Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
Loi Perben II
Une volonté dadapter la justice aux priorités du pouvoir politiquePas moins de 23 réformes en 22 ans, est-ce le symptôme dune extrême méfiance du pouvoir à lendroit de la justice et dune volonté sournoise dinstrumentaliser les magistrats ?
La justice connaît en effet depuis quelques années une inflation de textes législatifs qui modifient en profondeur notre procédure pénale. La loi Perben II est aujourdhui laboutissement de ces réformes, et sera suivie demain, si les projets actuels voient le jour, dune loi sur les peines automatiques et dune loi sur la prévention de la délinquance.
Lexamen du contenu de ces lois montre bien que la volonté du pouvoir politique est dinfléchir le cours de la justice qui doit sadapter à ses priorités.
La loi de présomption dinnocence du 15 juin 2000 en est un exemple frappant : elle affichait clairement la volonté du gouvernement Jospin, applaudi par lensemble de la classe politique, de limiter au maximum les possibilités denfermement.
Noublions pas le contexte de lépoque. Nous avions dune part un médecin pénitentiaire alertant lopinion sur létat déplorable des prisons1, et dautre part des prises de position publiques dun certain nombre de
personnalités politiques qui avaient connu lincarcération. Dautre part, la justice se montrait moins docile, faisant preuve dindépendance, nhésitant pas à enquêter sur le financement des partis politiques et à user, à lencontre dhommes politiques, de mises en examen et de mandats de dépôt.
Elle institua notamment le juge des libertés et de la détention, seul investi du pouvoir de décider dune détention provisoire, avec pour objectif de contrer les pouvoirs du juge dinstruction. Cette loi multipliait les obstacles au placement en détention provisoire et limitait sa durée pour les délits datteintes aux biens.
Dès 2001, cette belle unanimité est oubliée. La campagne électorale des présidentielles est loccasion dun affrontement des partis politiques sur linsécurité dans une surenchère démagogique. La priorité est donnée au tout sécuritaire, la justice est qualifiée de laxiste et de responsable de certaines récidives. Les policiers sérigent en observatoire des décisions de justice. Déjà, la loi du 15 novembre 2001 sur la sécurité intérieure élargit les pouvoirs des policiers.
Tout ceci traduit à lévidence une défiance totale de la classe politique, qui ne pardonne pas certaines mises en examen, à légard de magistrats dont le statut fait obstacle à la maîtrise du contenu de leur décision. La tentation est donc grande de vouloir enfermer le juge dans un ensemble de règles qui limiteront ses pouvoirs ou induiront nécessairement les décisions souhaitées.
Cest bien lobjet de la loi Perben II, votée en février dernier ?
La loi Perben II intervient bien sûr dans ce contexte. Elle découle directement du projet de loi Sarkozy, dont une partie des dispositions est finalement intégrée dans une loi « justice ». Sous couvert dadaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, il sagit en fait dune loi fourre-tout dont les pans essentiels sont : laffirmation des pouvoirs du ministre de la Justice dans le cours des affaires pénales même individuelles ; la création dune procédure dexception pour la grande criminalité ; le plaider coupable. On y trouve aussi le fichier des délinquants sexuels, des réformes de procédure pénale, le mandat darrêt européen, la création de nouveaux délits, une nouvelle réforme de lapplication des peines, etc.
Le souci du législateur daméliorer la recherche et la répression des infractions de grande criminalité est louable. Force est de constater que le dispositif dexception sapplique également à la petite et moyenne délinquance (vols, extorsions, destructions et dégradations de biens) dès lors quelle est commise en bande organisée. Or, la circonstance de la bande organisée est sujette à interprétation, et ne constitue donc pas un critère fiable pour lapplication de ces dispositions.
