Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
Une nuit au wagon
Il est des nuits semblables à des plis, qui abritent des singularités, des étrangetés aux yeux des autres, des nuits qui déchirent le temps normé, le rythme socialement correct. La force de la nuit est dautoriser des éclairages et des transparences que le jour interdit. La nuit dont il va être question ici est plus quun discours, elle est porteuse de lutte urbaine et révèle les éternels enjeux sociaux autour des modes de vie normatifs et alternatifs. Les acteurs de cette pièce nocturne sont des jeunes se revendiquant comme punks et qui squattent le site dune friche industrielle à Saint-Brieuc.
Leur squat est devenu, à loccasion de concerts organisés plusieurs fois par semaine dans ce lieu, un point de connexion de la zone. Pour ces alternocturnes relégués dans la société du jour au statut dexclus, il ne reste plus que la nuit comme toile dexpression de ce qui ne peut se dire et se faire en dehors de cette temporalité précise, la nuit déclinée à chaque crépuscule comme une promesse de transgression. Saint-Brieuc, samedi 19 décembre 2003, traversée dun centre ville désert. Quel calme ! On nest pas loin des vertiges du prozac. La seule animation, cest peut-être léclairage urbain, très réussi ! Le top de lambiance ! Il est 22h30. On séloigne du centre-ville pour senfoncer dans la nuit de la vallée du Couédic, direction le port du Légué. Ici, la signalisation disparaît, une centaine de voitures sont sagement rangées et lon entend au loin, des oï ! oï ! (sorte de youyous punk). Nous sommes au squat du wagon. Un port, un wagon, des points dancrage pour des jeunes que les institutions appellent avec condescendance les errants. En plus dêtre un point dhébergement, cette plate-forme est une scène alternative underground qui fait ses preuves depuis 6 ans. En effet, depuis 1998, le squat du wagon, par le biais de lassociation la « sauce aux gravos », anime régulièrement les nuits de Saint-Brieuc (à son actif 26 concerts durant lannée 2003).
Connecté aux réseaux internationaux de la musique punk, il accueille des groupes anglais, allemands, suisses il organise son propre festival, une manifestation off de lévénement organisé par la ville, lart Rock. Lévénement se produisant au mois de mai ou de juin a été sobrement baptisé par ses organisateurs le Fucking Art Rock (humour punk). Ces concerts sont de gros succès et drainent plus de 800 personnes. Le squat du Légué sest affirmé comme une des scènes punk internationales, en accueillant des groupes comme les Red Flag 77, Combat Smock, Stat Ford Mercenaires. Saint-Brieuc, capitale punk ! Cest pour le moins surprenant quand on sait quhistoriquement le mouvement est associé aux grandes métropoles européennes et nord-américaines. Dans ce décor portuaire, se dresse un curieux ensemble composé déléments disparates à lesthétique à la fois kitsch et industrielle. Le tout ressemble aux baraques précaires des pays du tiers-monde. Une petite barrière permet daccéder à une cour abritant un wagon, des caravanes, et comprenant un local ouvert, une terrasse, une baraque faisant à première vue office de cuisine. ça sent bon lhospitalité du bidonville ; un tapis rouge flamboyant façon festival de Cannes, posé sur des marches, mène au hangar qui sert de salle de spectacle. Les murs sont graffités à lenvi. Devant la salle de concert, se vendent fanzines, tee-shirts et disques punk. Ce soir-là se produisent parmi dautres groupes les Apaches et les Burning Heads. Le concert dure toute la nuit. Ici, la foule nombreuse près de 300 personnes affiche crêtes, piercings et tatouages. Cette année, la crête se porte rose. Dépaysement assuré, les rares personnes habillées comme monsieur et madame tout le monde et dont je fais partie, pourraient remporter le prix de lexcentricité au milieu de ces looks tous hautement colorés.
Mais personne ne fait attention à lallure de son voisin. Les habitants du squat ne sont pas déguisés pour la circonstance, ils sont toute lannée habillés comme ils le sont ce soir-là. Cette concentration de centaines de punks se fait dans lobscurité. Imaginez un instant ce que cela peut donner en pleine lumière diurne, électrochoc assuré pour les gens du jour. Rien de mieux que la nuit pour permettre les regroupements de personnes dont la visibilité tout comme la mobilité est lestée de soupçons. Ici, on est vite transporté dans un autre univers. Le spectacle est aussi dans la salle. Au devant, ça pogote, ça slame (danses). Les participants sacclament, et à tour de rôle, ils montent sur lestrade et se jettent sur la foule et se laissent porter par elle (slam). La morale punk : nimporte qui peut être porté aux nues, suffit juste de se lancer et de sabandonner à la foule. Des amoureux se chamaillent « fuck off darling et bien profond » ; deux têtes, lune dread-loquée et lautre rasée, critiquent la politique du gouvernement quils qualifient de thatchérienne. Les modes de co-présence et dinteraction avec lautre sont aussi singuliers. Ici on se bouscule, mais sans se fondre en excuses. Il ny a pas les mêmes distances et la rupture de lespace du geste immédiat ne crée pas de conflits. Cette gestion du rapport à lautre se retrouve dans le pogo. On se laisse emporter et bousculer sur des rythmes énergiques. Le principe est dentrer en collision avec les autres. Pourtant, nul nest piétiné, juste une question déquilibre. La règle consiste à ne pas offrir de résistances et si on tombe, des mains surgissent très vite, vous hissent et vous remettent debout.
Sur scène, le chanteur métis des Apaches arbore un look de prostituée de fin de siècle. Travesti, il porte un short noir moulant, une perruque rose et des faux seins. Il hurle les paroles de ses chansons, se cambre de manière gracieuse tandis que ses longues jambes finement ciselées tremblent au rythme dune guitare qui rend lâme. A ses côtés, le bassiste juvénile et squelettique joue tout en faisant un striptease, il finit entièrement nu derrière son instrument. Les spectateurs crêtés ne sont pas surpris par les prestations scéniques des musiciens. La nuit devient une scène où sexpriment lextravagance, lanticonformisme, la provocation mais aussi lambivalence sexuelle, et les désirs secrètement gardés dans la journée. Le punk, avant dêtre un mouvement musical, signifiait en anglais étrange, pédé, gouine et désignait aux Etats-Unis, dans les années 50, des jeunes hommes incarcérés qui étaient chargés de satisfaire les désirs sexuels des autres prisonniers1. Aussi curieux que cela puisse paraître, il y a chez les punks perçus dordinaire comme des individus très manichéens une tradition de la défense de lambiguïté. Ces manifestations nocturnes sont perçues autrement à lextérieur du port. Les occupants de ce lieu sont lobjet de vives critiques de la part de certains élus, des riverains et des commerçants.
Ces jeunes sont mis à lindex, car ils ne vivent pas au même rythme que le reste de la population, ils font la fête la nuit, dorment la journée, et se réveillent aux alentours de 14 heures, pour faire du théâtre, de la musique ou palabrer dans la cour du squat en buvant des bières. A terme, le wagon est menacé en raison de laménagement du port, censé apporter une plus grande attractivité à la ville. Les jeunes du wagon ne cachent pas leur écurement : « La mairie ne veut pas nous laisser la rue, les quartiers ne veulent pas nous laisser de toits ! Que reste-t-il ? Le cimetière, non merci » (Le Penthièvre2, 14 juillet 2000). Ces jusquau-boutistes de la nuit ont simplement le tort de ne pas obéir à lordre social et temporel imposé et de refuser de se coucher et de mourir. « Punks (still) not dead ».
(2) Journal.