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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
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Le crépuscule de la croissance


Le XIXe siècle fut celui du progrès et de la croyance en son caractère inéluctable et linéaire. Le XXe fut celui des désillusions, tant sur le plan politique que sur celui de la capacité de l’humanité à extirper de son sein la pauvreté et à combler ses manques en tous genres : la faim, l’analphabétisme, les inégalités, l’injustice, etc. Et ce ne fut pas faute d’accroissement des richesses produites : globalement, depuis le début du XIXe siècle, la production mondiale a été multipliée par près de 50 et la production par tête par 8,51. Si l’on pensait que la persistance, voire l’aggravation, de ces affections relevait d’une malédiction, d’une caractéristique intrinsèque de l’humanité ou encore d’une manifestation de la lutte des espèces pour leur survie, il ne serait point besoin de se pencher sur ce qui pourrait n’être qu’un faux problème, et encore moins de se préoccuper d’une action pour le résoudre. A cet égard, le « darwinisme social » fait bon ménage avec le libéralisme économique le plus orthodoxe. La politique ? Voilà qui serait une chose bien inutile ! Si l’on pense au contraire que les sociétés humaines sont des constructions qui n’obéissent à aucune loi naturelle mais qu’elles résultent des imbrications complexes entre les évolutions des techniques de production, des rapports sociaux et des représentations de ces rapports, alors on est conduit à mettre en relation la difficulté à surmonter les problèmes sociaux, écologiques, éthiques, etc., avec la puissance destructrice de la dynamique qui conduit le monde depuis environ deux siècles : celle du capitalisme qui subordonne tout à la volonté d’accumuler et qui a érigé en critère de jugement universel la rentabilité.

Le capitalisme est sidérant par sa propension à légitimer le calcul le plus individuel, les choix les plus conformes à l’intérêt exclusif d’une minorité, sous le couvert d’une aspiration devenue quasi universelle au progrès, le progrès matériel étant le vecteur essentiel du progrès en général. Comme l’accumulation est, dans un mouvement sans fin, inhérente au capitalisme, celui-ci pousse en avant une croissance perpétuelle de la production, sous réserve que celle-ci corresponde à des besoins solvables et – cette condition pouvant être encore plus restrictive que la première – qu’elle rapporte le rendement minimum requis. On comprend aisément que l’adéquation des besoins aux besoins solvables ne puisse être assurée, d’autant plus que la limite des besoins est sans cesse repoussée afin de convertir une gamme toujours plus large de désirs humains, de fantasmes et d’angoisses en besoins objectivables. Le tour de force idéologique du capitalisme fut de confondre cette tendance avec le « développement » et d’accréditer l’idée que celui-ci ne pouvait aller sans celle-là.



La violence du développement capitaliste



Lorsque, après la seconde guerre mondiale, se dessina le mouvement de décolonisation et qu’émergea le tiers-monde libéré de la forme primitive de la domination impérialiste, les projets de développement économique furent nombreux, théorisés par des courants de pensée aussi variés que l’humanisme, le structuralisme ou le marxisme. Au moins un dénominateur commun les rassemblait : la croissance de la production ne signifiait pas nécessairement amélioration du bien-être, émancipation des populations, recul des phénomènes de domination tant entre les nations qu’entre les classes sociales. En bref, le développement, entendu qualitativement, ne se résumait pas à la croissance économique. Celle-ci pouvait même en être un obstacle si elle nécessitait pour s’accomplir de jeter sur les routes et dans les bidonvilles des masses grandissantes de populations déracinées, déculturées, paupérisées, prolétarisées avec une violence en tout point comparable avec celle de l’accumulation primitive dénoncée par Marx.

Le dernier quart du XXe siècle a vu les contradictions habituelles du capitalisme s’aggraver et de nouvelles apparaître, au point de mettre en péril la vie elle-même sur la planète. Pour sortir de la crise de rentabilité qu’il avait subie à la fin des années 1960 et au début des années 1970, le capitalisme a pris le tournant néo-libéral sous le régime duquel nous vivons maintenant. Cela lui a permis de rétablir ses profits mais d’une manière particulièrement violente : en imposant aux salariés du monde entier chômage, précarité, austérité, restrictions des droits, et en récusant toute régulation politique qui permettrait d’atténuer les chocs. Ce faisant, il ne fait qu’aviver ses propres contradictions : la croissance économique est anémique dans la plupart des pays développés et les remèdes administrés échouent à enclencher une dynamique longue et forte d’accumulation. Les causes de la crise du capitalisme et de son modèle de développement ne peuvent être dépassées parce que le système est enfermé dans une triple impasse : économique et financière car les exigences accrues des rentiers pèsent sur les décisions d’investissement en élevant le seuil à partir duquel celui-ci est envisagé ; sociale car le modèle libéral du moins-disant social se révèle pervers ; et écologique car le productivisme atteint ses limites.

