Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
La nuit : nouveau territoire des politiques urbaines ?
Cest la nuit quil est bon de croire en la lumière
Edmond Rostand
Peu à peu, la nuit envahit notre quotidien. Presque de façon clandestine, elle conquiert sa part de lumière
dans notre actualité. En fonction des jours, elle nous présente tantôt sa face éclairée, tantôt sa part dombre. Si vous nêtes pas encore conscient de cette colonisation, nous vous proposons de jeter un petit regard en arrière.
Nuits blanches
En octobre 2003, Paris, Bruxelles et Rome ont organisé leurs « Nuits blanches », invitant les citadins à la découverte de « lautre côté de la ville ». En écho à celles de Saint-Pétersbourg, à la « Nuit des Arts » dHelsinki, à la « Nuit des musées » de Munich, Berlin, Lausanne ou Anvers, à la La fête des Lumières de Lyon ou Turin, les quartiers ont été livrés à limagination des artistes. Ailleurs, de Versailles à Furdenheim, les sons et lumières donnent des couleurs à nos nuits. Peu à peu les nuits blanches simposent comme un standard des politiques danimation des métropoles internationales, un outil à part des politiques de marketing territorial. Pour être ville, la nuit ne devrait plus dormir.
Stars dans la Nuit
Si tu dors, tes mort, pouvait-on lire sur la brochure publicitaire dun club de vacances offrant des loisirs 24h/24. DIbiza à Vegas en passant par les îles thaïlandaises, des villes et des lieux spécialisés dans la nuit ou lactivité en 24h/7j se développent et des circuits sorganisent. A une échelle plus modeste, randonnées nocturnes, marchés de nuit et autres « Nuits des étoiles » ou « de la chouette » animent nos campagnes alors que dans les salles et sur les écrans cathodiques, les Nuits du « cinéma fantastique », de « lélectronique » ou « des publivores » nous maintiennent éveillés. Autre signe de cette conquête, de « lEtoile » aux « Bains », les patrons et DJ de boîtes de nuit envahissent les plateaux de télévision et nous expliquent les secrets de leur réussite nocturne.
Surenchère de lux
Plus près de nous, à Noël, lotissements, immeubles, maisons individuelles ou habitations collectives, résidences de toutes catégories se sont parées de guirlandes, pour un grand show à laméricaine, un délire de lumières, de décorations, de « bonhommes Noël » de toutes tailles et de toutes couleurs scintillant dans la nuit. Contagion doutre-Atlantique, nouveaux produits, baisse des coûts du matériel, peu importe : la tendance est là. A côté des efforts des collectivités, les particuliers participent désormais à la surenchère de Lux.
et pannes de courant
Parallèlement, les conflits se multiplient, parfois impressionnants. Au cours de lété, une partie des Etats-Unis et du Canada sétait éteinte, victime dune panne de courant gigantesque comme on nen verrait jamais en Europe. Cétait juré craché, nos spécialistes lavaient dit. Quelques mois plus tard, vers quatre heures du matin, la nuit blanche virait au noir. Une panne délectricité plongeait le nord de la Péninsule dans lobscurité.
Soldes de nuit
Alors que les soldes sont devenues cause nationale, certains commerçants prennent goût à la nuit et démarrent les soldes le premier jour à minuit. Dans les files qui sallongent, personne ne prête vraiment attention aux tracts et pancartes des syndicats qui protestent. Lévénement est devenu très « people ». Dans cette mouvance, les nouvelles aventures du phénomène commercial Harry Potter sont disponibles chez les libraires à minuit sonnante. Même si leffet Halloween sestompe, la France avait bel et bien sombré dans une autre fête nocturne. Si Paris nest pas encore New York, les habitants de la capitale et les visiteurs ont pu profiter des transports de nuit pour le dernier réveillon de la Saint-Sylvestre.
Couvre-feu médiatique
En début dannée, une station de radio périphérique se félicitait que les idées françaises fassent école dans certains Länder allemands qui ont décidé dinstaurer un couvre-feu pour les adolescents à limage de ce qui sétait fait en 2001 dans une quinzaine de villes françaises. On a déjà oublié que les agglomérations de lhexagone navaient fait quimiter 280 de leurs homologues doutre-Atlantique. On attend toujours les résultats concrets de ces politiques sécuritaires qui sappuient désormais sur tout un arsenal doutils technologiques : des caméras infra-rouge 24h/24 aux radars automatiques.
Lumière, événements, transports, travail de nuit, ne sont que quelques exemples épars et apparemment sans lien entre eux dun mouvement plus général de conquête de la nuit urbaine qui devrait finir par intéresser nos élus.
Une colonisation progressive
Petit à petit, les activités humaines colonisent la nuit qui cristallise les besoins et les tensions dune société en pleine mutation. Chacun veut tout, partout et à toute heure
du jour et de la nuit. Mais à quel prix ?
Il y a peu, la nuit urbaine, symbolisée par le couvre-feu, était encore le temps de lobscurité, du sommeil et du repos social. Elle inspirait les poètes en quête de liberté, servait de refuge aux malfaiteurs et inquiétait
le pouvoir qui cherchait à la contrôler. Nen déplaise aux noctambules jaloux de leurs prérogatives, la conquête de la nuit a commencé. Au-delà des rêves, des peurs et des fantasmes, il y a désormais une vie après le jour.
