Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
La nuit, loubli
Nous ne connaissons plus la nuit, pour le moins celle qui se manifeste dans son état dense, compact, dune noirceur infranchissable. Non pas la durée dun sommeil plus ou moins agité que nous qualifions de « nuit », mais sa matière palpable, lobscurité totale. La lumière a gagné, en Occident, sur le caractère intrinsèque de la nuit, son aspect envoûtant qui dessine une voûte aveugle, imparable. Désormais, le temps réservé au sommeil est nécessairement éclairé par le réverbère, les diodes de différents appareils, les néons publicitaires de la rue. Il est impossible de retrouver la sauvagerie de la nuit, ce noir total, sauf à de rares occasions, quand le réseau électrique subit une défaillance, quand la lune en rase campagne se laisse envelopper par un manteau nuageux. Même léclipse du soleil ne parvient pas à nous restituer cet état zéro de la lumière. La nuit physique séloigne de nous et, avec elle, cette sensation voluptueuse et inquiétante dune disparition, dun trou noir plus fort que tout, absorbant nimporte quel reflet ou éclat, les rendant même dérisoires. La nuit sans luminosité protégeait lalcôve et ses mystères, le braconnier aussi qui échappait au regard suspicieux de la loi. Elle était lélément dun cycle, faisant alterner rêves obscurs et pratiques au plein jour. Les ténèbres accueillaient maintes aspirations pour les tourmenter ou les apaiser, les noircir ou les enfouir.
Nous ne savons plus tomber dans la nuit, reconnaître notre fatigue, notre désir de refuge ou de retrait provisoire du monde. Il nest plus question de se blottir dans la nuit, de lui confier nos déceptions et encore nos envies plus ou moins secrètes. Cette force-là dattraction et dabsorption, nous lavons perdue au profit dune journée sans fin, mise sous tension, sous éclairage permanent défiant la règle cosmique. Nos rêves ne sont plus les mêmes, ils sont de plus en plus éclairés, projetés sur lécran de la ville jusquà échapper à leur magie noire, à leur art occulte de perturber lordonnancement transparent des gestes routiniers.
Plus rien ne surgit de la nuit, plus dutopie ouverte, plus de projet démoniaque, plus de cristallisations fortes déstabilisant laspiration sécuritaire. Désormais, nous rêvons normalement de grandes voitures, de petites vacances, de voyages expéditifs. Quelle différence avec les activités diurnes ? Très peu, le rêve sans force est passé du côté de la réalité, mieux : il a été intégré par la réalité.
Lindifférenciation entre la nuit et le jour, prolongée par la liaison entre le rêve et la réalité, contribue à assécher limagination, à stériliser les fantasmes, source pourtant précieuse de lactivité symbolique. La fiction ne trace plus son chemin jusquà venir surprendre la réalité dans ses travers reproductifs, elle a perdu son versant nocturne. Est-ce pour cela que nous devenons dépressifs ? Privés de nuit, de cette puissance crépusculaire, nous voilà repris dans le faisceau diffus et constant de la lumière urbaine.
Certes, le jeu de lumières dans la cité procure quelques satisfactions. La ville, en séclairant de mille et une ampoules, refoule lobscurité comme un mauvais songe. Elle mène un combat contre-nature doù elle ressort victorieuse de façon irréversible. Le voile lumineux dartificialité sétend à la moindre de ses rues nichées dans les quartiers les plus reculés. Elle se joue du cycle cosmique. En même temps, elle accuse sa dépendance à légard de la fée électrique. Tout, en elle, repose sur le réseau. La moindre défaillance de celui-ci lui serait non pas fatale comment la ville peut-elle envisager sa propre ruine ? mais extrêmement dommageable.
