Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
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Le crépuscule de la croissance
Le XIXe siècle fut celui du progrès et de la croyance en son caractère inéluctable et linéaire. Le XXe fut celui des désillusions, tant sur le plan politique que sur celui de la capacité de lhumanité à extirper de son sein la pauvreté et à combler ses manques en tous genres : la faim, lanalphabétisme, les inégalités, linjustice, etc. Et ce ne fut pas faute daccroissement des richesses produites : globalement, depuis le début du XIXe siècle, la production mondiale a été multipliée par près de 50 et la production par tête par 8,51. Si lon pensait que la persistance, voire laggravation, de ces affections relevait dune malédiction, dune caractéristique intrinsèque de lhumanité ou encore dune manifestation de la lutte des espèces pour leur survie, il ne serait point besoin de se pencher sur ce qui pourrait nêtre quun faux problème, et encore moins de se préoccuper dune action pour le résoudre. A cet égard, le « darwinisme social » fait bon ménage avec le libéralisme économique le plus orthodoxe. La politique ? Voilà qui serait une chose bien inutile ! Si lon pense au contraire que les sociétés humaines sont des constructions qui nobéissent à aucune loi naturelle mais quelles résultent des imbrications complexes entre les évolutions des techniques de production, des rapports sociaux et des représentations de ces rapports, alors on est conduit à mettre en relation la difficulté à surmonter les problèmes sociaux, écologiques, éthiques, etc., avec la puissance destructrice de la dynamique qui conduit le monde depuis environ deux siècles : celle du capitalisme qui subordonne tout à la volonté daccumuler et qui a érigé en critère de jugement universel la rentabilité.
Le capitalisme est sidérant par sa propension à légitimer le calcul le plus individuel, les choix les plus conformes à lintérêt exclusif dune minorité, sous le couvert dune aspiration devenue quasi universelle au progrès, le progrès matériel étant le vecteur essentiel du progrès en général. Comme laccumulation est, dans un mouvement sans fin, inhérente au capitalisme, celui-ci pousse en avant une croissance perpétuelle de la production, sous réserve que celle-ci corresponde à des besoins solvables et cette condition pouvant être encore plus restrictive que la première quelle rapporte le rendement minimum requis. On comprend aisément que ladéquation des besoins aux besoins solvables ne puisse être assurée, dautant plus que la limite des besoins est sans cesse repoussée afin de convertir une gamme toujours plus large de désirs humains, de fantasmes et dangoisses en besoins objectivables. Le tour de force idéologique du capitalisme fut de confondre cette tendance avec le « développement » et daccréditer lidée que celui-ci ne pouvait aller sans celle-là.
La violence du développement capitaliste
Lorsque, après la seconde guerre mondiale, se dessina le mouvement de décolonisation et quémergea le tiers-monde libéré de la forme primitive de la domination impérialiste, les projets de développement économique furent nombreux, théorisés par des courants de pensée aussi variés que lhumanisme, le structuralisme ou le marxisme. Au moins un dénominateur commun les rassemblait : la croissance de la production ne signifiait pas nécessairement amélioration du bien-être, émancipation des populations, recul des phénomènes de domination tant entre les nations quentre les classes sociales. En bref, le développement, entendu qualitativement, ne se résumait pas à la croissance économique. Celle-ci pouvait même en être un obstacle si elle nécessitait pour saccomplir de jeter sur les routes et dans les bidonvilles des masses grandissantes de populations déracinées, déculturées, paupérisées, prolétarisées avec une violence en tout point comparable avec celle de laccumulation primitive dénoncée par Marx.
