Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
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par Le Passant
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Christophe Dabitch et David Prudhomme
Voyages aux pays des Serbes. Dix ans après
Editions Autrement, 2003, 227 p.
Le Passant Ordinaire (n° 37, nov/déc 2001) a publié « La ligne de bus », devenu le premier chapitre du livre, lintroduction à ces voyages aux pays des Serbes. Dabitch, auteur du récit, et Prudhomme, le dessinateur, sont partis deux fois aux pays des Serbes, en été 2001 et en hiver 2002. Christophe Dabitch, journaliste, dorigine serbe, précise demblée dans lavant-propos que « ce carnet de voyage ne se veut ni une défense des Serbes et de la Serbie, ni lattaque en règle dun collectif dont chaque personne ne serait quun fidèle représentant ». Un voyage en mode mineur, un voyage intérieur qui « parle autant deux que de nous ». Et ils ont eu du mal à parler de ces dix ans de guerre, tous ces Serbes lambda que les deux Français ont croisés au hasard de leurs voyages. Et quand ils finissent par raconter, se raconter, se dessine alors une mosaïque de positionnements et de sentiments qui décourage la caricature. Des bourreaux et des victimes, de labsurde souvent, de la souffrance toujours. Par petites touches se recompose à travers les récits et les témoignages la très relative vérité de cette ultime guerre balkanique où le peuple serbe ne peut être assimilé à la folie de Milosevic.
Après un film et de nombreux articles, pour le Passant Ordinaire en particulier, Christophe Dabitch avec ce nouveau retour en Serbie, remet le pied en travers de la porte pour tenter de comprendre « la guerre et le nationalisme ». A lissue du voyage, écrit-il, « jai perdu une illusion de la transparence, cette impression que nous avons de vivre dans un système tel quon nous le décrit, clair et simplifié, comme si les caves, les couloirs et les greniers avaient disparu de notre histoire. La nouvelle morale est une histoire aussi sale, lhumanisme est le faux argument du spectacle. Jy ai gagné une méfiance vis-à-vis de tout discours destiné au collectif le leur et le nôtre vis-à-vis de la fabrique de la propagande, de lhistoire encore, de linformation. Avec parfois limpression de ne pas savoir grand-chose et de me perdre dans lincertitude ». Un voyage au plus près des auteurs et de leurs sujets, les dessins de David Prudhomme, les gens (leurs visages, leurs mains), les paysages, les lieux de vie donnent une belle épaisseur à ces humains trop humains !
Jean-François Meekel
Erri De Luca
Le contraire de un
Nouvelles, Gallimard, traduit de litalien par Danièle Valin, 136 p.
De Luca est un homme qui parle peu, mais un peu qui exprime lessentiel. Cet homme singulier, dune rare humilité et dune grande douceur, vit aujourdhui à lécart du monde. Confronté à lécriture inséparable de la vie, il tente par un ressassement déclairer sa propre histoire, son parcours de jeune homme engagé dans les mouvements dextrême gauche en Italie, de maçon en France ou encore en mission humanitaire en Afrique.
« Deux nest pas le double mais le contraire de un, de sa solitude. Deux est alliance, fil double qui nest pas cassé. » Dans ce recueil de nouvelles, il passe en revue ceux qui lui ont donné la main, passé un relais. Sa mère « parce quêtre deux commence par elle ». Ses camarades dans les manifs violemment réprimées par la police De Luca sest battu pendant des années dans les rangs du groupe Lotta Continua, il est aussi lun des seuls intellectuels italiens à monter au créneau aujourdhui pour défendre Cesare Battisti, notamment dans un texte au Monde intitulé Vengeance infinie. Les filles qui ont essayé de le retenir, les femmes quil entraîne toujours dans ses escalades, sa ville Turin dont il senfuit à 18 ans. « Trahir, cest sentir ses poumons en feu, lair de la fuite brûle dans les alvéoles, la liberté volée doit être féroce, sinon elle ne résiste pas au remords de la douleur de ceux qui restent. »
De Luca écrit avec ce tremblé qui fait de lui un passant, comme toujours, ici il tricote patiemment son uvre en fouillant dans sa propre chair, celle de cette génération de « patriotes du monde, la première dEurope qui, à dix-huit ans, nétait pas prise par la peau du cou et envoyée à la guerre contre une autre jeunesse déclarée ennemie ». Aujourdhui, toujours aussi silencieux mais solidaire, De Luca rejoint dans les manifs à Gênes ou Florence la nouvelle vague des jeunes révoltés de laltermondialisme.
