Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
Si vous avez aimé la réforme des retraites, vous adorerez celle de la santé
Quelle est la différence entre la réforme des retraites décidée en 2003 et celle de la santé promise pour 2004 ? La première a été imposée par un coup de massue tel que la seconde puisse être inoculée sans réaction à des patients groggy. A part ça, les deux réformes sont surs jumelles.
La démolition sociale
On ne pouvait soi-disant continuer de payer les retraites par répartition pour cause de vieillissement de la population ; on ne peut pas payer la santé pour cause de surconsommation médicale en grande partie due au vieillissement.
On devait diminuer les retraites par répartition pour les compléter par des retraites par capitalisation ; on doit diminuer les remboursements de la Sécu et augmenter la part prise en charge par les mutuelles et surtout celle couverte par les assurances privées.
On ne pouvait augmenter progressivement les cotisations vieillesse à cause de prélèvements obligatoires déjà trop élevés, mais on devait accroître les primes versées aux fonds de pension ; on ne peut augmenter les cotisations maladie allant à la Sécu, mais rien ne soppose à ce que celles entrant dans les caisses des compagnies dassurance montent en flèche, puisquelles ne seront pas comptées comme prélèvements obligatoires.
La Banque mondiale avait théorisé les retraites à trois piliers ; la méthode sapplique maintenant à une santé à trois vitesses.
Il est inutile dallonger la liste des arguties proférées par les grands bourgeois du MEDEF et leurs idéologues appointés, siégeant à Matignon, dans les amphis universitaires ou dans les salles de presse. Le summum de lhypocrisie fut de nier ce que les économistes au côté des salariés ne cessaient de répéter à savoir que, de toute façon, notre problème était affaire de répartition des richesses puisque celles-ci ne provenaient que du travail tout en appelant à remettre la France au travail en détricotant le peu qui restait de la tunique des 35 heures et en supprimant un jour de congé.
Sachant combien il lui serait périlleux politiquement dengager un second bras de fer avec le mouvement social, le gouvernement a opté pour lintimidation. Depuis des mois, il nous répète quil est anormal que les dépenses de santé augmentent plus vite que la richesse totale mesurée par le PIB. Et il prend des mesures sparadraps pour les limiter par petits bouts qui finiront par faire beaucoup : diminution des remboursements, catalogage de certaines dépenses en catégorie « confort » (si vous ny voyez pas bien et si vos dents sont gâtées, eh bien vous ferez plus tard un vieux miro édenté), augmentation du forfait hospitalier, etc. Lensemble porte un nom qui fleure bon le terroir « près des gens den bas » et la politique responsable : cela sappelle la « maîtrise des dépenses de santé ». Qui ne souscrirait à cette maxime : « gouverner, cest maîtriser » ?
On ruine la Sécu, on la déclare
en faillite et on privatise
La méthode est infaillible. On laisse le chômage monter, des cotisations sociales font donc défaut à la Sécu et, pour inciter à embaucher, on décide dalléger encore les cotisations. Cest une aubaine dont profitent les patrons sans que lemploi ne reparte. Le trou de la Sécu augmente de plus belle : plus de 10 milliards deuros en 2003 et 13 prévus en 20041. Pendant ce temps, les dépenses augmentent car le chômage a un coût en termes de santé, car la population vieillit et car, de manière générale, la demande de soins saccroît avec le développement. La France consacre près de 10% de son PIB à la santé et les libéraux crient « Au feu ! ». Quand on leur demande : « Pourquoi est-ce trop ? », ils se contorsionnent et hurlent : « Les dépenses de santé augmentent plus vite que le PIB et donc leur part dans celui-ci croît sans cesse ! » Surtout, ne leur posez pas la question : « Et alors ? », car ils tomberaient dapoplexie et devraient se faire hospitaliser, grevant un peu plus les caisses de la Sécu.
Depuis deux siècles, cest le propre du développement économique de conduire à une baisse relative de certaines dépenses et à une hausse des autres. Essentiellement, une baisse des dépenses alimentaires et de lhabillement, et une hausse des dépenses en biens industriels et services. Et le mouvement saccélère à lépoque contemporaine : de 1960 à 2000, le premier poste a baissé de 38,3% à 18,1% de la consommation des ménages français, tandis que celui des biens industriels et du logement a progressé de 28,9% à 38% et que celui des services est passé de 32,8% à 44%2.
Les libéraux sétonnent-ils et sémeuvent-ils de la croissance exponentielle des dépenses dautomobile et de téléphone mobile ? Non, ils sen félicitent ! Pourquoi ameutent-ils la population au sujet de la croissance des dépenses de santé ? Veulent-ils que nous nous soignions moins ? Certes pas, ils sont dun naturel bon et généreux, souvent bien-pensants et même parfois charitables. Et puis, ils noublient pas que les dépenses de la Sécu sont les profits des industries pharmaceutiques et les revenus confortables des grands patrons de la médecine.