Le dernier quart du XXe siècle a vu les contradictions habituelles du capitalisme saggraver et de nouvelles apparaître, au point de mettre en péril la vie elle-même sur la planète. Pour sortir de la crise de rentabilité quil avait subie à la fin des années 1960 et au début des années 1970, le capitalisme a pris le tournant néo-libéral sous le régime duquel nous vivons maintenant. Cela lui a permis de rétablir ses profits mais dune manière particulièrement violente : en imposant aux salariés du monde entier chômage, précarité, austérité, restrictions des droits, et en récusant toute régulation politique qui permettrait datténuer les chocs. Ce faisant, il ne fait quaviver ses propres contradictions : la croissance économique est anémique dans la plupart des pays développés et les remèdes administrés échouent à enclencher une dynamique longue et forte daccumulation. Les causes de la crise du capitalisme et de son modèle de développement ne peuvent être dépassées parce que le système est enfermé dans une triple impasse : économique et financière car les exigences accrues des rentiers pèsent sur les décisions dinvestissement en élevant le seuil à partir duquel celui-ci est envisagé ; sociale car le modèle libéral du moins-disant social se révèle pervers ; et écologique car le productivisme atteint ses limites.
Last but not least, la crise écologique est suffisamment grave pour voir que nous ne sommes pas seulement en présence dune simple crise économique classique mais dune crise systémique globale, mettant en cause les conditions de reproduction de la société, tant dans ses aspects matériels que culturels, et, plus généralement encore, menaçant les conditions de reproduction de la vie. Tous les signaux davertissement concordent. Les contraintes énergétiques se renforceront au fur et à mesure que les ressources dorigine fossile sépuiseront avant quon ait mis en uvre des programmes axés sur les énergies renouvelables. Cest le cas notamment du pétrole dont les réserves connues ne dépasseront pas quelques décennies dutilisation. Et cest aussi celui de bon nombre dautres ressources naturelles dont la raréfaction ou la dégradation deviennent alarmantes. Les sols sépuisent à cause de lagriculture intensive et la qualité de lair et de leau se détériore. Non seulement leau est de plus en plus polluée mais on prévoit que la quantité deau utilisable par habitant va diminuer de moitié dici le milieu du siècle. A nen plus douter, les émissions de gaz à effet de serre condamnent au réchauffement climatique, à la modification du régime des pluies dans le monde et à lélévation du niveau des océans noyant des régions entières aujourdhui mises en culture, surtout dans les pays pauvres : la Banque mondiale a calculé quune élévation dun mètre du niveau des océans pourrait réduire de moitié la production de riz du Bangladesh2.
Comment sont pris en compte les multiples aspects de la crise écologique ? La réponse officielle est connue depuis la publication en 1987 du Rapport Brundtland avalisé lors de la conférence de lONU à Rio de Janeiro en 1992 : le « développement durable » ou « soutenable » est censé assurer le bien-être des générations présentes sans compromettre celui des générations futures3. Une véritable bouée de sauvetage à laquelle se raccrochent tous les gouvernements fervents partisans et pourvoyeurs de lagriculture intensive, les chefs dentreprises multinationales gaspillant les ressources, déversant sans vergogne dans lenvironnement leurs déchets et affrétant des bateaux-poubelles, les ONG ne sachant plus que faire face aux dégâts occasionnés, et la plupart des économistes pris en flagrant délit de méconnaissance totale du fait que léconomie naurait jamais dû ignorer les contraintes naturelles.
Les contradictions du développement durable
Le programme incarné par le concept de développement durable est-il crédible ? Il est entaché dun vice fondamental : la poursuite dune croissance économique éternelle est supposée être compatible avec le maintien des équilibres naturels et la résolution des problèmes sociaux. « Aujourdhui, ce dont nous avons besoin, cest dune nouvelle ère de croissance, une croissance vigoureuse et, en même temps, socialement et environnementalement soutenable »4, déclarait le rapport Brundtland. Ce postulat est fondé sur deux affirmations très fragiles.
La première est dordre écologique : la croissance pourrait se poursuivre parce que lintensité en ressources naturelles requise par la production diminue avec le progrès technique. Autrement dit, on pourrait produire toujours davantage avec moins de matières premières et dénergie. Or, la baisse de lintensité en ressources naturelles est malheureusement plus que compensée par laugmentation générale de la production, et, ainsi, la ponction sur les ressources et la pollution continuent daugmenter.
