Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
Les fantômes de la nuit
Ma mère est morte à trois heures du matin. La poche de sa vieille hernie hiatale a fini par éclater pendant quelle dormait. Je nétais pas avec elle. Le lendemain, à laube, jai vu son visage terrifié dès que je suis entré dans sa chambre. Chaque nuit, depuis lors, je me réveille à trois heures du matin. Dans la maison de campagne où elle a vécu avant son décès, je me lève, je descends les marches du grand escalier, jentends le plancher craquer, jouvre la porte de lantichambre, je traverse la salle à manger, je vois les braises encore rouges dans la cheminée, la chatte quitte son fauteuil, me rejoint, je minstalle dans le bureau pour écrire. Jattends que les images reviennent avant laube. Seule la nuit est en mesure de les faire revenir. Plus je reste immobile, presque impatient, moins les images représentent quelque chose. Ce sont des images blanches qui se chevauchent, comme des surfaces rectangulaires, qui glissent les unes sur les autres. Rien napparaît, pas une forme, pas un mot, pas même lombre dune trace. Des images vierges. Elles ne cachent rien, elles semblent là pour empêcher que vienne sinscrire ce que je souhaiterais voir. Leur blancheur est dissuasive, une blancheur qui absorbe ce qui pourrait advenir.
Quand un visage semble se profiler, il demeure si flou quil en est méconnaissable. Jai beau lui donner des traits qui pourraient le transformer en portrait, chaque marque sefface aussitôt, et jamais une silhouette ne parvient à vaincre le blanc de limage. Je regarde les murs du bureau, ces murs que jai toujours vus depuis ma naissance, et les yeux grands ouverts, je maccroche au moindre détail qui triomphera de la blancheur des images. Pendant tout ce temps, un temps qui me paraît interminable, et qui pourrait bien ne jamais connaître dinterruption, je cherche le fragment dhistoire qui me délivrera de la nuit. Un pli du papier mal collé, une trace de doigt sur la peinture, ou mieux encore, une lézarde si petite quelle laisse lil libre dimaginer la forme de son expansion future. Sur les murs, il y a toujours quelque chose qui demeure susceptible de capter le regard. Cest près de la fenêtre que jai reconnu un léger filet de sang séché qui na jamais été nettoyé Elle sétait blessé lextrémité de lindex avec une aiguillequelle avait fichée dans le papier peint pour ne pas loublier. La trace dun indice, peut-être les premiers mots. Cest trop tôt. Derrière les fenêtres donnant sur le jardin, les ombres nocturnes gardent encore la puissance du sommeil qui sévanouira à lorée du jour.
La nuit, cest dabord la danse macabre. Tout le monde sagite dans la maison, comme si quelque chose dimportant allait se passer. Jentends des pas, des murmures, des appels, et même si je reste dans ma chambre dont la porte est pourtant bien fermée, je vois aller et venir des femmes que je ne suis pas sûr de reconnaître. Lune dentre elles sest arrêtée devant la glace. Étendu sur mon lit derrière elle, japerçois son visage. Je suis bien incapable de lui donner un nom ou un prénom. Je ne me souviens pas lavoir rencontrée. Peut-être est-ce une femme que jai regardée plus longuement que de coutume dans un train. Je ne comprends pas que la maison accepte des inconnues. Jentends le piano. Une véritable casserole. Il est si humide, si pourri que les sons couinent dans mes oreilles. Un bruit métallique. Les cordes rouillées, les ressorts brisés. Elles ne devraient pas lutiliser. Il était caché dans la cave. Elles lont mis dans la chambre de ma mère. Elles frappent les paumes de leurs mains pour rythmer la musique. Et celle-là qui ne séloigne plus de la glace. Elle va rester là, collée à son image. Je crois reconnaître son sourire. Elle aime les chats. Jen suis sûr. Je lai regardée un jour, elle était assise sur un banc dans la rue. Elle nattendait rien. Ses lèvres étaient trop grandes, beaucoup trop grandes. Je ne comprends pas pourquoi elle se prépare avec autant de soins. Jentends des cris, de drôles de cris qui viennent de lautre bout de la maison. Ce sont des jeunes filles. Elles ont perdu leur âge. Ce nest pas une fête. Elles seraient déguisées. Elles font comme si je nétais pas là. Lune dentre elles vient encore dentrer dans ma chambre pour aller chercher un vêtement dans larmoire. Elle mobserve. Elle reste immobile près de mon lit. Elle me prend pour quoi ? Pour un gisant. Si je prononce un seul mot, elle va pousser un hurlement. Je suis réduit au silence. Jaimerais bien lui faire peur. Avoir un râle terrible, un râle qui déchire les entrailles. Elle ne va tout de même pas rester là, plantée devant moi. Je nose pas bouger la tête. Doù vient-elle ? Jai dû la rencontrer dans la région, elle a lair dêtre de la campagne avec ses joues rouges, si rouges quelle ne peut plus rougir. Elle ne doit pas savoir comment shabiller, tous les vêtements la rendent maladroite. Elle ma fait un sourire avant de sortir. Elles vont se croire obligées de faire une pause respectueuse à côté de mon lit. Un signe dadieu. Je ninspire que la terreur du recueillement. Elles ont oublié le goupillon pour me jeter de leau bénite. Il serait si beau le goupillon serré dans leurs mains. Je me lève, jentrouvre la porte, je regarde le couloir, le grand escalier. Il y a encore des femmes qui montent ou qui descendent, elles se font des révérences chaque fois quelles se croisent, des vraies courbettes comme au temps des rois. Et de nouveau, ce chant qui donne envie de vivre. La lumière des chandelles est ridicule. Je sors dans le couloir. Elles ne me voient pas. Je passe près delles, je descends lescalier. Je ne dois pas être visible. Lantichambre est si sombre que moi-même je ne les aperçois plus vraiment, je devine leurs corps parce que je les entends murmurer.
