Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
par Marina Garcés
Imprimer l'articlePirater la vie
Le nouveau capitalisme dilue la distinction entre vie et travail parce quil met la vie entière au travail. Il atténue aussi la distinction entre le jour et la nuit parce quil peut se passer de la promesse dun nouveau jour pour fonctionner. Ni le progrès, ni lémancipation ne peuvent qualifier les lendemains vers lesquels nous nous acheminons. Sans autre but que celui de se soutenir soi-même (doù limportance que prend aujourdhui le discours sur le développement soutenable), sans autre boussole que celle qui indique la meilleure façon déviter la catastrophe, le nouveau capitalisme suppose le déclenchement dun mouvement vers une direction unique : un mouvement qui met en marche toutes les vies vers le monde. Depuis le jour de ceux qui peuvent être vus ou depuis la nuit de ceux qui ne sont que des ombres. Peu importe, nous devons nous inventer un chemin pour ne pas tomber hors du monde. Mais, ce parcours peut prendre des directions opposées. Si on a recours à une métaphore qui nous place dans lorbite dun des principaux conflits actuels, on peut dire que nous pouvons avoir deux objectifs : patenter cette vie, ce modèle dune vie mise tout entière au travail, ou la pirater ; accepter que chaque mouvement de notre corps valide cette vie ou faire de chacun de nos gestes le point de départ dun sabotage qui réussira à violer les codes daccès au monde. Ce dernier objectif sera la mission de ceux qui, de jour comme de nuit, ne poursuivent dautre aventure que pirater la vie.
Une vie mise entièrement au travail
Une des thèses les plus reconnues sur le nouveau capitalisme souligne quil a mis la vie entière au travail1. Mais, quest ce que cela signifie ? Normalement, cela fait référence à un phénomène bien déterminé : le fait que tous les lieux de la vie (les liens affectifs, les relations, les goûts), que toutes les compétences proprement humaines (le langage, la relation à lincertitude, la créativité, la coopération sociale) aient été incorporés au processus de production jusquà en être considérés comme sa puissance véritable. Cette thèse décrit par conséquent une transformation du système productif où vie et production finissent par sassimiler, du moins virtuellement. Les nouvelles formes de travail et de production du capitalisme cognitif le plus développé en sont les preuves.
Cependant, la question qui se pose est : cette description nous suffit-elle pour comprendre, dans toute sa radicalité, comment le nouveau capitalisme a mis la vie entière au travail ? Si nous ne voulons pas nous enfermer dans une analyse de la situation sociale qui place au centre le travail et qui, de ce fait, est aujourdhui manifestement limitée, il nous faut aller au-delà de cette affirmation. Le nouveau capitalisme ne consiste pas seulement à amplifier et à intensifier lexploitation de toutes nos capacités. Il bouleverse tout le processus nous permettant daccéder au monde.
En quel sens ? Pour résumer, laction du capitalisme global consiste à créer un monde où, pour pouvoir être à lintérieur, il faut être en permanence en train dy entrer car on ne peut jamais être complètement dedans. Dune part, la très forte contingence dune réalité, où les relations sociales sont précaires, volatiles et fluides, nous oblige à revalider sans cesse, à tout moment et en tout lieu, notre appartenance au monde. Dautre part, comme il se présente comme un univers global et unique, le nouveau capitalisme nous installe dans une réalité qui ne laisse rien en dehors si ce nest lombre de ce qui est condamné à ne pas exister. Il ny a pas dautre lieu. Il ny a pas dautre monde, mais seulement lextérieur qui nest que menace. Cest pourquoi, au-delà de la transformation du système de production qui produit une exploitation plus large, intense, qualitativement distincte des ressources humaines et sociales, affirmer que la vie entière sest mise au travail prend un sens radical quil ne faut pas négliger : si elle sest mise entièrement au travail, cest parce quil faut être en permanence en train de rentrer dans le monde. Ce mouvement général auquel la vie, chaque vie est soumise, cest en réalité ce quexploite le nouveau capitalisme. Que font le précaire et limmigré, les deux figures principales du nouveau capitalisme, si ce nest fondamentalement mettre leurs vies en mouvement ? Le premier passe sa vie à chercher du travail, le second la risque en traversant les frontières. En quête dun emploi, en quête dun nouveau pays, en quête du monde : la vie entière doit se mettre au travail.