La ville travaille lentre-deux, les demi-teintes, offre des tableaux en dégradés. Elle fait croire à la féerie des signes, elle parvient à travestir les bâtiments, les rues, à les habiller dun halo vaporeux qui les transforme en images presque oniriques de légèreté, de pure artificialité. La lumière double la réalité, compose des figures chatoyantes, agréables, recevables de façon positive, mais jamais étranges. Elle simpose comme alternative à lénergie onirique après lavoir expurgée de son imaginaire batailleur. La ville rêve à notre place, elle dispose un décor plaisant, sans accroc, et nous invite à ladmirer de jour comme de nuit. Le rêve collectif quelle met en place, polychrome, sappuie sur une paisibilité esthétique de caractère éminemment illusoire. Séduire à moitié, est-ce encore séduire ?
Comment retrouver la nuit ? Comment retrouver labandon au silence, à labsence de lumière, à la régulation sourde du psychisme ? Est-ce la bonne question ? Ne faut-il pas admettre une fois pour toutes la victoire de la lumière et tenter den déceler les failles ou la pousser dans ses retranchements, sopposer à son ambition de tout illuminer, dabolir la nuit ? Au-delà de lapparence physique de la nuit, de ce monochrome noir unique qui ne peut plus nous envahir comme une évidence, demeure lart de la nuit, celui de ne pas se souvenir des scintillements des marchandises, des flashes dinformation, des leçons lumineuses, paraît-il, du passé. En fait, pratiquer lart de loubli, ne plus séclairer à la bougie de lhistoire ou aux projecteurs de lactualité ou aux guirlandes électriques de la ville, mais préférer ne pas conserver des images produites par la science historique, la technologie de la communication ou larchitecture lumineuse. Non que le passé nait pas eu lieu, que lévénement actuel soit toujours négligeable, que la décoration de la cité ne soit pas un agrément, mais parce que tout ceci encombre excessivement lesprit, lasservit à un flux ne comportant que peu dinterrogation, relève en fin de compte dune technologie mentale visant à lutter contre loubli considéré comme une force nocturne maléfique. La pensée nest plus alors subjective, traversée par un élan, elle est couplée sur le mode du compromis à des indicatifs irradiants. Elle nest plus capable de rupture et ne peut se ressourcer dans de noires profondeurs où elle puise son inquiétude et sa force. Une pensée sans fantasme trouble à démêler, sans contraste à crypter, uniquement attentive aux miroitements infinis délivrés sans retenue, ne peut prendre forme. Elle se contente de commentaires plus ou moins sophistiqués sur ce que tout le monde sapprête déjà à reconnaître. Elle est affaiblie par trop de lumière, de mise au jour de connaissances et dinformations qui perdent leur énigme, qui se refusent à devenir matière à penser.
Doù lart de loubli. Puisque la nature somptueuse et monochrome de la nuit nous est interdite par la pulsion lumineuse, il reste à renouer avec la surprise, linconnu par le biais dun court-circuit des embranchements mnésiques trop flattés par une pulsation, une stimulation, une petite décharge voltaïque. Non pas entretenir une mémoire volontaire, surchargée de savoirs et de références éclairées, mais laisser toute liberté à la mémoire involontaire, lui préparer le terrain, accueillir ses réminiscences, se laisser dérouter par ses résurgences qui nentretiennent aucun rapport avec lurgence de branchement invoquée dheure en heure.
Toute nuit connaît sa propre fin, mais pour céder la place au jour qui sachève à son tour. Parallèlement, la pensée ne peut régner indéfiniment avec les mêmes formules, selon une conception transhistorique sécurisante. Elle aussi sombre dans un grand désarroi. Elle connaît des nuits plus ou moins longues doù elle peut ressortir encore plus intransigeante, plus désireuse den découdre avec les forces qui lont maintenue dans une inactivité prolongée. Est-ce le contact avec limmémorial, avec des traces symboliques qui font inopinément retour, qui la réveille ?