Le postulat dominant est également très fragile sur le plan social car il affirme que la croissance économique est capable de réduire la pauvreté et les inégalités et de renforcer les cohésions sociales. Or tout porte à croire le contraire car la croissance capitaliste est nécessairement inégale, destructrice autant que créatrice, se nourrissant des inégalités pour susciter sans cesse des frustrations et des besoins nouveaux. Depuis quarante ans, malgré laccroissement considérable de la richesse produite dans le monde, les inégalités ont explosé. En effet, le passage à un régime daccumulation financière provoque un profond chamboulement des mécanismes de répartition de la valeur produite puisque lélévation des exigences de rémunération des classes capitalistes, notamment par le biais de la hausse des dividendes, condamne la part de la valeur ajoutée attribuée aux salariés à décroître, tant sous forme de salaires directs que de prestations sociales.
Lincapacité à penser lavenir en dehors du paradigme de la croissance économique éternelle est sans doute la faille principale du discours officiel sur le concept de développement durable. En dépit des dégâts sociaux et écologiques, la croissance, de laquelle aucun responsable politique ou économique ne veut dissocier le développement, fonctionne comme une drogue dure. Lorsquelle est forte, lillusion est entretenue quelle peut résoudre les problèmes quelle a fait naître pour beaucoup et quainsi, plus grande est la dose, mieux la société se portera. Lorsquelle est faible, le manque apparaît et est dautant plus douloureux quaucune désintoxication na été prévue.
Aussi, derrière lanémie actuelle de la croissance se cache lanomie grandissante dans les sociétés minées par le capitalisme libéral. Celui-ci est incapable dindiquer un sens à la vie en société autre que celui du consumérisme, du gaspillage, de laccaparement des ressources naturelles et des revenus issus de lactivité économique, et, en fin de compte, des inégalités. La croissance est ce nouvel opium des peuples dont les repères culturels et les solidarités collectives sont brisés pour quils sombrent dans le gouffre sans fond de la marchandisation. Le premier chapitre du Capital de Marx critiquant la marchandise était particulièrement prémonitoire. En revanche, on reste abasourdi devant lobsession avec laquelle tous les observateurs patentés scrutent les courbes dévolution des taux de croissance et prient pour que nous retrouvions des rythmes plus élevés, comme ceux de la Chine ou des Etats-Unis qui les font rêver. A linstar de ses pairs, Jacques Attali croit déceler au début de lannée 2004 : « Un agenda de croissance fabuleux » que seuls « des aléas non-économiques, par exemple une résurgence du SRAS »5 seraient susceptibles de faire échouer. Pour tous les idéologues de la croissance atteints de cécité, lécologie, cest-à-dire la prise en compte des relations de lhomme et de la nature, nexiste pas : lactivité économique seffectue in abstracto, en dehors de la biosphère.
Lex(-)croissance
La discussion est ainsi particulièrement vive autour de la question : comment résorber le chômage sans recourir à une croissance économique élevée écologiquement dévastatrice ? Il faut en effet écarter cette solution pour trois raisons principales : 1) la croissance nest jamais quune solution de court terme compte tenu de limpératif du capitalisme davoir toujours à sa disposition dans le monde une « armée de réserve », 2) elle nest nécessaire, dans un contexte technique donné, pour atteindre le plein emploi que si lon considère comme intangibles la répartition des revenus et le temps de travail ; 3) cette croissance devrait être faramineuse durablement pour faire disparaître tout le chômage actuel et maintenir un plein emploi permanent, et donc elle épuiserait rapidement les ressources naturelles et aggraverait la pollution : la marchandisation du monde dégénèrerait en une excroissance difforme et de plus en plus monstrueuse. Cest pourquoi les gains de productivité doivent servir à autre chose que produire et consommer toujours davantage : la réduction du temps de travail est une voie pour surmonter le dilemme que nous lègue le capitalisme entre déchéance des chômeurs et saccage de la planète, à condition de simultanément réorienter la production vers la qualité et la satisfaction des besoins collectifs.