Se connecter ou mourir
Les transformations du système de production saccompagnent par conséquent de lapparition dun nouveau lien social qui substitue la logique de connexion à celle dappartenance. Quelquun peut-il encore dire, parce quil en a fait lexpérience, ce que signifie faire partie dune classe, dun peuple, dune communauté ? Ces réalités peuvent être des éléments fragmentaires de lidentité que chacun se construit quand il réussit à se connecter au monde. Mais, elles perdent toute signification et par conséquent toute efficacité relationnelle quand on est déconnecté. A partir de ces réalités, on ne tisse pas de liens. Dans notre société-réseau, toute relation sociale se construit dans lisolement et la fragilité.
Isolement et fragilité, voilà ce quest véritablement le réseau en tant que nouveau dispositif du pouvoir et ce qui fait de chaque vie un code daccès particulier au monde. Chacun a son password, sil arrive à en obtenir un, si ce dernier ne devient pas caduc de façon imprévisible, un mot de passe personnel et intransférable, opaque pour les autres, indéchiffrable.
La logique de la connexion ne relève pas de lintériorité mais de lextériorité et elle fonctionne à partir de deux relations élémentaires : la relation de lun au tout et la relation du tout au rien.
Un/tout : parce que chaque point dun réseau se connecte seul au tout. De la même façon, dans notre société-réseau, chacun met en jeu, seul, sa relation au monde. Pour celui qui sait être dedans, cest-à-dire connecté en permanence, alors oui des relations existent et même, la production fonctionne, toujours un peu plus, grâce à la coopération et lintersubjectivité propres aux groupes et aux équipes. Cependant, le fait dêtre dedans ou de ne pas y être ne dépend pas du groupe ou de léquipe mais de chacun, de chacun comme employé du tout.
Cela explique que laugmentation de la communication et de ses possibilités infinies puissent coexister, au sein dune même vie, dune même réalité, avec une solitude croissante. Cest la solitude de lisolement fondamental sur laquelle se construit notre inscription dans la société. Cela na rien à voir avec lisolement de celui qui vit loin de « lagitation mondaine ». Cest un isolement qui nous rapproche du phénomène central de la vie contemporaine : la privatisation de lexpérience, privée parce quelle est passée à des mains privées, mais aussi privée parce quelle renvoie à la vie privée de chacun. Les succès, les échecs, les illusions, les obligations, les jugements, les valeurs, tout doit se résoudre dans le cadre de la vie privée de chacun. Cest pour cela que la vie aujourdhui se présente comme une voie vers lautoréalisation. La majorité trébuche sur ce chemin et se fatigue. La connexion commence à avoir des ratés. On se sous-estime, on est insatisfait, anxieux, déprimé etc. Le problème et sa solution sont toujours en soi, comme le conflit. Le monde entier a fini par faire partie de chacun dentre nous, et, chacun, seul, ne sait que faire de lui. Cest trop lourd. Les âmes se brisent. La connexion sinterrompt définitivement.
Tout/rien : parce que, dans le réseau, être connecté, cest être sous la menace de la déconnexion. Cest aussi cette relation qui fait fonctionner la logique du réseau et son système de domination. La fluidité des processus sociaux contemporains est lautre figure de sa fragilité. Eh oui, tout est labile. Il ny a rien qui soit définitivement établi, les entreprises naissent puis disparaissent, la bourse monte et descend sans jamais arriver à toucher le fonds Tout semble pouvoir sintégrer. Mais il y a une limite, un seuil, là où commence la nuit de lexclusion, là où la nuit est encore plus nuit. Un réseau peut bien sétendre à linfini, mais ou bien on en fait partie, ou bien on nen fait pas partie. Le code binaire dans ce cas est implacable.
La menace de lexclusion est en effet lombre qui poursuit nos vies mises au travail toujours en mouvement pour entrer sans cesse dans le monde. Il faut en permanence aller vers lintérieur pour ne pas tomber à lextérieur. Il faut toujours avancer pour ne pas risquer la déconnexion. Le précaire le sait bien, mais louvrière de lusine qui va fermer le sait aussi, comme limmigré qui attend le prochain visa, comme le cadre de plus de 45 ans ou le vieux qui craint le ridicule de sa pension. Nous le savons tous. Cest la face obscure du monde. Cest pour cela que la peur est lautre phénomène central de la vie contemporaine. La vie mise ainsi en mouvement est le chemin vers lautoréalisation, mais on avance sous la pression permanente dune menace : lexclusion.
