinq ans, puis retour à Toulouse pour un poste double dans ladministration. Ça collait. Jai répondu que parfois cest une chance de quitter les gens et suis sorti. Mes tempes battaient à tout rompre.
Dehors il faisait doux. Les yeux de la femme étaient là, et là, partout. Jai marché une bonne partie de la nuit.
Quand je suis rentré, mon épouse était toute décoiffée. Je lui ai dit que je navais fait que déambuler à la fraîche sur le quai de Garonne, entre le Pont-neuf et la place Saint-Pierre. Elle sest mise à pleurer quand je lui ai suggéré den faire autant. Jai pensé, peut-être finirons-nous par nous croiser, son autre et moi, une nuit ?
Romancier, il enseigne la philosophie à lUniversité de Toulouse-Le Mirail. Jean-Jacques Marimbert a publié Raphaëlle, roman (éd. du Ricochet, 2000), Départ, récit poétique (éd. de la Renarde Rouge, 2000) et La Vie sera un sourire du ciel clément, nouvelles (éd. du Ricochet, 1996), ainsi que deux ouvrages en littérature jeunesse Le Col maudit (coll. Souris noire, Syros, 2002) et Les ailes de Camille, roman (Casterman, 2002).