Une fois abandonné le mythe de la croissance éternelle, faut-il renoncer au développement et faire décroître toute la production au motif que le développement ne pourrait être dissocié de la croissance ? Cest ce point qui est discutable : 1) parce quil faut distinguer la situation des riches et des pauvres dans le monde et dans nos propres pays riches ; 2) parce que sil y a des productions à réduire (agriculture intensive, transports sur route, publicité, armement, par exemple), dautres doivent être accrues (éducation, santé, accès à leau, tout le non-marchand), cest-à-dire exactement linverse de la stratégie libérale actuelle ; 3) parce quil y a des transitions à assurer de telle sorte que la remise en cause du productivisme soit comprise par les salariés comme partie prenante de la transformation des rapports sociaux vers un après-capitalisme. Lurgente nécessité de diminuer lempreinte écologique6 nimplique pas la décroissance de toutes les activités humaines sans distinction entre elles et entre ceux à qui elles sont destinées.
Peut-on rire de tout, demandait Pierre Desproges ? Oui, mais pas avec tout le monde, répondait lhumoriste. Faut-il faire décroître ? Oui, mais pas nimporte quand, ni nimporte où. Pas nimporte quoi, ni pour nimporte qui. A cette condition, on pourra un jour parler de la situation actuelle comme dune ex-croissance.7 Et établir que non seulement la croissance nest pas une condition suffisante du développement mais quelle nen est pas une condition toujours nécessaire.
Le capitalisme est sidérant par sa propension à légitimer le calcul le plus individuel, les choix les plus conformes à lintérêt exclusif dune minorité, sous le couvert dune aspiration devenue quasi universelle au progrès, le progrès matériel étant le vecteur essentiel du progrès en général. Comme laccumulation est, dans un mouvement sans fin, inhérente au capitalisme, celui-ci pousse en avant une croissance perpétuelle de la production, sous réserve que celle-ci corresponde à des besoins solvables et cette condition pouvant être encore plus restrictive que la première quelle rapporte le rendement minimum requis. On comprend aisément que ladéquation des besoins aux besoins solvables ne puisse être assurée, dautant plus que la limite des besoins est sans cesse repoussée afin de convertir une gamme toujours plus large de désirs humains, de fantasmes et dangoisses en besoins objectivables. Le tour de force idéologique du capitalisme fut de confondre cette tendance avec le « développement » et daccréditer lidée que celui-ci ne pouvait aller sans celle-là.
La violence du développement capitaliste
Lorsque, après la seconde guerre mondiale, se dessina le mouvement de décolonisation et quémergea le tiers-monde libéré de la forme primitive de la domination impérialiste, les projets de développement économique furent nombreux, théorisés par des courants de pensée aussi variés que lhumanisme, le structuralisme ou le marxisme. Au moins un dénominateur commun les rassemblait : la croissance de la production ne signifiait pas nécessairement amélioration du bien-être, émancipation des populations, recul des phénomènes de domination tant entre les nations quentre les classes sociales. En bref, le développement, entendu qualitativement, ne se résumait pas à la croissance économique. Celle-ci pouvait même en être un obstacle si elle nécessitait pour saccomplir de jeter sur les routes et dans les bidonvilles des masses grandissantes de populations déracinées, déculturées, paupérisées, prolétarisées avec une violence en tout point comparable avec celle de laccumulation primitive dénoncée par Marx.
Le dernier quart du XXe siècle a vu les contradictions habituelles du capitalisme saggraver et de nouvelles apparaître, au point de mettre en péril la vie elle-même sur la planète. Pour sortir de la crise de rentabilité quil avait subie à la fin des années 1960 et au début des années 1970, le capitalisme a pris le tournant néo-libéral sous le régime duquel nous vivons maintenant. Cela lui a permis de rétablir ses profits mais dune manière particulièrement violente : en imposant aux salariés du monde entier chômage, précarité, austérité, restrictions des droits, et en récusant toute régulation politique qui permettrait datténuer les chocs. Ce faisant, il ne fait quaviver ses propres contradictions : la croissance économique est anémique dans la plupart des pays développés et les remèdes administrés échouent à enclencher une dynamique longue et forte daccumulation. Les causes de la crise du capitalisme et de son modèle de développement ne peuvent être dépassées parce que le système est enfermé dans une triple impasse : économique et financière car les exigences accrues des rentiers pèsent sur les décisions dinvestissement en élevant le seuil à partir duquel celui-ci est envisagé ; sociale car le modèle libéral du moins-disant social se révèle pervers ; et écologique car le productivisme atteint ses limites.