Dans le bureau, cest maintenant le silence. Je nentends plus que les oiseaux de nuit.
Et les mots ne viennent pas encore. La nuit a trop denfants. Nyx, déesse de la nuit, a mis au monde : Moros (le Sort), Hypnos (le Sommeil), les Rêves, Momos (le Sarcasme), la Détresse, les Moires, Némésis, Apaté (la Tromperie), Philotès (la Tendresse), Géras (la Vieillesse), Eris (la Discorde), les Hespé-rides (les filles du Soir). Sentiments, états dâme, états du corps, représentations humaines du temps, du destin
Tout ce qui advient de la nuit elle-même va se déterminer le jour. Ces formes de la destinée mentale de lhomme demeurent en puissance la nuit, elles se mettent à luvre dès la naissance du jour. Lombre nocturne est réservée à labstraction et à la turbulence des constructions symboliques ; la lumière du jour au passage à lacte. Les lumières de la raison puisent leur énergie dans les remous nocturnes, et si le crime a lieu de préférence la nuit, cest que Moros (le Sort) profite de linertie dHypnos (le Sommeil). Les enfants de la nuit ne connaissent guère le repos, ils se jouent les uns des autres jusquà la démesure.
La tension nocturne du corps comme instance de lécriture. Toujours avant les premières lueurs de laube, toujours avant que la raison néclaircisse la confusion par lavènement de lapparence scripturale. Lattente du sage effondrement de la terreur nocturne, lacte décrire. La mort naura pas eu lieu. Les mots vont senchaîner pour continuer à la conjurer.
Enfin le retour du songe à lécriture. Il faisait déjà noir, très noir, quand lautobus suivait la mer. Nous tentions dapercevoir dans lobscurité ininterrompue les plages immenses et désertes. Nous sommes descendus au pied dune dune. Nous avons entendu une voix qui, par le moyen dun porte-voix, nous a appelés par nos noms. Notre venue était attendue. En contrebas, sur la plage, il y avait des cercueils, en partie enfouis dans le sable, disposés en lignes parallèles. Certains étaient restés ouverts. La voix nous a déclaré, que lun et lautre, nous devions nous installer là, dans des bières inoccupées. Quelquun viendrait nous couvrir de sable jusquà la tête, une fois que nous aurions pris nos places respectives. Cette même voix nous répétait que nous étions libres de nos gestes, que nous pouvions repartir si nous le souhaitions. Nous ne lavons pas fait. Je lui serrais la main si fort quelle ne risquait pas de séchapper. Elle nen manifestait pas lintention. Elle paraissait encore plus docile que moi. Nous nous sommes étendus chacun dans un cercueil, nous navions plus quà attendre la mort, comme les autres qui, autour de nous, devaient être déjà décédés. Immobile, jai regardé la nuit sans étoiles, jai pris peur. Je ne devais pas rester là plus longtemps. Je me suis soulevé, le sable est tombé par côté, jai hurlé dans la nuit que je voulais fumer une cigarette. Personne nétait en mesure de me linterdire. Je suis sorti de ma bière, jai marché jusquau bout de la plage, jai découvert un baraquement mal éclairé, je suis entré à lintérieur, il y avait une grande pièce où des personnes assises sur des vieux tapis fumaient des cigarettes. Ces personnes ne parlaient pas, elles semblaient épuisées par un long voyage. Je suis resté debout près de la porte. Si je métais assis, jaurais eu limpression de me mettre moi aussi à attendre dans cette pièce obscure et délabrée. Attendre avant de retourner à ma place, je ne le voulais plus. Javais retrouvé la force de partir, je savais que je ne subirais aucunes représailles. Cétait mon droit de partir. Je navais quà prendre la décision de le faire. Il me fallait pourtant un certain courage. Jai traversé la plage pour aller la chercher, elle. Elle ne mavait pas vu me lever. Peut-être avait-elle déjà fermé les yeux. Je craignais ne pas reconnaître son cercueil. Je nosais pas regarder de trop près tous ces visages tournés vers le ciel ténébreux. Quand je lai retrouvée, je me suis agenouillé auprès delle, jai écarté le sable qui la recouvrait, je lui ai dit que nous devions partir. Elle sest levée. Elle était déjà affaiblie. Pourquoi était-elle si prête à mourir ? Nous avons marché longtemps, je lai portée dans mes bras. Et loin, très loin, nous nous sommes couchés sur le sable en attendant que le jour se lève.