Alors ? Les dépenses de santé sont socialisées, cest-à-dire prises en charge par la collectivité, et elles aboutissent à une légère redistribution des revenus, bien modeste il est vrai, mais suffisante pour être intolérable aux yeux des classes possédantes dont la rapacité croît depuis quelles ont pris conscience que le tournant néolibéral
des années 1980 les avait enrichies. « [Les interventions des assurances sociales] nont pas en effet principalement pour effet dopérer une redistribution entre individus différents, mais une redistribution des individus à eux-mêmes à un autre point du temps (retraites), ou dans un autre état (maladie) », explique un expert3. Traduction : la Sécu avait forgé le principe : « De chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » ; le libéralisme veut imposer celui-ci : « lassurance en fonction du risque que lon choisit de couvrir ».
Le scénario est le suivant : ruine de la Sécu, puis privatisation en permettant aux capitaux privés des compagnies dassurance de pénétrer plus amplement dans le système de santé. Le patron dAxa, Claude Bébéar, déclare sans ambages : « Faut-il tout socialiser ? Je ne le pense pas, car il faudrait doubler la CSG en vingt ans. » Et il préconise la concurrence du privé contre lassurance maladie « dès le premier franc »4. La Fédération française des sociétés dassurance propose un modèle de Sécurité sociale recentrée sur les maladies de longue durée, les plus coûteuses, tandis que les assurances privées pourraient prendre en charge dès le premier euro les remboursements de loptique, du dentaire, des prothèses auditives et des petits appareillages. La justification est astucieuse : il ny a pas dans ces secteurs de « tarifs opposables », car le barème de remboursement de la Sécu est déjà actuellement très éloigné des prix pratiqués, en dehors des soins dits « conservateurs » comme le traitement des caries dentaires. Astucieux et stratégique car les compagnies dassurance veulent prendre de vitesse les mutuelles. Les capitalistes espèrent faire coup double : réduire la part des dépenses de santé socialisées dont profitent trop les pauvres et élargir le champ dinvestissement des groupes financiers.
Panier de soins pour les uns,
corbeille des nantis pour les autres
La pilule est difficile à avaler. Aussi faut-il lui dorer lemballage. Celui-ci a pour nom « panier de soins » qui désigne selon le MEDEF « la liste de services et de soins de santé dont le remboursement est garanti à 100% par lassurance maladie obligatoire »5. Au-delà du panier de soins, place à lassurance privée. La Confédération Française de la Démolition du Travail approuve : « La garantie daccès quil convient doffrir à tous les résidents français ne peut couvrir tous les soins. Il importe de définir avec précision et clarté les contours de la solidarité nationale. Cest la problématique dite du panier de soins qui devra tôt ou tard simposer ».6 Après la trahison contre les retraités, celle contre les chômeurs « recalculés » et celle contre les intermittents du spectacle, bientôt la trahison contre les malades. La potion est chaque fois la même : cest le rationnement.
Le rationnement bien fait, cest celui qui est sélectif. Pourquoi la Banque mondiale justifie-t-elle la protection sociale à trois vitesses ? Pour mettre en adéquation celle-ci avec la politique de segmentation du salariat organisée depuis deux décennies. La déconstruction de lEtat-providence est liée à léclatement du rapport salarial tel que lavait normalisé la deuxième moitié du XXe siècle. Le droit commercial et le droit fiscal sont alors appelés à remplacer le droit du travail amoindri. Les chômeurs et les salariés pauvres et précaires sont réduits à entrer progressivement dans les dispositifs de lassistance publique (PARE puis RMA, CMU, et, pour finir la vie, le minimum vieillesse). A lautre bout du salariat, les salariés très qualifiés à qui lon fait miroiter les miracles de la sphère financière sont attirés comme les papillons sur la lampe par les fonds de pension, lépargne salariale, les stocks-options et toutes les formules dassurances. « Et au milieu, pris en tenailles, le salariat standard avec son panier de soins et sa retraite par répartition évolue entre la menace de la dégradation sociale (la chute dans le précariat) et la promesse de la promotion et de laccession au statut de rentier de la finance. »7
Vis-à-vis des pauvres, les gouvernants se donnent un alibi démocratique avec la garantie universelle qui est un filet de sécurité permettant de contrôler les dépenses de santé. Et, simultanément, cela ouvre le champ libre aux assurances privées destinées à donner aux titulaires de hauts revenus la possibilité de compléter le panier de soins dont le devenir est programmé à la baisse. Encadrées par ces bornes à chaque extrémité, les dépenses socialisées seront alors « maîtrisées ». La santé sera coincée entre lassistance et la marchandisation8.