Last but not least, la crise écologique est suffisamment grave pour voir que nous ne sommes pas seulement en présence dune simple crise économique classique mais dune crise systémique globale, mettant en cause les conditions de reproduction de la société, tant dans ses aspects matériels que culturels, et, plus généralement encore, menaçant les conditions de reproduction de la vie. Tous les signaux davertissement concordent. Les contraintes énergétiques se renforceront au fur et à mesure que les ressources dorigine fossile sépuiseront avant quon ait mis en uvre des programmes axés sur les énergies renouvelables. Cest le cas notamment du pétrole dont les réserves connues ne dépasseront pas quelques décennies dutilisation. Et cest aussi celui de bon nombre dautres ressources naturelles dont la raréfaction ou la dégradation deviennent alarmantes. Les sols sépuisent à cause de lagriculture intensive et la qualité de lair et de leau se détériore. Non seulement leau est de plus en plus polluée mais on prévoit que la quantité deau utilisable par habitant va diminuer de moitié dici le milieu du siècle. A nen plus douter, les émissions de gaz à effet de serre condamnent au réchauffement climatique, à la modification du régime des pluies dans le monde et à lélévation du niveau des océans noyant des régions entières aujourdhui mises en culture, surtout dans les pays pauvres : la Banque mondiale a calculé quune élévation dun mètre du niveau des océans pourrait réduire de moitié la production de riz du Bangladesh2.
Comment sont pris en compte les multiples aspects de la crise écologique ? La réponse officielle est connue depuis la publication en 1987 du Rapport Brundtland avalisé lors de la conférence de lONU à Rio de Janeiro en 1992 : le « développement durable » ou « soutenable » est censé assurer le bien-être des générations présentes sans compromettre celui des générations futures3. Une véritable bouée de sauvetage à laquelle se raccrochent tous les gouvernements fervents partisans et pourvoyeurs de lagriculture intensive, les chefs dentreprises multinationales gaspillant les ressources, déversant sans vergogne dans lenvironnement leurs déchets et affrétant des bateaux-poubelles, les ONG ne sachant plus que faire face aux dégâts occasionnés, et la plupart des économistes pris en flagrant délit de méconnaissance totale du fait que léconomie naurait jamais dû ignorer les contraintes naturelles.
Les contradictions du développement durable
Le programme incarné par le concept de développement durable est-il crédible ? Il est entaché dun vice fondamental : la poursuite dune croissance économique éternelle est supposée être compatible avec le maintien des équilibres naturels et la résolution des problèmes sociaux. « Aujourdhui, ce dont nous avons besoin, cest dune nouvelle ère de croissance, une croissance vigoureuse et, en même temps, socialement et environnementalement soutenable »4, déclarait le rapport Brundtland. Ce postulat est fondé sur deux affirmations très fragiles.
La première est dordre écologique : la croissance pourrait se poursuivre parce que lintensité en ressources naturelles requise par la production diminue avec le progrès technique. Autrement dit, on pourrait produire toujours davantage avec moins de matières premières et dénergie. Or, la baisse de lintensité en ressources naturelles est malheureusement plus que compensée par laugmentation générale de la production, et, ainsi, la ponction sur les ressources et la pollution continuent daugmenter.