Le législateur trahit ses véritables intentions lorsquil ne dit rien des délits financiers, naggrave pas leur répression comme pour bien dautres délits, et ne les fait pas bénéficier des techniques dinfiltration, de pose de micros etc., pour leur découverte. On pourra par contre leur appliquer, dans les cas simples, la procédure du plaider coupable, qui aura pour effet de faire disparaître laudience correctionnelle publique jugée infamante. La grande criminalité nest pas celle des cols blancs.
La loi devient une loi dadaptation de la justice aux priorités du pouvoir politique, et ne fait pas grand cas de ses problèmes actuels : encombrement des tribunaux, accumulation de modifications législatives parfois contradictoires, complexification à linfini des procédures, perte de vue de ses missions essentielles.
Quel est le contenu de Perben II ?
La loi Perben donne aux policiers, sous le contrôle dun parquet tenant directement ses instructions du Garde des Sceaux, des pouvoirs exorbitants, dès lors que lon sera dans la sphère de la grande criminalité. Ainsi, la garde à vue pourra être de 96 heures au lieu de 48 heures, des perquisitions pourront être effectuées de nuit, des écoutes téléphoniques être ordonnées à la seule initiative du parquet, des micros placés dans les domiciles et les véhicules à linsu de leur occupant. Le tout se fera sous le contrôle dun magistrat du siège, généralement le juge des libertés et de la détention. Ce dernier, dont le rôle sera de prendre des décisions ponctuelles dans une procédure qui lui échappera dans sa globalité, ne pourra exercer un véritable contrôle.
La loi autorise par ailleurs les procédures dinfiltration, qui consistent à permettre à un enquêteur de surveiller des personnes suspectées de commettre un crime ou un délit en se faisant passer, auprès de cette personne, comme un de ses complices. Lagent infiltré est autorisé, pour accomplir sa mission, à participer à la commission de linfraction. Son identité ne doit être révélée à aucun stade de la procédure même lors du jugement, mais son témoignage pourra servir de base à la condamnation.
Elle instaure enfin un véritable statut pour les repentis, qui pourront être exemptés de peine ou voir celle-ci diminuer de moitié, lorsquils auront permis déviter la réalisation dune infraction, de la faire cesser ou den identifier les auteurs. Ils bénéficient dune véritable protection : possibilité duser dun nom demprunt et dobtenir des mesures de réinsertion pour eux et leur famille.
Mesures gadget ou véritable arsenal permettant de progresser dans la lutte contre la grande criminalité ? Répondent-elles aux exigences dune politique pénale cohérente et crédible ? Rien nest moins sûr. Inspirées par le ministère de lIntérieur, elles sont surtout extrêmement dangereuses, et, selon le Conseil constitutionnel, « de nature à affecter gravement lexercice des droits et libertés constitutionnellement protégés »2, dès lors que lautorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, nexercerait pas pleinement sa mission.
Dans ce nouvel arsenal, le plaider coupable est une procédure quasi libérale où lon peut marchander en quelque sorte sa peine
La procédure de plaider coupable à la française est une transposition dans notre droit de la procédure anglo-saxonne de plea bargaining. Il sagit de proposer à une personne qui reconnaît les faits une peine qui, si elle laccepte, deviendra condamnation dès homologation de laccord par le magistrat du siège. Il sagit donc dune procédure dans laquelle la peine nest plus prononcée par un tribunal indépendant et impartial, après débat contradictoire, mais proposée par la seule partie poursuivante quest le ministère public.
Outre que cette procédure, censée être rapide, va démultiplier les temps daudience (audience devant le procureur puis audience devant le juge), elle porte en elle un risque très élevé de dérives si elle nest pas maîtrisée. On peut craindre notamment : que le prévenu accepte une peine même sil nest pas daccord, pour éviter le risque dune condamnation plus lourde ; que la défense ne joue pas son rôle en acceptant une solution rapide qui évite laudience ; que le juge ne remette pas en cause laccord des parties, en apparence satisfaisant.