Les nouveaux protagonistes sociaux
Etre allé au-delà des transformations du système de production en analysant ce que signifie le fait que nos vies se soient mises entièrement au travail a des conséquences sur la façon darticuler pensée critique et intervention politique. Cela implique de déplacer laxe du conflit centré sur le travail et sur les rôles de ses acteurs habituels.
Le dernier acteur, et le plus intéressant, à être apparu en tant que sujet politique lié aux nouvelles formes de travail est la multitude telle que la définit louvriérisme italien. Sujet multiple, contingent, nomade, la multitude séloigne de lEtat, du peuple, de lusine. Son mouvement est celui de lexode. Elle ne connaît pas de transcendance, son ontologie est immanente. Elle ne connaît pas dautre unité que celle de la puissance commune, la puissance de lintellect, celle dune faculté qui est pure virtualité : le langage.
Mais, la multitude peut devenir sujet parce quelle a confiance dans la dimension du commun et dans le travail comme lieu dagrégation et de subjectivation politique. En premier lieu, elle est persuadée que la connexion servile à la production et aux relations de domination peut être renversée simplement en sy soustrayant. Comme si la dimension de la relation préexistait et quelle avait été colonisée, capturée, paralysée par le capitalisme. Mais inutile de se rappeler Foucault pour avoir à lesprit que les relations sociales peuvent aussi être luvre du pouvoir. Et, dans ce cas, nous lavons déjà dit : la capacité à se connecter, la coopération, léquipe, la communication permanente reposent sur un lien social, qui, parce quil est fait disolement et de fragilité nous domine bien avant que nous ayons commencé à parler. Il faut continuer à parler, effectivement, si nous ne voulons pas être expulsés. En second lieu, la multitude en tant que sujet a besoin de croire en la centralité politique du travail. Mais les formes actuelles de lorganisation du travail ne constituent-elles pas le laboratoire principal au sein duquel se nouent les connexions particularisées, ces passwords personnels et intransférables, opaques pour les autres qui nous maintiennent comme employés du tout ?
Comme nous lavons vu, le nouveau capitalisme construit la relation sociale à partir de lisolement et de la fragilité de chaque lien : lisolement dans lequel chacun joue sa relation au tout et la fragilité qui est provoquée par lombre de la menace de mort ou de déconnexion qui plane sur ceux qui sont dans le monde. Cest le sens radical de laffirmation que la vie entière sest mise au travail. Cest pour cela aussi quil est difficile de maintenir lhypothèse dun sujet collectif pensé comme un propriétaire « dépossédé » de ses possibles. Chaque vie dans son mouvement vers le monde est passée au premier plan. Chaque vie avec son expérience privatisée et ses peurs occupe désormais le centre de lintervention sociale.
Pour une politique nocturne
Les nouvelles formes de politisation ont quelque chose à voir avec cette scène sociale où la vie de chacun est le principal champ de bataille et où le possible est non pas une potentialité collective mais un code personnalisé de laccès au monde. Les nouvelles formes de politisation ne trouvent pas de discours auquel se raccrocher, de processus historique à accomplir ou de conjoncture géopolitique à transformer. Leur point de départ est cette vie, cette vie mise en mouvement que chacun supporte et qui, parfois de façon inespérée, exprime sous une forme collective ses limites. Quand cela arrive, un nouveau processus de subjectivation se met en marche. Chaque vie cesse de fonctionner comme un nud de plus qui, depuis son isolement, renforce le réseau pour devenir le centre dun sabotage. La logique politique construite sur des lieux communs, des impuissances et des renoncements sécroule. Le possible est pensé contre le possible. Les codes daccès au monde sont violés. La vie commence à être piratée.
