Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
La nuit américaine ou la nuit de limage
Première nuit américaine à la Télévision
Nuit vide du mercredi 19 mars 2003, début de la guerre en Irak. 22h15 heure de Wa-shington, 3h35 à Paris jeudi 20 mars, 5h32 à Bagdad. Dans ces deux dernières villes, nous sommes déjà le jeudi 20 mars.
Les grands réseaux mondiaux de télévision installés sur les toits de la capitale irakienne, cette nuit-là, ne donnent presque rien à voir cette nuit-là, à leurs spectateurs.
Lultimatum de Bush à Saddam Hussein a expiré à 2h00 (heure de Paris) sans signe apparent dune offensive américaine. La Maison Blanche incarnée par Georges. W. Bush veut de la frappe chirurgicale. Elle possède des renseignements crédibles sur lendroit exact où se trouve ce jour-là, Saddam et ses fils, ainsi que dautres hauts dirigeants du régime. La CIA a bien fait son travail. Lopération militaire déclenchée par trois séries de tirs de missiles de croisière depuis les bateaux de guerre vise à la périphérie de la ville (le sud-est vraisemblablement) a target of opportunity (une cible de circonstance) localisée. Lopération a échoué à dix minutes près. A ce moment-là, les reporters entassés dans les grands hôtels du centre de Bagdad à cette heure-là nen savent encore rien.
Sur les écrans des images de nuit retransmises en direct par les télévisions du monde entier montrent le ciel noir de Bagdad. Le ciel a perdu ses étoiles. Pourtant du scintillement apparaîtra et va être bientôt à limage. Il ne viendra pas du ciel étoilé mais des projectiles lancés du sol vers des avions bombardiers parcourant, furtifs, se tenant haut dans les cieux obscurs. Alors que le jour commence tout juste à poindre, sur les écrans le ciel soudain sillumine avec les tirs de la DCA.
Les caméras en plans fixes diffuseront en boucle ces images.
Lévénement a manqué son rendez-vous avec limage télévisuelle, les militaires ont bien fait leur travail. Pas damis américains, pas dennemis irakiens, aucuns blessés, aucun morts, seuls le scintillement des tirs de DCA dans le ciel de Bagdad.
Les troupes terrestres massées à la frontière du Koweit attendent lordre de pénétrer en Irak. La guerre ne viendra pas encore à limage, seulement dans la nuit du vendredi 21 mars, et il faut pourtant meubler ces heures vides. Ce vide est sans commune mesure avec les images spectaculaires des explosions et des tirs intenses de DCA diffusées par CNN en 1991, lors du déclenchement de la première guerre du golfe.
La campagne « Liberté pour lIrak » a commencé. Viendra ensuite « Choc et Stupeur » dont on connaît aujourdhui les tragiques conséquences, des milliers de morts irakiens et maintenant des centaines de morts américains.
Lévénement perdu un soir pour les médias redeviendra inéluctablement dès le lendemain spectacle télévisuel.
Nuit américaine !
« Ce soir, ya un super film de guerre à la télé ! »
Images littéraires de la nuit américaine
1802, au cours dune nuit de marche à travers les forêts du nouveau monde, Chateaubriand décrit la nuit américaine. Il prend des notes heure par heure.
Ce souvenir sera consigné dans une partie du Voyage en Amérique intitulée « Journal sans date ». On ne connaîtra jamais le moment exact de cette nuit américaine, linstant fécond de ce beau spectacle dune nuit offerte au poète dans le désert du nouveau monde où sexprima avec style sa solitude préromantique.
Chateaubriand égaré dans une forêt à proximité de la cataracte du Niagara, haut lieu touristique de lAmérique, goûtait là une solitude confortable prenant la pose sous le ciel étoilé. Pas de tir de DCA, seulement le plaisir dun voyage pour consigner de beaux souvenirs dans un journal littéraire très bien écrit : Nuit américaine ! « La lune était au plus haut point du ciel. On voyait ça et là dans de grands intervalles épurés le scintillement de mille étoiles. [...] La voûte aérienne paraissait changée en une grève où lon distinguait les couches horizontales, les rides parallèles tracées comme par le flux et le reflux régulier de la mer, une bouffée de vent venait encore déchirer le voile. »
La dernière nuit américaine au cinéma? date inconnue où le cinéma américain a réinventé la nuit. Technique du day for night, une scène tournée de jour devient par la puissance de la technique cinématographique scène de nuit. Le mensonge du cinéma est un beau mensonge qui permet de jouer avec la lumière naturelle, de faire la nuit en plein jour, comme une éclipse hallucinée qui vient enchanter le monde. Il suffit de mettre un filtre sur lobjectif de la caméra et la nuit vient à limage.
Quelque chose du lieu secret de limage est aujourdhui achevé, on peut désormais visualiser immédiatement la scène qui vient dêtre tournée, et retoucher ensuite avec les logiciels comme bon nous semble tous les défauts de limage.