Le postulat dominant est également très fragile sur le plan social car il affirme que la croissance économique est capable de réduire la pauvreté et les inégalités et de renforcer les cohésions sociales. Or tout porte à croire le contraire car la croissance capitaliste est nécessairement inégale, destructrice autant que créatrice, se nourrissant des inégalités pour susciter sans cesse des frustrations et des besoins nouveaux. Depuis quarante ans, malgré laccroissement considérable de la richesse produite dans le monde, les inégalités ont explosé. En effet, le passage à un régime daccumulation financière provoque un profond chamboulement des mécanismes de répartition de la valeur produite puisque lélévation des exigences de rémunération des classes capitalistes, notamment par le biais de la hausse des dividendes, condamne la part de la valeur ajoutée attribuée aux salariés à décroître, tant sous forme de salaires directs que de prestations sociales.
Lincapacité à penser lavenir en dehors du paradigme de la croissance économique éternelle est sans doute la faille principale du discours officiel sur le concept de développement durable. En dépit des dégâts sociaux et écologiques, la croissance, de laquelle aucun responsable politique ou économique ne veut dissocier le développement, fonctionne comme une drogue dure. Lorsquelle est forte, lillusion est entretenue quelle peut résoudre les problèmes quelle a fait naître pour beaucoup et quainsi, plus grande est la dose, mieux la société se portera. Lorsquelle est faible, le manque apparaît et est dautant plus douloureux quaucune désintoxication na été prévue.
Aussi, derrière lanémie actuelle de la croissance se cache lanomie grandissante dans les sociétés minées par le capitalisme libéral. Celui-ci est incapable dindiquer un sens à la vie en société autre que celui du consumérisme, du gaspillage, de laccaparement des ressources naturelles et des revenus issus de lactivité économique, et, en fin de compte, des inégalités. La croissance est ce nouvel opium des peuples dont les repères culturels et les solidarités collectives sont brisés pour quils sombrent dans le gouffre sans fond de la marchandisation. Le premier chapitre du Capital de Marx critiquant la marchandise était particulièrement prémonitoire. En revanche, on reste abasourdi devant lobsession avec laquelle tous les observateurs patentés scrutent les courbes dévolution des taux de croissance et prient pour que nous retrouvions des rythmes plus élevés, comme ceux de la Chine ou des Etats-Unis qui les font rêver. A linstar de ses pairs, Jacques Attali croit déceler au début de lannée 2004 : « Un agenda de croissance fabuleux » que seuls « des aléas non-économiques, par exemple une résurgence du SRAS »5 seraient susceptibles de faire échouer. Pour tous les idéologues de la croissance atteints de cécité, lécologie, cest-à-dire la prise en compte des relations de lhomme et de la nature, nexiste pas : lactivité économique seffectue in abstracto, en dehors de la biosphère.
Lex(-)croissance
La discussion est ainsi particulièrement vive autour de la question : comment résorber le chômage sans recourir à une croissance économique élevée écologiquement dévastatrice ? Il faut en effet écarter cette solution pour trois raisons principales : 1) la croissance nest jamais quune solution de court terme compte tenu de limpératif du capitalisme davoir toujours à sa disposition dans le monde une « armée de réserve », 2) elle nest nécessaire, dans un contexte technique donné, pour atteindre le plein emploi que si lon considère comme intangibles la répartition des revenus et le temps de travail ; 3) cette croissance devrait être faramineuse durablement pour faire disparaître tout le chômage actuel et maintenir un plein emploi permanent, et donc elle épuiserait rapidement les ressources naturelles et aggraverait la pollution : la marchandisation du monde dégénèrerait en une excroissance difforme et de plus en plus monstrueuse. Cest pourquoi les gains de productivité doivent servir à autre chose que produire et consommer toujours davantage : la réduction du temps de travail est une voie pour surmonter le dilemme que nous lègue le capitalisme entre déchéance des chômeurs et saccage de la planète, à condition de simultanément réorienter la production vers la qualité et la satisfaction des besoins collectifs.