Jean-François Meekel
Jean-Marie Gleize
Néon, actes et légendes
Seuil, 2004, 176 p.
Livre singulier qui, au prétexte de la nuit, sattache aux signes blancs qui traversent le noir comme des lettres sur un écran, modèle inversé des signes noirs qui font la réalité diurne. Livre qui décrit la nuit du temps présent, en noir et blanc, une nuit de tension et dattente, de tensions entre les choses et les choses, entre nous et les choses, entre nous. « La réalité est-elle cette totalité de signes noirs ? » demande pour commencer Jean-Marie Gleize. Et cest durablement, « durablement au sens de hanter », quil nous présente ensuite quelques figures du souvenir et de lattente dans des situations indécises où lon constate que « quelque chose contraint quelquun ». Lattente dune histoire politique aussi puisquil sera même question de Marat et quen lâchant « les chiens noirs de la prose » on écrit aussi « rejetez vos illusions préparez-vous à la lutte rejetez vos ». Livre singulier dune poésie oscillant entre la biographie et lontologie, dune prose tout en décalage et en renvoi, voire en illustration. On vous invite vraiment à le lire !
Emmanuel Renault
Laurence Kahn
(entretiens avec Michel Enaudeau)
Fiction et vérité freudiennes
Editions Balland, 2004, 296 p.
A lheure où la psychanalyse est doublement menacée par sa réduction médicale à la psychothérapie et par la revendication biopolitique du contrôle de lEtat, ces entretiens clairs, fermes et denses, permettent de parcourir à nouveau linvention, le projet et les enjeux de la pensée psychanalytique de Freud un siècle après sa naissance. A travers les grands moments de la psychanalyse (le symptôme, le rêve, la cure, la découverte de la sexualité infantile, la psychanalyse des enfants, la dimension rationnelle, scientifique et esthétique, le rôle de la fiction), L. Kahn souligne son fondement pratique et sa capacité constante de réorganiser sa théorie qui sappuie sur la disposition de lanalyste, dune part, à se laisser surprendre par la parole singulière de lautre et ainsi à suspendre linterprétation dans le tact (Freud mais aussi Winnicott dans sa relation aux enfants) et, dautre part, à aiguiser sa réceptivité critique à lévénement (la première guerre mondiale ou la montée du nazisme pour Freud dans la réélaboration du sens de la culture constituée par la fiction de leffraction pulsionnelle du meurtre du père). Lauteur montre par-dessus tout linventivité de lautre dans la psychanalyse, ou la créativité de linconscient selon une analyse de son héritage du romantisme allemand, en rappelant que, contrairement à toute « vision du monde », aucune théorie de léclairement de lexistence humaine ne peut se clôturer. Le dialogue sachemine vers la question politique de la psychanalyse et du constat, non désespéré mais effroyable, que la culture cède devant la revendication pulsionnelle (augmentée aujourdhui par la culture elle-même). Lauteur propose une belle confrontation avec la pensée adornienne de limplication de la barbarie dans le processus de civilisation qui engendre lanti-civilisation. Elle montre comment les premiers griefs adressés à Freud par Adorno dénonçant la normalisation, la « massification du bonheur sous la forme de ladaptation » (qui correspondait à létat de la psychanalyse aux Etats-Unis), lusage bourgeois de la théorie des pulsions et linattention envers le langage et son instrumentalisation par la société marchande laissent place finalement, après la catastrophe dAuschwitz, à ce quelle nomme l« appel à la psychanalyse » par Adorno. Par la méditation de ce renversement, lauteur nous invite, tout dabord, à réfléchir sur le danger de la « technicisation » de la psychanalyse (professionnalisation, sectorisation des compétences techniques et son exigence programmée de rentabilité, institutionnalisation et asservissement aux lois du marché ou à la demande sociale, auxquels elle oppose la « peste analytique » ingérable par la consommation marchande) qui représente un péril pour lavenir de la culture et nous engage ensuite à soutenir le « tragique » de notre destin afin de ne pas sombrer dans le « désarroi commun ».