Last but not least, la crise écologique est suffisamment grave pour voir que nous ne sommes pas seulement en présence d’une simple crise économique classique mais d’une crise systémique globale, mettant en cause les conditions de reproduction de la société, tant dans ses aspects matériels que culturels, et, plus généralement encore, menaçant les conditions de reproduction de la vie. Tous les signaux d’avertissement concordent. Les contraintes énergétiques se renforceront au fur et à mesure que les ressources d’origine fossile s’épuiseront avant qu’on ait mis en œuvre des programmes axés sur les énergies renouvelables. C’est le cas notamment du pétrole dont les réserves connues ne dépasseront pas quelques décennies d’utilisation. Et c’est aussi celui de bon nombre d’autres ressources naturelles dont la raréfaction ou la dégradation deviennent alarmantes. Les sols s’épuisent à cause de l’agriculture intensive et la qualité de l’air et de l’eau se détériore. Non seulement l’eau est de plus en plus polluée mais on prévoit que la quantité d’eau utilisable par habitant va diminuer de moitié d’ici le milieu du siècle. A n’en plus douter, les émissions de gaz à effet de serre condamnent au réchauffement climatique, à la modification du régime des pluies dans le monde et à l’élévation du niveau des océans noyant des régions entières aujourd’hui mises en culture, surtout dans les pays pauvres : la Banque mondiale a calculé qu’une élévation d’un mètre du niveau des océans pourrait réduire de moitié la production de riz du Bangladesh2.

Comment sont pris en compte les multiples aspects de la crise écologique ? La réponse officielle est connue depuis la publication en 1987 du Rapport Brundtland avalisé lors de la conférence de l’ONU à Rio de Janeiro en 1992 : le « développement durable » ou « soutenable » est censé assurer le bien-être des générations présentes sans compromettre celui des générations futures3. Une véritable bouée de sauvetage à laquelle se raccrochent tous les gouvernements fervents partisans et pourvoyeurs de l’agriculture intensive, les chefs d’entreprises multinationales gaspillant les ressources, déversant sans vergogne dans l’environnement leurs déchets et affrétant des bateaux-poubelles, les ONG ne sachant plus que faire face aux dégâts occasionnés, et la plupart des économistes pris en flagrant délit de méconnaissance totale du fait que l’économie n’aurait jamais dû ignorer les contraintes naturelles.



Les contradictions du développement durable



Le programme incarné par le concept de développement durable est-il crédible ? Il est entaché d’un vice fondamental : la poursuite d’une croissance économique éternelle est supposée être compatible avec le maintien des équilibres naturels et la résolution des problèmes sociaux. « Aujourd’hui, ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle ère de croissance, une croissance vigoureuse et, en même temps, socialement et environnementalement soutenable »4, déclarait le rapport Brundtland. Ce postulat est fondé sur deux affirmations très fragiles.

La première est d’ordre écologique : la croissance pourrait se poursuivre parce que l’intensité en ressources naturelles requise par la production diminue avec le progrès technique. Autrement dit, on pourrait produire toujours davantage avec moins de matières premières et d’énergie. Or, la baisse de l’intensité en ressources naturelles est malheureusement plus que compensée par l’augmentation générale de la production, et, ainsi, la ponction sur les ressources et la pollution continuent d’augmenter.

Le postulat dominant est également très fragile sur le plan social car il affirme que la croissance économique est capable de réduire la pauvreté et les inégalités et de renforcer les cohésions sociales. Or tout porte à croire le contraire car la croissance capitaliste est nécessairement inégale, destructrice autant que créatrice, se nourrissant des inégalités pour susciter sans cesse des frustrations et des besoins nouveaux. Depuis quarante ans, malgré l’accroissement considérable de la richesse produite dans le monde, les inégalités ont explosé. En effet, le passage à un régime d’accumulation financière provoque un profond chamboulement des mécanismes de répartition de la valeur produite puisque l’élévation des exigences de rémunération des classes capitalistes, notamment par le biais de la hausse des dividendes, condamne la part de la valeur ajoutée attribuée aux salariés à décroître, tant sous forme de salaires directs que de prestations sociales.

L’incapacité à penser l’avenir en dehors du paradigme de la croissance économique éternelle est sans doute la faille principale du discours officiel sur le concept de développement durable. En dépit des dégâts sociaux et écologiques, la croissance, de laquelle aucun responsable politique ou économique ne veut dissocier le développement, fonctionne comme une drogue dure. Lorsqu’elle est forte, l’illusion est entretenue qu’elle peut résoudre les problèmes – qu’elle a fait naître pour beaucoup – et qu’ainsi, plus grande est la dose, mieux la société se portera. Lorsqu’elle est faible, le manque apparaît et est d’autant plus douloureux qu’aucune désintoxication n’a été prévue.