La nuit est, sur le plan cosmique, le correspondant symbolique de loubli sur le plan mental. Pourquoi aurions-nous peur de loubli, de même que certains enfants ont peur de la nuit ? Ne désirons-nous pas éteindre la lumière de la cruauté, de la férocité léguée par lhistoire ? Quon se rassure, les antagonismes perdureront, les tensions attiseront les passions. Mais pourquoi retenir le passé comme preuve à charge intangible de notre férocité ? Nest-ce pas, jour après jour, se défausser sur lui ? Par-là, nous accordons à la mémoire muséale une place trop prépondérante au détriment dune pensée en alerte sur les situations actuelles. La pensée, sous condition doubli, non pas de loubli pur et simple (ce qui serait idiot), mais selon un certain art qui consiste à préférer le jaillissement de la mémoire involontaire au culte de la mémoire volontaire, proche de la servitude volontaire, peut alors atteindre son plein régime fictif, acquérir une force que même le contact avec la pleine lumière ne peut atténuer. La pensée, issue dun bain nocturne, rêveuse et rigoureuse, fait alors mouche : elle atteint sa cible en toute clarté. La pensée a besoin de ne pas se souvenir, elle nécessite cette nuit où se dissipent la vérité historique et linsensé signalétique, elle exige une discontinuité pour sadonner à une certaine philosophie du matin.
Quand plus rien nimpose denregistrer la monstruosité du passé, telle une scie stridente qui pénètre nos cauchemars nuit après nuit, dautres énergies mentales occupent la scène. A ce moment-là, la pensée vagabonde et revient avec une acuité particulière, non dénuée dimagination, comme débridée de toute entrave, sur lactuel. Si nous navons plus de nuit épaisse, dun noir indomptable, au moins nous reste-t-il lart de ne pas se souvenir ouvrant sur une déperdition de nos certitudes certifiées par lautrefois et encourageant à se saisir du présent sans succomber à lenveloppe lumineuse qui le fait apparaître sur lécran de nos nuits blanches.
La pensée ne peut projeter un avenir continûment éclairé, ce serait nier sa phase nocturne, sa revitalisation dans lart de loubli. Toutes les doctrines livresques ont pourtant eu cette ambition, du Testament au libéralisme. Certes, le prodigieux de lécrit emporte, à certaines périodes frappées de faiblesse, la croyance ou la conviction, se dépose en dogme indépassable. Mais la pensée, surtout quand elle est audacieuse, quand elle jouit de cette alternance du jour et de la nuit, ne peut proposer un futur uniformément radieux. Elle trahirait le mouvement même qui lanime, fait de sensations obscures et de visibilité théorique aiguë. Elle est aux aguets, tapie dans lombre, elle ébranle la nuit pour mieux saisir sa face opposée, ce qui se passe en toute transparence, avec trop de transparence. Pour elle, trop de lumière nuit. Une pensée éteinte est celle qui vit au plein jour signalétique.
Lart de loubli, tout comme la nuit, procède dun pouvoir de disparition. Bien entendu, loubli ne peut être entièrement volontaire, mais il y a une certaine façon dannuler le souvenir. En jouant par exemple avec son support, remplacer un objet trop évocateur par un autre, en substituant au discours de genèse dun fait « mémorable » dautres récits, en anticipant sur le devenir des choses et ainsi les priver de leur incertitude tracassière. Non pas profaner le passé mais échapper à sa tyrannie. Le passé naspire quà mettre un terme à son exercice ; le laisser disparaître, mourir en paix, est la seule chose que lon puisse faire pour lui.
La culture nest pas faite que de lumières, elle est aussi hantée par ses vestiges, ses ruines, ses décompositions, ses rêves : sa face nocturne. Nous nous spectralisons de trop de lumière. La nuit, limage de la nuit qui nous reste, nous rappelle le caractère précieux de lombre. Ne pas avoir à dévoiler la part obscure qui est en nous, faite dimpétuosité et de fols désirs, de destruction dimages fixes aussi, la réserver à lénergie de la pensée, fait partie de notre condition. Les spots peuvent attendre.