Vincent Houillon
Christian Malaurie
La Carte postale. Une uvre
Paris, Edition LHarmattan, 2003, 254 p.
La carte postale, voilà bien un objet a priori « insignifiant ». Mais Malaurie dit quon évalue à 700 millions le nombre de cartes postales vendues en France chaque année. Quantitativement, la petite image prend donc du volume. Surtout, elle se manipule, elle se glisse dans les usages, leur donne une forme et donne forme au rapport que nous avons avec le visible. On aurait donc tort de conclure à la simplicité de ses vues et à lindigence de ses clichés. Ainsi Malaurie montre-t-il quelle fait « uvre » depuis les stéréotypes quelle reproduit.
Ce livre est fait dune présentation fine de la possession de cartes postales, des règles qui définissent un art de collectionner. Il analyse une collection. Il analyse ensuite la puissance dun rapport à limage qui fabrique une société, un récit, un rapport intrigant au monde. En prenant pour exemple (ou situation) la station balnéaire dArcachon, Malaurie montre pourquoi on peut lire des images comme des paysages.
Il y a une générosité dans ce livre qui interroge les imaginaires pratiqués. Malaurie présente avec rigueur des auteurs, les fait discuter (quand bien même ils ne se sont jamais rencontrés) et discute avec eux. La présentation quil fait des travaux de Walter Benjamin, notamment, est remarquable. Donner à cheminer dans une pensée singulière tout en disant lentrelacs des chemins qui permettaient de conduire, parmi dautres, ses propres pas : voilà aussi bien luvre émouvante de Malaurie. Il nous donne à comprendre comment nous vivons avec des images de notre monde depuis le tourniquet du coin de rue, et les enjeux politiques dune médiation esthétique.
Patrick Baudry
Yoram Mouchenik
LEnfant vulnérable
Paris, Editions La Pensée Sauvage, 2004, 256 p.
Mouchenik, psychologue et psychothérapeute, livre ici des réflexions riches menées à partir dun terrain quil a longuement pratiqué. Il sintéresse principalement à trois enfants, à leurs difficultés sociales et psychiques, en société kanak. Lenjeu de louvrage est notamment darticuler anthropologie et psychanalyse. Il récuse tout à la fois lenfermement dune culture dans son monde propre, et luniversalisation hâtive qui voudrait généraliser sans prendre le temps de percevoir des mentalités particulières, leurs traductions dans des structures sociales, leurs effets dans des montages symboliques. Ce livre actualise une pensée ethnographique, débarrassée de ses vieux travers de condescendance et dexplication définitive. Cest lautre qui se rencontre ici, et cest depuis une altérité ordinaire que le rapport à lenfant, tel que nous croyons le comprendre, prend alors un tour complexe et singulier.
Louvrage traite de la vulnérabilité (quelle est-elle ? Pourquoi en prendre acte et comment y apporter du soin ?) et de la posture clinicienne. Comment ne pas être celui qui sait par avance ? Comment faire avec laffectif le sien propre et celui dautrui comment donc cheminer dans la rencontre de lhomme fragile en tenant compte de ses propres projets ?
Yoram Mouchenik nous parle dans un style très clair, en faisant une large place aux entretiens et aux observations multiples de situations quotidiennes, de la question de la filiation (donc de la question du
rapport à la mort), des articulations de lindividu et du collectif, des fabulations qui construisent et isolent, des cheminements dune parole qui fait du langage non pas ce dictionnaire pétrifiant qui nous aurait prévu par avance, mais ce qui convoque à raconter, au-delà du dit, laventure humaine.
Patrick Baudry
Nicolas Roméas
Le Jeu de lêtre
(ruines et chantiers de lart)
illustré par les photogrammes de Olivier Perrot
Paris, Parole de théâtre-Cassandre, collection Horschamp, 2004, 93 p.