« Il nous reste la rage » disait lune des pancartes en tête de la manifestation qui le 15 février 2003 a rassemblé plus dun million de personnes à Barcelone contre linvasion de lIrak. « Cest votre guerre, ce sont nos morts » ont crié à nouveau des millions dEspagnols après les attentats du 11 M2. Ce sont deux expressions dune limite qui marquent le point de rupture et qui réinventent la logique politique : dans le premier cas, on atteint la limite non-négociable de la rage. La rage que chacun sent devient le levier dune réappropriation de lespace public qui naurait pas pu être possible si elle sétait inscrite dans la logique politique habituelle basée sur un calcul des coûts et des avantages. Dans le second cas, on atteint la limite entre un vous et un nous qui modifie le rôle joué habituellement par la victime. Nos morts ne nous transforment pas en vos victimes ni en vos complices. Cest vous qui vous vous retrouvez seuls avec les guerres et sans morts à rentabiliser. Ces protestations, mais dautres aussi, sont lexpression dune nouvelle politique qui ne procède pas de la clarté des identités ni de la lumière de la conscientisation, ni de la promesse dun jour nouveau. Cest une politique qui descend de la part invisible de la vie, de son obscurité, de son anonymat. Cest une politique nocturne.
Le défi aujourdhui est damplifier et de multiplier ses effets, de les combiner de façon à ce quils ne se perdent pas dans la désagrégation du réseau, et de les amener au-delà dévénements exceptionnels, vers cette quotidienneté dont la politisation part en rencontrant lisolement et la fragilité de toute relation. Pour cela, les stratégies dune politique nocturne doivent être au moins doubles : dun côté il faut se fixer un but absolu non-négociable qui convertisse chaque vie, chacune de nos vies en une exigence inamovible qui détruise le jeu du possible, son système de renoncements et de lieux communs. Ce but à atteindre cest la citoyenneté universelle et le salaire garanti. Il ne sagit pas dune revendication mais de la contestation, au nom de la dignité de chacune de nos vies, de ce qui se présente comme la politique. A la lumière de cette exigence, toute politique qui parle au nom de lhumanité, de ses droits et du bien être devient ridicule. Le politique émerge quand on décide que personne ni ici ni au-delà des frontières ne doit payer de sa vie largent dont il a besoin.
La seconde stratégie dune politique nocturne est liée aux résistances invisibles et anonymes qui se forgent dans lintimité de ceux qui supportent le poids du monde. Il faut ouvrir nos langues pour quelles puissent commencer à résonner. Il nous manque des mots et des concepts nouveaux. Nous avons trop de catégories héritées. Cest pour cela que les rythmes éloquents des casseroles triomphent dans les rues de nombreuses villes. Elles unissent nos résistances isolées et difficiles à partager en une chanson sans parole. Chacun peut ainsi inventer et fredonner les siennes. Ce sont des paroles qui nous disent quil faut défier la peur, cesser dêtre des différences claudicantes, mettre notre précarité à la dérive, quil faut « quils sen aillent tous »3, que lon veut vivre. Ce sont les paroles qui indiquent que lon peut violer les codes daccès au monde sans attendre demain. La nuit est longue, mais elle est à nous. Il y a le temps, mais il est urgent de pirater la vie.
Une vie mise entièrement au travail
Une des thèses les plus reconnues sur le nouveau capitalisme souligne quil a mis la vie entière au travail1. Mais, quest ce que cela signifie ? Normalement, cela fait référence à un phénomène bien déterminé : le fait que tous les lieux de la vie (les liens affectifs, les relations, les goûts), que toutes les compétences proprement humaines (le langage, la relation à lincertitude, la créativité, la coopération sociale) aient été incorporés au processus de production jusquà en être considérés comme sa puissance véritable. Cette thèse décrit par conséquent une transformation du système productif où vie et production finissent par sassimiler, du moins virtuellement. Les nouvelles formes de travail et de production du capitalisme cognitif le plus développé en sont les preuves.
Cependant, la question qui se pose est : cette description nous suffit-elle pour comprendre, dans toute sa radicalité, comment le nouveau capitalisme a mis la vie entière au travail ? Si nous ne voulons pas nous enfermer dans une analyse de la situation sociale qui place au centre le travail et qui, de ce fait, est aujourdhui manifestement limitée, il nous faut aller au-delà de cette affirmation. Le nouveau capitalisme ne consiste pas seulement à amplifier et à intensifier lexploitation de toutes nos capacités. Il bouleverse tout le processus nous permettant daccéder au monde.
