Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
Vers un nouvel art politique
En analysant les tendances artistiques dominantes des années 80 à aujourdhui et en décrivant clairement le contexte dans lequel elles senracinent (effondrement des grands récits, transformation du système capitaliste, déréliction du politique
), le livre de Dominique Baqué, Vers un nouvel art politique1, sans toutefois oublier ce que fut la vitalité critique et utopique des propositions avant-gardistes et nier les limites esthétiques dun art propagandiste (en Union soviétique, en Chine
), pose sans détours inutiles la délicate question des relations actuelles entre art et politique. Le constat établi par Dominique Baqué peut paraître sévère pour lart contemporain (précisons que seul le domaine des arts plastiques est ici interrogé) ; il est cependant terriblement lucide.
Lauteur examine avec soin, en sappuyant sur des démarches et sur des uvres judicieusement choisies, la tentation intimiste de jeunes artistes qui, en inventant des « mythologies personnelles » et en construisant des « micro-histoires », se situent délibérément en retrait, volontairement indifférents aux bruits dérangeants de lHistoire qui, malgré tout, continue. A cet art se situant « en deçà du politique », Dominique Baqué oppose néanmoins quelques postures (celle de Nan Goldin, par exemple) qui, tout en interpellant lintime, dépassent le repli quentraîne un subjectivisme frileux et portent un regard acéré sur le monde réel. De même, pointe-t-elle lémergence dun art divertissement (la séduction kitsch des uvres de Jeff Koons, la volonté de « plaire au plus grand nombre » de celles de Takashi Murakami, une « forme de désinvolture esthétique et éthique » chez Gianni Motti et chez Maurizio Cattelan) et interpelle-t-elle avec suspicion, en posant deux questions incontournables, lavènement de lartiste « chef dentreprise » (étrange phénomène diversement légitimé par ceux qui y participent ; les uns revendiquent en effet une consciente et libertaire infiltration du système alors que dautres avouent cyniquement que, désormais, luvre est finalement une marchandise comme une autre) : «
et si la puissance du capitalisme avancé était telle quelle parvenait aujourdhui à modéliser jusquaux pratiques artistiques ? Et si le capitalisme était devenu décidément si attractif quil en devient louable, désirable par ceux-là même qui le honnirent et le vilipendèrent avec violence les artistes ? » Dominique Baqué exprime par ailleurs ses doutes face à la puissance résistante des interventions des « néo-avant-gardes » (sont rassemblés sous cette étiquette des artistes tels que Barbara Krüger, Jenny Holzer, Krzysztof Wodiczko et Lucy Orta) et face à « la fadeur » des actes éclectiques expérimentés par les praticiens de l« esthétique relationnelle » théorisée par le critique Nicolas Bourriaud. Sans remettre en question lauthenticité des intentions proclamées par les uns et par les autres, elle formule de pertinentes réserves quant aux moyens plastiques (et aux effets ambigus quils provoquent) privilégiés par les premiers et quant aux « sensations dérisoires », aux « échanges inchoatifs et aux « fêtes factices » (convivialité et reliance obligent) proposés par les seconds (« bavardage mondain qui
ne risque guère dexhaler lodeur ordurière du monde »). Notons que les pages consacrées aux travaux de Esther Shalev-Gerz et de Jochen Gerz éclairent très précisément le positionnement adopté par Dominique Baqué. Réticente par rapport à ce quelle pense être la faiblesse des uvres participatives du couple, elle justifie sa préférence pour leurs réalisations (le Monument contre le fascisme de Harbourg et le Monument contre le racisme de Sarrebruck par exemple) qui articulent avec succès
« un nouveau et fécond rapport entre art, mémoire, Histoire et politique ».
Nous pouvons ne pas partager lapproche qui est celle de lauteur vis-à-vis de telle ou telle uvre et regretter quelle ne sattarde pas assez sur certaines attitudes alternatives (qui échappent encore provisoirement ? au milieu de lart officiel). Nous devons cependant admettre que son argumentation est convaincante et que les derniers chapitres de cet ouvrage stimulant, évoquant la perspective dun « passage de témoin » de « lart contemporain au documentaire » (photographique et, surtout, cinématographique), sont passionnants. Pour Dominique Baqué, le documentaire nest en rien objectif (il serait absurde, insiste-t-elle, dopposer au « simulacre de lart », le « réel du document »), mais, comme le soutenait Bertolt Brecht à propos dune photographie révélatrice, est « quelque chose de fabriqué ». Ces approches distanciées et critiques du réel sopposent au photo-journalisme soumis aux impératifs de linformation-spectacle et au reportage succombant à l« humanisme nauséabond » et au « misérabilisme caritatif ». Le documentaire, défini comme un « dispositif dintellection et de narration qui vient suppléer au mutisme de la seule image », est donc appréhendé par lauteur comme une « machine à penser » (selon la formule précise de Thierry Garrel), dont la dimension sociopolitique peut permettre de « libérer la parole et la faire circuler mettre au jour les dysfonctionnements dune société malade éveiller les consciences et construire le témoignage » . Pour Dominique Baqué, les documentaires de Chantal Ackerman, de Raymond Depardon, de Marie Dumora, de Rithy Panh, de Nicolas Philibert, de Christophe de Ponfilly ne sont pas, contrairement à ceux de Chris Marker, militants ; mais, « traversés par le politique », ils produisent « sans nul doute, des effets politiques ».