Luniversalisation des droits se fait au rabais pour ne pas que limpôt augmente après avoir diminué les cotisations et pour ne pas que les précaires sinstallent dans un semi-confort et pour quils soient confrontés aux dures lois du marché, toujours formatrices Il faut être attentif aux déclarations du Baron Seillière car il a une vue juste de la lutte des classes quil mène. Après un premier hurlement de circonstance, il sest réjoui de la décision du tribunal de Marseille en faveur des chômeurs « recalculés » car elle consacre la notion de « contrat individuel » entre le chômeur et lUNEDIC que lui-même et Notat avaient imposée avec le PARE. Et il a félicité Raffarin et Borloo dannuler la dette de lUNEDIC envers lEtat pour éviter daugmenter les cotisations. Or, si lon veut financer une protection sociale digne de ce nom, on sera obligé daugmenter le taux de cotisations sociales patronales ou délargir lassiette des cotisations, pour, dune manière ou dune autre, accroître la part de la masse salariale dans la valeur ajoutée. Et Seillière a bien compris le truc : « Cest fini, on ne règlera plus aucun problème social avec des hausses de cotisation. »9
Lenjeu de la bataille sur la santé est le même que celui sur les retraites : sopposer au triomphe du capitalisme et de son idéologie du tout marché. Le marché est supposé pouvoir réguler à lui tout seul la société.
« La société nexiste pas, il ny a que des individus » disait Mme Thatcher. Il faut donc détruire les structures solidaires et leurs représentations collectives. Le contrat individuel doit remplacer la loi et les conventions collectives. Le marché est supposé supérieur non seulement économiquement mais aussi politiquement.
Dans ce cadre, il nexiste que des dettes privées que la monnaie éteint. Les dettes sociales, collectives, sont délégitimées car la liberté, pour les libéraux, cest de ne pas avoir de dettes, de ne devoir rien à personne10. Ainsi, les dépenses publiques sont-elles vécues comme parasitaires de la liberté individuelle. Lidée de solidarité entre les générations, entre les bien-portants et les malades, est insupportable.
Pour les idéologues du MEDEF, il sagit donc de promouvoir la « société du risque ». Denis Kessler se lâche : « Le risque est une nouvelle valeur morale [
] Cest notre matière première. » François Ewald bégaie : « La Sécurité sociale crée la maladie. » Malthus disait il y a deux siècles : « Laide aux pauvres crée les pauvres. » Et le FMI aujourdhui : « Les retraites par répartition sont dangereuses car elles créent trop de sécurité dans le corps social. »
On a compris quil sagit de faire endosser tous les risques par les plus fragiles. Tandis que les actionnaires attendent leur rente. Marchandisation rime avec appropriation et privatisation. Ainsi va la Bourse. La vie, elle, se contenterait de solidarité et de démocratie.
A suivre
(2) INSEE, La Consommation des ménages, 2001, cité par M. Husson, Les Casseurs de lEtat social, Des retraites à la Sécu : la grande démolition, Paris, La Découverte, 2003, p. 41.
(3) Conseil danalyse économique, Fiscalité et redistribution, Rapport de F. Bourguignon, n° 11, 1998, p. 7. Lauteur justifie ainsi la diminution de la redistribution en ne se rendant même pas compte quil dit une ânerie : il croit que le retraité par capitalisation récupère son magot placé depuis longtemps alors quil ne fait que prélever son capital sur le travail du moment ; et il croit que le malade récupère ses cotisations versées il y a six mois ou dix ans alors que les soins lui sont assurés par les actifs du moment.
(4) C. Bébéar, in « Les Présidents dAxa et de la Mutualité au colloque Dialogues-« Libération » : Quel avenir pour la Sécurité sociale ? », Libération, 29 avril 2004.
(5) MEDEF, « Pour une nouvelle architecture de la Sécurité sociale », novembre2001,http://www.medef.staging/media/upload/608_FICHIER.pdf, p. 7-8.
(6) Claude Le Pen, « Systèmes de santé : des pistes pour la réforme », La Revue de la CFDT, juin 2002, cité par M. Husson, op. cit., p. 55.
(7) M. Husson, op. cit., p. 53.
(8) Voir P. Concialdi, « Pour une économie politique de la protection sociale », Revue de lIRES, n° 30, 2, 1999, http://www.ires-fr.org/files/publications/revue/r30/
chap7.pdf.
(9) E.A. Seillière, « Ce dossier a été traité politiquement avec intelligence », Le Monde, 5 mai 2004, propos recueillis par R. Barroux.
(10) Voir J.-M. Harribey, La Démence sénile du capital, Fragments déconomie critique, Bègles, Ed. du Passant, 2e éd. 2004, chapitre 20.