En quel sens ? Pour résumer, laction du capitalisme global consiste à créer un monde où, pour pouvoir être à lintérieur, il faut être en permanence en train dy entrer car on ne peut jamais être complètement dedans. Dune part, la très forte contingence dune réalité, où les relations sociales sont précaires, volatiles et fluides, nous oblige à revalider sans cesse, à tout moment et en tout lieu, notre appartenance au monde. Dautre part, comme il se présente comme un univers global et unique, le nouveau capitalisme nous installe dans une réalité qui ne laisse rien en dehors si ce nest lombre de ce qui est condamné à ne pas exister. Il ny a pas dautre lieu. Il ny a pas dautre monde, mais seulement lextérieur qui nest que menace. Cest pourquoi, au-delà de la transformation du système de production qui produit une exploitation plus large, intense, qualitativement distincte des ressources humaines et sociales, affirmer que la vie entière sest mise au travail prend un sens radical quil ne faut pas négliger : si elle sest mise entièrement au travail, cest parce quil faut être en permanence en train de rentrer dans le monde. Ce mouvement général auquel la vie, chaque vie est soumise, cest en réalité ce quexploite le nouveau capitalisme. Que font le précaire et limmigré, les deux figures principales du nouveau capitalisme, si ce nest fondamentalement mettre leurs vies en mouvement ? Le premier passe sa vie à chercher du travail, le second la risque en traversant les frontières. En quête dun emploi, en quête dun nouveau pays, en quête du monde : la vie entière doit se mettre au travail.
Se connecter ou mourir
Les transformations du système de production saccompagnent par conséquent de lapparition dun nouveau lien social qui substitue la logique de connexion à celle dappartenance. Quelquun peut-il encore dire, parce quil en a fait lexpérience, ce que signifie faire partie dune classe, dun peuple, dune communauté ? Ces réalités peuvent être des éléments fragmentaires de lidentité que chacun se construit quand il réussit à se connecter au monde. Mais, elles perdent toute signification et par conséquent toute efficacité relationnelle quand on est déconnecté. A partir de ces réalités, on ne tisse pas de liens. Dans notre société-réseau, toute relation sociale se construit dans lisolement et la fragilité.
Isolement et fragilité, voilà ce quest véritablement le réseau en tant que nouveau dispositif du pouvoir et ce qui fait de chaque vie un code daccès particulier au monde. Chacun a son password, sil arrive à en obtenir un, si ce dernier ne devient pas caduc de façon imprévisible, un mot de passe personnel et intransférable, opaque pour les autres, indéchiffrable.
La logique de la connexion ne relève pas de lintériorité mais de lextériorité et elle fonctionne à partir de deux relations élémentaires : la relation de lun au tout et la relation du tout au rien.
Un/tout : parce que chaque point dun réseau se connecte seul au tout. De la même façon, dans notre société-réseau, chacun met en jeu, seul, sa relation au monde. Pour celui qui sait être dedans, cest-à-dire connecté en permanence, alors oui des relations existent et même, la production fonctionne, toujours un peu plus, grâce à la coopération et lintersubjectivité propres aux groupes et aux équipes. Cependant, le fait dêtre dedans ou de ne pas y être ne dépend pas du groupe ou de léquipe mais de chacun, de chacun comme employé du tout.
Cela explique que laugmentation de la communication et de ses possibilités infinies puissent coexister, au sein dune même vie, dune même réalité, avec une solitude croissante. Cest la solitude de lisolement fondamental sur laquelle se construit notre inscription dans la société. Cela na rien à voir avec lisolement de celui qui vit loin de « lagitation mondaine ». Cest un isolement qui nous rapproche du phénomène central de la vie contemporaine : la privatisation de lexpérience, privée parce quelle est passée à des mains privées, mais aussi privée parce quelle renvoie à la vie privée de chacun. Les succès, les échecs, les illusions, les obligations, les jugements, les valeurs, tout doit se résoudre dans le cadre de la vie privée de chacun. Cest pour cela que la vie aujourdhui se présente comme une voie vers lautoréalisation. La majorité trébuche sur ce chemin et se fatigue. La connexion commence à avoir des ratés. On se sous-estime, on est insatisfait, anxieux, déprimé etc. Le problème et sa solution sont toujours en soi, comme le conflit. Le monde entier a fini par faire partie de chacun dentre nous, et, chacun, seul, ne sait que faire de lui. Cest trop lourd. Les âmes se brisent. La connexion sinterrompt définitivement.