Le temps est venu de déclarer, avec le poète : « Je veux lessentiel, le vent dans les yeux lorsque la porte souvre sur le large et la vision dun passé dont je suis fait ». Au fil dune vingtaine de courts paragraphes, dénommés « stations », Nicolas Roméas entraîne le lecteur dans une réflexion sur le statut et les fonctions de lart au sein de notre société. Immergé activement dans le champ artistique et culturel (il a notamment fondé la revue Cassandre et anime le groupe REFLEX(E)), lauteur esquisse une définition de lart en marge des courants dair de la bien-pensance. Ainsi, au hasard de la lecture de ce court mais incisif ouvrage, N. Roméas affirme clairement que « tout art est populaire », quil « est au centre de nos vies ou il nest pas », quil est « un outil pour que chacun existe dans lhistoire », quil est indispensable à la reconnaissance de lindividu et de sa place dans le collectif. Surtout, lart ne doit pas accepter dêtre récupéré, au risque de « perdre demblée sa bataille » Ce positionnement militant soppose franchement aux discours et aux actes de la « caste de pseudo-érudits », des « marchands » et de « leurs valets » qui, détenant les pouvoirs économique, institutionnel et symbolique, ignorent finalement une certaine vision de lart et une certaine idée de la culture. Cette part maudite, insoumise et indomptable, permettant à lart dinventer dans limprévu et laccident et à la culture dhumaniser lhomme et le monde dans lequel il vit. Avec férocité, N. Roméas critique un « système féodal », qui offre le choix entre un « art de mauvaise qualité » qui méprise le public et « lart savant » qui le mésestime. Pointant, par exemple, les effets pervers de la décentralisation, qui saccompagne dune abdication de lEtat, lauteur revendique un service public, seul garant de « lidée supérieure du rôle de lart et de la culture », capable de maintenir un « niveau denjeu de civilisation » tout en préservant lintérêt général face aux intérêts financiers et corporatistes.
Ce combat, auquel nous invite N. Roméas, nest pas seulement nécessaire lors des situations de crise (car il atteint, alors, les limites de la réaction), mais il doit être nourri, à chaque instant, par une action résolue.
Martine Maleval
Voyages aux pays des Serbes. Dix ans après
Editions Autrement, 2003, 227 p.
Le Passant Ordinaire (n° 37, nov/déc 2001) a publié « La ligne de bus », devenu le premier chapitre du livre, lintroduction à ces voyages aux pays des Serbes. Dabitch, auteur du récit, et Prudhomme, le dessinateur, sont partis deux fois aux pays des Serbes, en été 2001 et en hiver 2002. Christophe Dabitch, journaliste, dorigine serbe, précise demblée dans lavant-propos que « ce carnet de voyage ne se veut ni une défense des Serbes et de la Serbie, ni lattaque en règle dun collectif dont chaque personne ne serait quun fidèle représentant ». Un voyage en mode mineur, un voyage intérieur qui « parle autant deux que de nous ». Et ils ont eu du mal à parler de ces dix ans de guerre, tous ces Serbes lambda que les deux Français ont croisés au hasard de leurs voyages. Et quand ils finissent par raconter, se raconter, se dessine alors une mosaïque de positionnements et de sentiments qui décourage la caricature. Des bourreaux et des victimes, de labsurde souvent, de la souffrance toujours. Par petites touches se recompose à travers les récits et les témoignages la très relative vérité de cette ultime guerre balkanique où le peuple serbe ne peut être assimilé à la folie de Milosevic.
Après un film et de nombreux articles, pour le Passant Ordinaire en particulier, Christophe Dabitch avec ce nouveau retour en Serbie, remet le pied en travers de la porte pour tenter de comprendre « la guerre et le nationalisme ». A lissue du voyage, écrit-il, « jai perdu une illusion de la transparence, cette impression que nous avons de vivre dans un système tel quon nous le décrit, clair et simplifié, comme si les caves, les couloirs et les greniers avaient disparu de notre histoire. La nouvelle morale est une histoire aussi sale, lhumanisme est le faux argument du spectacle. Jy ai gagné une méfiance vis-à-vis de tout discours destiné au collectif le leur et le nôtre vis-à-vis de la fabrique de la propagande, de lhistoire encore, de linformation. Avec parfois limpression de ne pas savoir grand-chose et de me perdre dans lincertitude ». Un voyage au plus près des auteurs et de leurs sujets, les dessins de David Prudhomme, les gens (leurs visages, leurs mains), les paysages, les lieux de vie donnent une belle épaisseur à ces humains trop humains !