Le temps différé du développement de la pellicule nétait pas seulement un temps rythmé par la technique. Cétait un temps qui permettait à limage de se risquer au mourir ou à lextase. Un autre temps advient pour un autre art de limage où la lumière (lumière naturelle ou lumière des studios) na désormais plus aucune importance. Aujourdhui où lon peut se risquer à dire que le cinéma est mort avec le numérique, limage devra trouver une autre manière de dire la nuit américaine.
1973, François Truffaut amoureux fou du cinéma américain et de la littérature romantique, ancien critique des Cahiers du cinéma devenu cinéaste réalise La Nuit Américaine. Ce film est à la fois une déclaration de foi du cinéaste pour le cinéma, « lamour malgré tout du cinéma » et une ironie féroce contre le reportage. Il évoque aussi le charme dun certain cinéma hollywoodien ; tradition dun cinéma en décor de studio, caméra sur grue, décalages, etc. Truffaut sattaque là à un des dogmes de la Nouvelle Vague, le refus catégorique des tournages en studio.
26 sept. 1972 début du tournage, 14 mai 1973 projection à Cannes hors compétition, 24 mai sortie à Paris, 1er octobre 1973, présentation à New York en avant-première au New York Film Festival, succès total. Distribué ensuite dans toutes les grandes villes américaines, 3 avril 1974 remise de lOscar du meilleur film étranger à Hollywood.
Octobre 1973 Truffaut écrit dans Les Cahiers du cinéma : « Tiraillé depuis toujours entre ma haine du documentaire (que Jean Renoir appelle avec raison : le genre le plus faux du cinéma) et mon goût pour le matériel de scénario vrai (cas limite pour moi dune fiction didactique, Lenfant sauvage, je désirais réaliser, à propos du cinéma en train de se faire (work in progress), le film de fiction qui, à ce jour, donnerait le maximum dinformations. Je ne dirais pas toute la vérité sur les tournages mais je ne dirais que des choses vraies. »
Depuis mai, juste après la présentation du film à Cannes, Godard a déjà déclenché les hostilités :
Godard : Probablement personne ne te traitera de menteur, aussi je le fais. Ce nest pas plus une injure que « fasciste », cest une critique, et labsence de critique où nous laissent de tels films, ceux de Chabrol, Ferreri, Verneuil, Delannoy, Renoir, etc. dont je me plains. Tu dis : les films sont de grands trains dans la nuit, mais qui prend le train, dans quelle classe, et qui le conduit avec le « mouvement » de la direction à ses côtés ? Ceux-là aussi font les films-trains. Et si tu ne parles pas du TransEurop, alors cest peut-être celui de banlieue ou alors celui de Dachau-Munich dont bien sûr on ne verra pas la gare dans le film-train de Lelouch. [...] On se demande pourquoi le metteur en scène est le seul à ne pas baiser dans La Nuit américaine.
Jécris : Godart reproche en fait à Truffaut de ne pas montrer la vérité de sa relation avec Jacqueline Bisset. Dans le film cest Jean-Pierre Léaud (lacteur du premier rôle) qui couche avec Jacqueline Bisset, dans la vie cest Truffaut. Godart moralise et Truffaut lui, fait du cinéma, il achève dans un grand geste dartiste la dernière nuit américaine.
Truffaut : Je nai plus rien éprouvé pour toi que du mépris, quand jai vu dans Vent dEst la séquence : comment fabriquer un cocktail Molotov, et quun an plus tard, tu tes dégonflé quand on nous a demandé de distribuer, pour la première fois, La Cause du peuple dans la rue autour de Sartre. Lidée que les hommes sont égaux est théorique chez toi, elle nest pas ressentie.
Jécris : Truffaut vit dans une suite au Georges V où il convie chaque soir une de ses amies. Truffaut est fou de lamour du cinéma et fou de lamour des femmes, rien de très nouveau sous le soleil du désert américain, rien de nouveau sous le soleil de satan.
Truffaut : Il te faut jouer un rôle et que ce rôle soit prestigieux. Jai toujours eu limpression que les vrais militants sont comme des femmes de ménage, travail ingrat, quotidien, nécessaire. Toi cest le côté Ursula Andress, quatre minutes dapparition, le temps de laisser se déclencher les flashes, deux, trois phrases bien surprenantes et disparition, retour au mystère avantageux. Au contraire de toi il y a les petits hommes [...] qui demandent aux autres de leurs nouvelles, les aident à remplir une feuille de Sécurité sociale, répondent aux lettres.
Jécris : Dans les films de Godard les gens ordinaires ne parlent jamais, le marinier doit être un passeur dexil, le jardinier un philosophe, le flic un vrai salaud diabolique, etc. La vie ordinaire nest pas dans les films de Godard. Il aime beaucoup trop la métaphysique, bien sûr il y a le cul de Bardot dans le Mépris, mais la maison de Malaparte ouvre sur la baie de Naples et accueille la mythologie grecque. Dans les films de Truffaut tout le monde parle, chaque personnage existe dans sa vie.