Tout/rien : parce que, dans le réseau, être connecté, cest être sous la menace de la déconnexion. Cest aussi cette relation qui fait fonctionner la logique du réseau et son système de domination. La fluidité des processus sociaux contemporains est lautre figure de sa fragilité. Eh oui, tout est labile. Il ny a rien qui soit définitivement établi, les entreprises naissent puis disparaissent, la bourse monte et descend sans jamais arriver à toucher le fonds Tout semble pouvoir sintégrer. Mais il y a une limite, un seuil, là où commence la nuit de lexclusion, là où la nuit est encore plus nuit. Un réseau peut bien sétendre à linfini, mais ou bien on en fait partie, ou bien on nen fait pas partie. Le code binaire dans ce cas est implacable.
La menace de lexclusion est en effet lombre qui poursuit nos vies mises au travail toujours en mouvement pour entrer sans cesse dans le monde. Il faut en permanence aller vers lintérieur pour ne pas tomber à lextérieur. Il faut toujours avancer pour ne pas risquer la déconnexion. Le précaire le sait bien, mais louvrière de lusine qui va fermer le sait aussi, comme limmigré qui attend le prochain visa, comme le cadre de plus de 45 ans ou le vieux qui craint le ridicule de sa pension. Nous le savons tous. Cest la face obscure du monde. Cest pour cela que la peur est lautre phénomène central de la vie contemporaine. La vie mise ainsi en mouvement est le chemin vers lautoréalisation, mais on avance sous la pression permanente dune menace : lexclusion.
Les nouveaux protagonistes sociaux
Etre allé au-delà des transformations du système de production en analysant ce que signifie le fait que nos vies se soient mises entièrement au travail a des conséquences sur la façon darticuler pensée critique et intervention politique. Cela implique de déplacer laxe du conflit centré sur le travail et sur les rôles de ses acteurs habituels.
Le dernier acteur, et le plus intéressant, à être apparu en tant que sujet politique lié aux nouvelles formes de travail est la multitude telle que la définit louvriérisme italien. Sujet multiple, contingent, nomade, la multitude séloigne de lEtat, du peuple, de lusine. Son mouvement est celui de lexode. Elle ne connaît pas de transcendance, son ontologie est immanente. Elle ne connaît pas dautre unité que celle de la puissance commune, la puissance de lintellect, celle dune faculté qui est pure virtualité : le langage.
Mais, la multitude peut devenir sujet parce quelle a confiance dans la dimension du commun et dans le travail comme lieu dagrégation et de subjectivation politique. En premier lieu, elle est persuadée que la connexion servile à la production et aux relations de domination peut être renversée simplement en sy soustrayant. Comme si la dimension de la relation préexistait et quelle avait été colonisée, capturée, paralysée par le capitalisme. Mais inutile de se rappeler Foucault pour avoir à lesprit que les relations sociales peuvent aussi être luvre du pouvoir. Et, dans ce cas, nous lavons déjà dit : la capacité à se connecter, la coopération, léquipe, la communication permanente reposent sur un lien social, qui, parce quil est fait disolement et de fragilité nous domine bien avant que nous ayons commencé à parler. Il faut continuer à parler, effectivement, si nous ne voulons pas être expulsés. En second lieu, la multitude en tant que sujet a besoin de croire en la centralité politique du travail. Mais les formes actuelles de lorganisation du travail ne constituent-elles pas le laboratoire principal au sein duquel se nouent les connexions particularisées, ces passwords personnels et intransférables, opaques pour les autres qui nous maintiennent comme employés du tout ?
Comme nous lavons vu, le nouveau capitalisme construit la relation sociale à partir de lisolement et de la fragilité de chaque lien : lisolement dans lequel chacun joue sa relation au tout et la fragilité qui est provoquée par lombre de la menace de mort ou de déconnexion qui plane sur ceux qui sont dans le monde. Cest le sens radical de laffirmation que la vie entière sest mise au travail. Cest pour cela aussi quil est difficile de maintenir lhypothèse dun sujet collectif pensé comme un propriétaire « dépossédé » de ses possibles. Chaque vie dans son mouvement vers le monde est passée au premier plan. Chaque vie avec son expérience privatisée et ses peurs occupe désormais le centre de lintervention sociale.