Jean-François Meekel
Erri De Luca
Le contraire de un
Nouvelles, Gallimard, traduit de litalien par Danièle Valin, 136 p.
De Luca est un homme qui parle peu, mais un peu qui exprime lessentiel. Cet homme singulier, dune rare humilité et dune grande douceur, vit aujourdhui à lécart du monde. Confronté à lécriture inséparable de la vie, il tente par un ressassement déclairer sa propre histoire, son parcours de jeune homme engagé dans les mouvements dextrême gauche en Italie, de maçon en France ou encore en mission humanitaire en Afrique.
« Deux nest pas le double mais le contraire de un, de sa solitude. Deux est alliance, fil double qui nest pas cassé. » Dans ce recueil de nouvelles, il passe en revue ceux qui lui ont donné la main, passé un relais. Sa mère « parce quêtre deux commence par elle ». Ses camarades dans les manifs violemment réprimées par la police De Luca sest battu pendant des années dans les rangs du groupe Lotta Continua, il est aussi lun des seuls intellectuels italiens à monter au créneau aujourdhui pour défendre Cesare Battisti, notamment dans un texte au Monde intitulé Vengeance infinie. Les filles qui ont essayé de le retenir, les femmes quil entraîne toujours dans ses escalades, sa ville Turin dont il senfuit à 18 ans. « Trahir, cest sentir ses poumons en feu, lair de la fuite brûle dans les alvéoles, la liberté volée doit être féroce, sinon elle ne résiste pas au remords de la douleur de ceux qui restent. »
De Luca écrit avec ce tremblé qui fait de lui un passant, comme toujours, ici il tricote patiemment son uvre en fouillant dans sa propre chair, celle de cette génération de « patriotes du monde, la première dEurope qui, à dix-huit ans, nétait pas prise par la peau du cou et envoyée à la guerre contre une autre jeunesse déclarée ennemie ». Aujourdhui, toujours aussi silencieux mais solidaire, De Luca rejoint dans les manifs à Gênes ou Florence la nouvelle vague des jeunes révoltés de laltermondialisme.
Jean-François Meekel
Jean-Marie Gleize
Néon, actes et légendes
Seuil, 2004, 176 p.
Livre singulier qui, au prétexte de la nuit, sattache aux signes blancs qui traversent le noir comme des lettres sur un écran, modèle inversé des signes noirs qui font la réalité diurne. Livre qui décrit la nuit du temps présent, en noir et blanc, une nuit de tension et dattente, de tensions entre les choses et les choses, entre nous et les choses, entre nous. « La réalité est-elle cette totalité de signes noirs ? » demande pour commencer Jean-Marie Gleize. Et cest durablement, « durablement au sens de hanter », quil nous présente ensuite quelques figures du souvenir et de lattente dans des situations indécises où lon constate que « quelque chose contraint quelquun ». Lattente dune histoire politique aussi puisquil sera même question de Marat et quen lâchant « les chiens noirs de la prose » on écrit aussi « rejetez vos illusions préparez-vous à la lutte rejetez vos ». Livre singulier dune poésie oscillant entre la biographie et lontologie, dune prose tout en décalage et en renvoi, voire en illustration. On vous invite vraiment à le lire !
Emmanuel Renault
Laurence Kahn
(entretiens avec Michel Enaudeau)
Fiction et vérité freudiennes
Editions Balland, 2004, 296 p.