Quant aux femmes
Adjani a raconté en son temps dans Libération comment Godard tombant son pantalon lui montra ses cicatrices, marques viriles de son accident de moto, accident qui faillit lui coûter la vie. Elle ne finira pas le tournage du film. Mais Adjani révélée par Truffaut au cinéma dans LHistoire dAdèle H, passa aussi son temps à repousser sur le tournage, lamour romantique de Truffaut. Elle ne succomba pas aux charmes de la fiction construite de main de maître par le metteur en scène. Le regard amoureux de Truffaut est pour elle le regard dun cinéaste, lhomme ne lintéresse pas. A vingt ans elle a dautres chats à fouetter, dautres amours à vivre.
Truffaut : Dans ce film on me voit au travail comme si javais été filmé pour une émission de télévision. Il y a des metteurs en scène qui se vantent de ne jamais aller au cinéma, mais moi, jy vais tout le temps. Et je suis imprégné des films que jai découverts avant de devenir cinéaste, lorsque je pouvais les recevoir plus totalement.
Jécris : Le reportage de télévision (et dailleurs le spot publicitaire) est la grande affaire du cinéma. Tout le monde attend de la télévision la vérité sur le monde du cinéma. Et ça continue encore aujourdhui. Dailleurs la télévision finance le cinéma.
Truffaut : Avec Je vous présente Pamela je montre un tournage plus traditionnel, plus luxueux que celui de tous mes films, à lexception de Fahrenheit, réalisé dans les studios anglais. [...] Mon idée nétait pas de dire toute la vérité sur le cinéma, mais de ne dire que des choses vraies. De dire cette formidable mobilisation que constitue un tournage, cet investissement affectif qui peut embrouiller la vie privée de ceux qui participent à un
film. Pour chacun, à ce moment-là, cest une période privilégiée hors des soucis pratiques, une évasion. Léquipe dun film en extérieurs me rappelle toujours les colonies de vacances de ma jeunesse.
Jécris : Truffaut aime trop le cinéma et voudrait faire de la vie un cinéma perpétuel. Il soccupe de ses filles le week-end mais la mère de ses enfants ne vit pas avec lui, ni dailleurs aucune femme. Il convie les femmes à des rencontres, mais fuit leur compagnonage.
Truffaut : Je tourne toujours autour de la question qui me tourmente depuis trente ans : le cinéma est-il plus important que la vie ? Ce nest peut-être guère plus intelligent que de demander : « Préfères-tu ton père ou ta mère ? »
Jécris : Truffaut a achevé la nuit américaine, non par une technique de cinéma exhibée pour la première fois à lécran mais par le filmage dune longue nuit où la nostalgie de lenfance revisitée par lart du cinéma en train de mourir nous délivre de la culpabilité des camps. Plus de résurrection possible par le cinéma. Nuits et brouillards de linnommable. Seule la vie peut encore nous permettre de croire à la nuit ordinaire. Truffaut filme la dernière nuit américaine du cinéma.
Jécris : Avec le numérique, lhistoire en direct saisie par le témoignage enregistré nest désormais plus crédible. Lhistoire ne sécrit à partir daucun reportage car le report de tout événement est impossible. Lhistoire sécrit à partir de la fiction; car derrière le reporter et son regard face à lévénement, il y a le dos et le cul de lhistoire, dos indéfinissable et indéterminé doù surgit lami ou lennemi, cul puissant et vulnérable livré à létranger, à lautre improbable.
Jécris : Lire dans la Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma le scénario publié par Truffaut de La Nuit américaine, suivi du journal de tournage de Fahrenheit 451 p. 77 (extrait) :
« Bertrand, guidant un grand type brun, va retrouver Ferrand qui bavarde avec Julie.
Bertrand : Je vous présente Mark Spencer ; cest le cascadeur anglais. Il arrive de Londres. Ne lui parlez pas français, il ne comprend pas une broque !
Ferrand :
Je vais marranger avec Julie, je voudrais que vous lui disiez que laccident de voiture que nous tournerons demain se tournera en nuit américaine.
Julie : Quest-ce que cest nuit américaine ?
Ferrand : Cest quand on tourne une scène de nuit, mais en plein jour. Vous savez, en mettant un filtre devant lobjectif
Julie : Ah ! day for night, ça sappelle day for night en anglais.
Ferrand : Ah bon ! »
Le 2 avril 2004, jemprunte ce coffret de 2 DVD à la médiathèque de Talence située dans la banlieue de Bordeaux. Le premier DVD BONUS, et le second DVD FILM. Je visionne les deux DVD le 4 avril entre minuit et deux heures du matin, et plusieurs fois encore les nuits suivantes.