Aussi, derrière l’anémie actuelle de la croissance se cache l’anomie grandissante dans les sociétés minées par le capitalisme libéral. Celui-ci est incapable d’indiquer un sens à la vie en société autre que celui du consumérisme, du gaspillage, de l’accaparement des ressources naturelles et des revenus issus de l’activité économique, et, en fin de compte, des inégalités. La croissance est ce nouvel opium des peuples dont les repères culturels et les solidarités collectives sont brisés pour qu’ils sombrent dans le gouffre sans fond de la marchandisation. Le premier chapitre du Capital de Marx critiquant la marchandise était particulièrement prémonitoire. En revanche, on reste abasourdi devant l’obsession avec laquelle tous les observateurs patentés scrutent les courbes d’évolution des taux de croissance et prient pour que nous retrouvions des rythmes plus élevés, comme ceux de la Chine ou des Etats-Unis qui les font rêver. A l’instar de ses pairs, Jacques Attali croit déceler au début de l’année 2004 : « Un agenda de croissance fabuleux » que seuls « des aléas non-économiques, par exemple une résurgence du SRAS »5 seraient susceptibles de faire échouer. Pour tous les idéologues de la croissance atteints de cécité, l’écologie, c’est-à-dire la prise en compte des relations de l’homme et de la nature, n’existe pas : l’activité économique s’effectue in abstracto, en dehors de la biosphère.



L’ex(-)croissance



La discussion est ainsi particulièrement vive autour de la question : comment résorber le chômage sans recourir à une croissance économique élevée écologiquement dévastatrice ? Il faut en effet écarter cette solution pour trois raisons principales : 1) la croissance n’est jamais qu’une solution de court terme compte tenu de l’impératif du capitalisme d’avoir toujours à sa disposition dans le monde une « armée de réserve », 2) elle n’est nécessaire, dans un contexte technique donné, pour atteindre le plein emploi que si l’on considère comme intangibles la répartition des revenus et le temps de travail ; 3) cette croissance devrait être faramineuse durablement pour faire disparaître tout le chômage actuel et maintenir un plein emploi permanent, et donc elle épuiserait rapidement les ressources naturelles et aggraverait la pollution : la marchandisation du monde dégénèrerait en une excroissance difforme et de plus en plus monstrueuse. C’est pourquoi les gains de productivité doivent servir à autre chose que produire et consommer toujours davantage : la réduction du temps de travail est une voie pour surmonter le dilemme que nous lègue le capitalisme entre déchéance des chômeurs et saccage de la planète, à condition de simultanément réorienter la production vers la qualité et la satisfaction des besoins collectifs.

Une fois abandonné le mythe de la croissance éternelle, faut-il renoncer au développement et faire décroître toute la production au motif que le développement ne pourrait être dissocié de la croissance ? C’est ce point qui est discutable : 1) parce qu’il faut distinguer la situation des riches et des pauvres dans le monde et dans nos propres pays riches ; 2) parce que s’il y a des productions à réduire (agriculture intensive, transports sur route, publicité, armement, par exemple), d’autres doivent être accrues (éducation, santé, accès à l’eau, tout le non-marchand), c’est-à-dire exactement l’inverse de la stratégie libérale actuelle ; 3) parce qu’il y a des transitions à assurer de telle sorte que la remise en cause du productivisme soit comprise par les salariés comme partie prenante de la transformation des rapports sociaux vers un après-capitalisme. L’urgente nécessité de diminuer l’empreinte écologique6 n’implique pas la décroissance de toutes les activités humaines sans distinction entre elles et entre ceux à qui elles sont destinées.

Peut-on rire de tout, demandait Pierre Desproges ? Oui, mais pas avec tout le monde, répondait l’humoriste. Faut-il faire décroître ? Oui, mais pas n’importe quand, ni n’importe où. Pas n’importe quoi, ni pour n’importe qui. A cette condition, on pourra un jour parler de la situation actuelle comme d’une ex-croissance.7 Et établir que non seulement la croissance n’est pas une condition suffisante du développement mais qu’elle n’en est pas une condition toujours nécessaire.

Economiste, il vient de publier, aux éditions du Passant, une version augmentée de La Démence sénile du capital, Fragments d’économie critique, coll. Poches de résistance, 2e éd. 2004, 15 e.
(1) A. Maddison, L’Economie mondiale : une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001.
(2) Banque mondiale, Le Développement au seuil du XXIe siècle : rapport sur le développement dans le monde 1999-2000, Paris,
éd. Eska, 2000, p. 106.
(3) G. H. Brundtland, Notre avenir à tous, Rapport de la CMED, Montréal, Ed. du Fleuve, 1987.
(4) Rapport Brundtland, op. cit., p. XXIII.
(5) J. Attali, « Un agenda de croissance fabuleux », Le Monde, « 2004, l’année du rebond », 4 et 5 janvier 2004.
(6) L’empreinte écologique est définie comme la surface nécessaire pour accueillir toutes les activités humaines. Depuis 1960, l’empreinte écologique est passée au niveau mondial de 70% de la planète à 120% en 1999. L’humanité a donc dépassé la capacité d’absorption de la planète. Sans oublier les énormes inégalités : un Américain du Nord a une empreinte de 9,6 hectares, soit 7 fois plus qu’un Africain ou un Asiatique. Il faudrait quatre à cinq planètes si toute la population mondiale consommait comme un habitant des Etats-Unis.
(7) Voir ATTAC, Le Développement a-t-il un avenir ? Pour une société solidaire et économe (dir. J.-M. Harribey), Paris, Ed. Mille et une nuits, 2004.

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