A lheure où la psychanalyse est doublement menacée par sa réduction médicale à la psychothérapie et par la revendication biopolitique du contrôle de lEtat, ces entretiens clairs, fermes et denses, permettent de parcourir à nouveau linvention, le projet et les enjeux de la pensée psychanalytique de Freud un siècle après sa naissance. A travers les grands moments de la psychanalyse (le symptôme, le rêve, la cure, la découverte de la sexualité infantile, la psychanalyse des enfants, la dimension rationnelle, scientifique et esthétique, le rôle de la fiction), L. Kahn souligne son fondement pratique et sa capacité constante de réorganiser sa théorie qui sappuie sur la disposition de lanalyste, dune part, à se laisser surprendre par la parole singulière de lautre et ainsi à suspendre linterprétation dans le tact (Freud mais aussi Winnicott dans sa relation aux enfants) et, dautre part, à aiguiser sa réceptivité critique à lévénement (la première guerre mondiale ou la montée du nazisme pour Freud dans la réélaboration du sens de la culture constituée par la fiction de leffraction pulsionnelle du meurtre du père). Lauteur montre par-dessus tout linventivité de lautre dans la psychanalyse, ou la créativité de linconscient selon une analyse de son héritage du romantisme allemand, en rappelant que, contrairement à toute « vision du monde », aucune théorie de léclairement de lexistence humaine ne peut se clôturer. Le dialogue sachemine vers la question politique de la psychanalyse et du constat, non désespéré mais effroyable, que la culture cède devant la revendication pulsionnelle (augmentée aujourdhui par la culture elle-même). Lauteur propose une belle confrontation avec la pensée adornienne de limplication de la barbarie dans le processus de civilisation qui engendre lanti-civilisation. Elle montre comment les premiers griefs adressés à Freud par Adorno dénonçant la normalisation, la « massification du bonheur sous la forme de ladaptation » (qui correspondait à létat de la psychanalyse aux Etats-Unis), lusage bourgeois de la théorie des pulsions et linattention envers le langage et son instrumentalisation par la société marchande laissent place finalement, après la catastrophe dAuschwitz, à ce quelle nomme l« appel à la psychanalyse » par Adorno. Par la méditation de ce renversement, lauteur nous invite, tout dabord, à réfléchir sur le danger de la « technicisation » de la psychanalyse (professionnalisation, sectorisation des compétences techniques et son exigence programmée de rentabilité, institutionnalisation et asservissement aux lois du marché ou à la demande sociale, auxquels elle oppose la « peste analytique » ingérable par la consommation marchande) qui représente un péril pour lavenir de la culture et nous engage ensuite à soutenir le « tragique » de notre destin afin de ne pas sombrer dans le « désarroi commun ».
Vincent Houillon
Christian Malaurie
La Carte postale. Une uvre
Paris, Edition LHarmattan, 2003, 254 p.
La carte postale, voilà bien un objet a priori « insignifiant ». Mais Malaurie dit quon évalue à 700 millions le nombre de cartes postales vendues en France chaque année. Quantitativement, la petite image prend donc du volume. Surtout, elle se manipule, elle se glisse dans les usages, leur donne une forme et donne forme au rapport que nous avons avec le visible. On aurait donc tort de conclure à la simplicité de ses vues et à lindigence de ses clichés. Ainsi Malaurie montre-t-il quelle fait « uvre » depuis les stéréotypes quelle reproduit.
Ce livre est fait dune présentation fine de la possession de cartes postales, des règles qui définissent un art de collectionner. Il analyse une collection. Il analyse ensuite la puissance dun rapport à limage qui fabrique une société, un récit, un rapport intrigant au monde. En prenant pour exemple (ou situation) la station balnéaire dArcachon, Malaurie montre pourquoi on peut lire des images comme des paysages.
Il y a une générosité dans ce livre qui interroge les imaginaires pratiqués. Malaurie présente avec rigueur des auteurs, les fait discuter (quand bien même ils ne se sont jamais rencontrés) et discute avec eux. La présentation quil fait des travaux de Walter Benjamin, notamment, est remarquable. Donner à cheminer dans une pensée singulière tout en disant lentrelacs des chemins qui permettaient de conduire, parmi dautres, ses propres pas : voilà aussi bien luvre émouvante de Malaurie. Il nous donne à comprendre comment nous vivons avec des images de notre monde depuis le tourniquet du coin de rue, et les enjeux politiques dune médiation esthétique.
Patrick Baudry
Yoram Mouchenik
LEnfant vulnérable
Paris, Editions La Pensée Sauvage, 2004, 256 p.