Le but affiché de cette procédure est laccélération du cours de la justice. En létat, son efficacité est incertaine. Il est évident par contre quelle a pour effet dévacuer le juge du procès pénal, dont la maîtrise essentielle, y compris dans le choix de la peine, sera entre les mains du parquet.
Autre invention : les peines automatiques qui nient à nouveau le pouvoir dappréciation du juge.
La proposition de loi instaurant les peines planchers, déposée à lAssemblée nationale par des députés UMP, va encore plus loin : cest la loi qui prévoit la peine, puisquen cas de récidive, le prévenu se verra appliquer
le tiers de la peine prévue par la loi à la première récidive3, la moitié à la seconde et la totalité à la troisième (exemple : peine encourue en cas de vol : 3 ans, 1ère récidive : 1 an demprisonnement quel que soit le produit du vol, 2e récidive : 18 mois, etc.) Le juge est donc dépossédé de son pouvoir dapprécier la sanction au regard de la gravité des faits et de la personnalité de lauteur. Le but de cette loi est clair : ne pas laisser entre les mains de ces magistrats irresponsables la liberté du choix de la peine. Il ne sagit donc plus de limiter le pouvoir du juge, mais de
le supprimer.
Peut-on dire en forçant le trait que Le Pen la rêvé et Sarko/Perben lont, en partie, réalisé ?
Lensemble de ces lois et projets (noublions pas lavant projet de loi sur la prévention de la délinquance, qui fait du Maire le pilote du contrôle social) aboutit à une vision simpliste de la politique pénale actuelle : sécurité = contrôle social + enfermement. Ils sinspirent directement des conceptions dextrême droite dune société de la tolérance zéro, stigmatisant et réprimant les populations les plus fragiles. Cest une vision purement électoraliste de la résolution des problèmes de société, qui consiste, loin de sinterroger sur les causes de la délinquance, à superposer les dispositifs dexception permettant de traquer et déradiquer toute source de déviance, et donc à surveiller, ficher, arrêter toute personne jugée comme dangereuse. Il en résulte une justice qui concentre lessentiel de ses moyens à traiter la petite délinquance (comparutions immédiates, plaider coupable), jugeant, dès le lendemain des faits, les vols, les cambriolages, les alcooliques, les étrangers mais qui met des mois, voire des années à juger les détournements de fonds, les abus de biens sociaux, la corruption Une justice dont lefficacité se mesurera finalement au nombre de personnes incarcérées. La surpopulation carcérale ne sera plus une préoccupation puisque la solution résidera dans la construction de nouvelles prisons dont la gestion, faute de moyens, ne sera plus confiée à ladministration mais déléguée au secteur privé.
Comment le Syndicat de la Magistrature retrouve-t-il ses petits dans ce panier de crabes ?
Le syndicat de la magistrature ne peut accepter cette conception dune société disciplinaire, organisée en comités de surveillance, prompte à punir toute déviance, ne tolérant aucun échec et qui fait de la justice laboutissement du travail policier. Arrêtons de faire de la justice un enjeu électoral et de lui demander dintervenir pour résoudre tous les problèmes que la société se refuse à affronter elle-même. Restaurons la justice dans lessentiel de sa mission qui est, au-delà des conflits dintérêts particuliers, de parvenir à une synthèse entre lintérêt social et la problématique de lindividu.
(1) Véronique Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santé, Le Cherche-Midi Editeur, janvier 2000.
(2) Décision n°2004-492 DC du 2 mars 2004 du Conseil constitutionnel.
(3) Selon les statistiques du ministère de la Justice,
65% des personnes condamnées à de lemprisonnement
ferme retourneront en prison, 11% seulement de celles
qui ont bénéficié dun sursis récidiveront. Une inefficacité de lemprisonnement si peu pris en compte que laugmentation du nombre de détenus en 2003 a été de 7%. Avec 61 000 pensionnaires, les prisons françaises nont jamais été aussi pleines depuis la Libération.