Pour une politique nocturne
Les nouvelles formes de politisation ont quelque chose à voir avec cette scène sociale où la vie de chacun est le principal champ de bataille et où le possible est non pas une potentialité collective mais un code personnalisé de laccès au monde. Les nouvelles formes de politisation ne trouvent pas de discours auquel se raccrocher, de processus historique à accomplir ou de conjoncture géopolitique à transformer. Leur point de départ est cette vie, cette vie mise en mouvement que chacun supporte et qui, parfois de façon inespérée, exprime sous une forme collective ses limites. Quand cela arrive, un nouveau processus de subjectivation se met en marche. Chaque vie cesse de fonctionner comme un nud de plus qui, depuis son isolement, renforce le réseau pour devenir le centre dun sabotage. La logique politique construite sur des lieux communs, des impuissances et des renoncements sécroule. Le possible est pensé contre le possible. Les codes daccès au monde sont violés. La vie commence à être piratée.
« Il nous reste la rage » disait lune des pancartes en tête de la manifestation qui le 15 février 2003 a rassemblé plus dun million de personnes à Barcelone contre linvasion de lIrak. « Cest votre guerre, ce sont nos morts » ont crié à nouveau des millions dEspagnols après les attentats du 11 M2. Ce sont deux expressions dune limite qui marquent le point de rupture et qui réinventent la logique politique : dans le premier cas, on atteint la limite non-négociable de la rage. La rage que chacun sent devient le levier dune réappropriation de lespace public qui naurait pas pu être possible si elle sétait inscrite dans la logique politique habituelle basée sur un calcul des coûts et des avantages. Dans le second cas, on atteint la limite entre un vous et un nous qui modifie le rôle joué habituellement par la victime. Nos morts ne nous transforment pas en vos victimes ni en vos complices. Cest vous qui vous vous retrouvez seuls avec les guerres et sans morts à rentabiliser. Ces protestations, mais dautres aussi, sont lexpression dune nouvelle politique qui ne procède pas de la clarté des identités ni de la lumière de la conscientisation, ni de la promesse dun jour nouveau. Cest une politique qui descend de la part invisible de la vie, de son obscurité, de son anonymat. Cest une politique nocturne.
Le défi aujourdhui est damplifier et de multiplier ses effets, de les combiner de façon à ce quils ne se perdent pas dans la désagrégation du réseau, et de les amener au-delà dévénements exceptionnels, vers cette quotidienneté dont la politisation part en rencontrant lisolement et la fragilité de toute relation. Pour cela, les stratégies dune politique nocturne doivent être au moins doubles : dun côté il faut se fixer un but absolu non-négociable qui convertisse chaque vie, chacune de nos vies en une exigence inamovible qui détruise le jeu du possible, son système de renoncements et de lieux communs. Ce but à atteindre cest la citoyenneté universelle et le salaire garanti. Il ne sagit pas dune revendication mais de la contestation, au nom de la dignité de chacune de nos vies, de ce qui se présente comme la politique. A la lumière de cette exigence, toute politique qui parle au nom de lhumanité, de ses droits et du bien être devient ridicule. Le politique émerge quand on décide que personne ni ici ni au-delà des frontières ne doit payer de sa vie largent dont il a besoin.
La seconde stratégie dune politique nocturne est liée aux résistances invisibles et anonymes qui se forgent dans lintimité de ceux qui supportent le poids du monde. Il faut ouvrir nos langues pour quelles puissent commencer à résonner. Il nous manque des mots et des concepts nouveaux. Nous avons trop de catégories héritées. Cest pour cela que les rythmes éloquents des casseroles triomphent dans les rues de nombreuses villes. Elles unissent nos résistances isolées et difficiles à partager en une chanson sans parole. Chacun peut ainsi inventer et fredonner les siennes. Ce sont des paroles qui nous disent quil faut défier la peur, cesser dêtre des différences claudicantes, mettre notre précarité à la dérive, quil faut « quils sen aillent tous »3, que lon veut vivre. Ce sont les paroles qui indiquent que lon peut violer les codes daccès au monde sans attendre demain. La nuit est longue, mais elle est à nous. Il y a le temps, mais il est urgent de pirater la vie.
(1) À partir de la lecture que lautonomie ouvrière italienne a proposé des Grundrisse de Marx et qui a conduit à une reformulation de lidée foucauldienne de biopouvoir.
(2) En référence aux attentats du 11 mars 2004 à Madrid.
(3) Slogan de la rébellion du 19/20 décembre de 2001 en Argentine.
(2) En référence aux attentats du 11 mars 2004 à Madrid.
(3) Slogan de la rébellion du 19/20 décembre de 2001 en Argentine.