Mouchenik, psychologue et psychothérapeute, livre ici des réflexions riches menées à partir dun terrain quil a longuement pratiqué. Il sintéresse principalement à trois enfants, à leurs difficultés sociales et psychiques, en société kanak. Lenjeu de louvrage est notamment darticuler anthropologie et psychanalyse. Il récuse tout à la fois lenfermement dune culture dans son monde propre, et luniversalisation hâtive qui voudrait généraliser sans prendre le temps de percevoir des mentalités particulières, leurs traductions dans des structures sociales, leurs effets dans des montages symboliques. Ce livre actualise une pensée ethnographique, débarrassée de ses vieux travers de condescendance et dexplication définitive. Cest lautre qui se rencontre ici, et cest depuis une altérité ordinaire que le rapport à lenfant, tel que nous croyons le comprendre, prend alors un tour complexe et singulier.
Louvrage traite de la vulnérabilité (quelle est-elle ? Pourquoi en prendre acte et comment y apporter du soin ?) et de la posture clinicienne. Comment ne pas être celui qui sait par avance ? Comment faire avec laffectif le sien propre et celui dautrui comment donc cheminer dans la rencontre de lhomme fragile en tenant compte de ses propres projets ?
Yoram Mouchenik nous parle dans un style très clair, en faisant une large place aux entretiens et aux observations multiples de situations quotidiennes, de la question de la filiation (donc de la question du
rapport à la mort), des articulations de lindividu et du collectif, des fabulations qui construisent et isolent, des cheminements dune parole qui fait du langage non pas ce dictionnaire pétrifiant qui nous aurait prévu par avance, mais ce qui convoque à raconter, au-delà du dit, laventure humaine.
Patrick Baudry
Nicolas Roméas
Le Jeu de lêtre
(ruines et chantiers de lart)
illustré par les photogrammes de Olivier Perrot
Paris, Parole de théâtre-Cassandre, collection Horschamp, 2004, 93 p.
Le temps est venu de déclarer, avec le poète : « Je veux lessentiel, le vent dans les yeux lorsque la porte souvre sur le large et la vision dun passé dont je suis fait ». Au fil dune vingtaine de courts paragraphes, dénommés « stations », Nicolas Roméas entraîne le lecteur dans une réflexion sur le statut et les fonctions de lart au sein de notre société. Immergé activement dans le champ artistique et culturel (il a notamment fondé la revue Cassandre et anime le groupe REFLEX(E)), lauteur esquisse une définition de lart en marge des courants dair de la bien-pensance. Ainsi, au hasard de la lecture de ce court mais incisif ouvrage, N. Roméas affirme clairement que « tout art est populaire », quil « est au centre de nos vies ou il nest pas », quil est « un outil pour que chacun existe dans lhistoire », quil est indispensable à la reconnaissance de lindividu et de sa place dans le collectif. Surtout, lart ne doit pas accepter dêtre récupéré, au risque de « perdre demblée sa bataille » Ce positionnement militant soppose franchement aux discours et aux actes de la « caste de pseudo-érudits », des « marchands » et de « leurs valets » qui, détenant les pouvoirs économique, institutionnel et symbolique, ignorent finalement une certaine vision de lart et une certaine idée de la culture. Cette part maudite, insoumise et indomptable, permettant à lart dinventer dans limprévu et laccident et à la culture dhumaniser lhomme et le monde dans lequel il vit. Avec férocité, N. Roméas critique un « système féodal », qui offre le choix entre un « art de mauvaise qualité » qui méprise le public et « lart savant » qui le mésestime. Pointant, par exemple, les effets pervers de la décentralisation, qui saccompagne dune abdication de lEtat, lauteur revendique un service public, seul garant de « lidée supérieure du rôle de lart et de la culture », capable de maintenir un « niveau denjeu de civilisation » tout en préservant lintérêt général face aux intérêts financiers et corporatistes.
Ce combat, auquel nous invite N. Roméas, nest pas seulement nécessaire lors des situations de crise (car il atteint, alors, les limites de la réaction), mais il doit être nourri, à chaque instant, par une action résolue.
Martine Maleval