Une fois abandonné le mythe de la croissance éternelle, faut-il renoncer au développement et faire décroître toute la production au motif que le développement ne pourrait être dissocié de la croissance ? Cest ce point qui est discutable : 1) parce quil faut distinguer la situation des riches et des pauvres dans le monde et dans nos propres pays riches ; 2) parce que sil y a des productions à réduire (agriculture intensive, transports sur route, publicité, armement, par exemple), dautres doivent être accrues (éducation, santé, accès à leau, tout le non-marchand), cest-à-dire exactement linverse de la stratégie libérale actuelle ; 3) parce quil y a des transitions à assurer de telle sorte que la remise en cause du productivisme soit comprise par les salariés comme partie prenante de la transformation des rapports sociaux vers un après-capitalisme. Lurgente nécessité de diminuer lempreinte écologique6 nimplique pas la décroissance de toutes les activités humaines sans distinction entre elles et entre ceux à qui elles sont destinées.
Peut-on rire de tout, demandait Pierre Desproges ? Oui, mais pas avec tout le monde, répondait lhumoriste. Faut-il faire décroître ? Oui, mais pas nimporte quand, ni nimporte où. Pas nimporte quoi, ni pour nimporte qui. A cette condition, on pourra un jour parler de la situation actuelle comme dune ex-croissance.7 Et établir que non seulement la croissance nest pas une condition suffisante du développement mais quelle nen est pas une condition toujours nécessaire.
Economiste, il vient de publier, aux éditions du Passant, une version augmentée de La Démence sénile du capital, Fragments déconomie critique, coll. Poches de résistance, 2e éd. 2004, 15 e.
(1) A. Maddison, LEconomie mondiale : une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001.
(2) Banque mondiale, Le Développement au seuil du XXIe siècle : rapport sur le développement dans le monde 1999-2000, Paris,
éd. Eska, 2000, p. 106.
(3) G. H. Brundtland, Notre avenir à tous, Rapport de la CMED, Montréal, Ed. du Fleuve, 1987.
(4) Rapport Brundtland, op. cit., p. XXIII.
(5) J. Attali, « Un agenda de croissance fabuleux », Le Monde, « 2004, lannée du rebond », 4 et 5 janvier 2004.
(6) Lempreinte écologique est définie comme la surface nécessaire pour accueillir toutes les activités humaines. Depuis 1960, lempreinte écologique est passée au niveau mondial de 70% de la planète à 120% en 1999. Lhumanité a donc dépassé la capacité dabsorption de la planète. Sans oublier les énormes inégalités : un Américain du Nord a une empreinte de 9,6 hectares, soit 7 fois plus quun Africain ou un Asiatique. Il faudrait quatre à cinq planètes si toute la population mondiale consommait comme un habitant des Etats-Unis.
(7) Voir ATTAC, Le Développement a-t-il un avenir ? Pour une société solidaire et économe (dir. J.-M. Harribey), Paris, Ed. Mille et une nuits, 2004.
(1) A. Maddison, LEconomie mondiale : une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001.
(2) Banque mondiale, Le Développement au seuil du XXIe siècle : rapport sur le développement dans le monde 1999-2000, Paris,
éd. Eska, 2000, p. 106.
(3) G. H. Brundtland, Notre avenir à tous, Rapport de la CMED, Montréal, Ed. du Fleuve, 1987.
(4) Rapport Brundtland, op. cit., p. XXIII.
(5) J. Attali, « Un agenda de croissance fabuleux », Le Monde, « 2004, lannée du rebond », 4 et 5 janvier 2004.
(6) Lempreinte écologique est définie comme la surface nécessaire pour accueillir toutes les activités humaines. Depuis 1960, lempreinte écologique est passée au niveau mondial de 70% de la planète à 120% en 1999. Lhumanité a donc dépassé la capacité dabsorption de la planète. Sans oublier les énormes inégalités : un Américain du Nord a une empreinte de 9,6 hectares, soit 7 fois plus quun Africain ou un Asiatique. Il faudrait quatre à cinq planètes si toute la population mondiale consommait comme un habitant des Etats-Unis.
(7) Voir ATTAC, Le Développement a-t-il un avenir ? Pour une société solidaire et économe (dir. J.-M. Harribey), Paris, Ed. Mille et une nuits, 2004.