Sémancipant des contraintes naturelles, nos métropoles saniment sous linfluence de modes de vie de plus en plus désynchronisés, de la réduction du temps de travail et des nouvelles technologies déclairage et de communication. La lumière a progressivement pris possession de lespace urbain, gommant en partie lobscurité menaçante de nos nuits, permettant la poursuite dactivités diurnes.
Le couvre-feu médiatique est terminé : radios et télévisions fonctionnent 24h/24 et Internet permet de surfer avec des régions où il fait jour. Le « peuple de la nuit » prospère. Les entreprises industrielles fonctionnent en continu pour rentabiliser leurs équipements et, dans la plupart des secteurs, le travail de nuit se banalise. Les sociétés de services se mettent au « 24h/24, 7j/7 » et chacun peut contracter une assurance ou commander un billet davion en pleine nuit.
Transports nocturnes
Partout, la tendance est à une augmentation de la périodicité, de lamplitude et de la fréquence des transports. Comme New York où le métro fonctionne en continu, Londres, Berlin, Katowice, Genève ou Francfort ont leur réseau de nuit. Après le succès des Noctambus, la RATP envisagerait louverture nocturne de certaines rames alors que la SNCF développe les TGV de nuit. De nombreuses activités et commerces décalent leurs horaires en soirée et les nocturnes connaissent une grande affluence. Aux Etats-Unis, supermarchés, magasins dhabillements, salles de gymnastique, librairies, crèches et même cours de justice fonctionnent souvent jour et nuit. En France, le secteur des loisirs nocturnes en expansion pèse déjà près de 2 milliards deuros. Dans les kiosques, signe des temps, un Routard consacré à Paris la nuit sest glissé entre les « guides officiels » qui se battent pour organiser nos soirées. Distributeurs et magasins automatiques simplantent dans nos villes, autorisant une consommation permanente sans surcoût. Entre Before et After, les soirées festives démarrent de plus en plus tard. Même nos rythmes biologiques sont bouleversés : animaux diurnes, nous dormons une heure de moins que nos grands-parents et nous nous endormons deux heures plus tard
Des tensions et des conflits
Les pressions saccentuent sur la nuit qui cristallise des enjeux économiques, politiques et sociaux fondamentaux. Dans lombre, les maîtres du monde sactivent à supprimer la nuit. Le temps en continu de léconomie et des réseaux soppose au rythme circadien de nos corps et de nos villes. Le temps mondial se heurte au temps local. Les conflits se multiplient entre individus, groupes et quartiers. La presse se fait régulièrement lécho des tensions qui sexacerbent entre « la ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui samuse ». On sinsurge contre la pollution lumineuse qui a tué la magie de nos nuits, nous privant du spectacle gratuit des étoiles, et on se divise sur la loi qui légalise la chasse de nuit. Seul le débat sur le travail de nuit des femmes na pas eu le retentissement espéré. Dans les centres-villes, des conflits apparaissent entre des habitants soucieux de leur tranquillité et des consommateurs des lieux de nuit, symboles de lémergence dun espace public nocturne. Ailleurs, les résidents sopposent à la prostitution qui prospère. Dans les quartiers périphériques, les incendies de véhicules ont
lieu entre 22 heures et 1 heure du matin, au moment où tout encadrement social naturel a disparu. Des conflits sociaux éclatent : grèves de nuit des médecins pour préserver la plage horaire de majoration de nuit, grèves des urgences, manifestation des étudiants pour une meilleure rémunération des gardes de nuit ou grèves dans les centres de tri
postaux contre la réorganisation des horaires de nuit. Pour des questions de sécurité,
les convoyeurs de fonds ont réclamé la suppression du travail de nuit et la SNCF a décidé de limiter certains arrêts de nuit.
Face aux pressions, les autorités tentent de conserver le contrôle : réglementation des raves, couvre-feux pour adolescents, arrêtés municipaux interdisant la circulation des cyclomoteurs
Des enjeux
La société redéfinit en profondeur ses nycthémères et la ville sen ressent. Face à ces évolutions, la nuit urbaine ne doit plus être perçue comme un repoussoir, un territoire livré aux représentations et aux fantasmes, mais comme un espace de projets, une dernière frontière. Il est temps danti-ciper le développement prévisible des activités nocturnes pour réfléchir à un aménagement global de la ville 24h/24. Chercheurs, pouvoirs publics et citoyens doivent investir cet espace-temps afin danticiper les conflits entre individus, groupes ou quartiers et imaginer ensemble les contours dune nouvelle urbanité.
Il nous faut dépasser le simple aspect festif de la nuit. Des événements comme louverture des soldes de nuit doivent être loccasion dinitier un débat plus large sur la ville la nuit. Souhaitons-nous conserver nos rythmes traditionnels ou basculer dans une société en continu, une ville à la carte 24h/24, 7j/7, synonyme de confort pour les uns et denfer pour les autres ? En occultant ces questions ou en renvoyant ces arbitrages à la sphère privée, nous laissons léconomie dicter seule ses lois et prenons le risque de voir un ensemble de décisions isolées générer de nouveaux conflits et de nouvelles inégalités. Ensemble, faisons de la nuit le nouveau territoire des politiques urbaines.
Contacts :
www.nuitsurbaines.net
www.maisondutemps.asso.fr
www.u-night.org