Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
Sur la « constitution » de lEurope Crise et virtualités
Il nous faut reposer la question de savoir comment « constituer » lEurope, puisque la publication du Projet de Traité Constitutionnel qui doit être soumis de nouveau à la ratification après les élections du 13 juin na dissipé aucune des controverses et des hésitations sur son contenu et ses effets. Mon intention nest pas den discuter de façon technique, juridique ou politologique, mais dans la perspective que Kant eût appelée « cosmique », cest-à-dire en combinant la réflexion du citoyen avec celle du philosophe pour dégager la nature des problèmes sous-jacents à lembarras actuel.
Il ne sagira donc pas de jouer à confronter les arguments de leuropessimisme et ceux de leuroptimisme, mais de revenir à ce qui hante les discussions sans y être jamais vraiment abordé de front : savoir ce que signifie « constituer » un ensemble politique inexistant, issu de cette constitution même. Jespère ainsi jeter quelque lumière sur les paradoxes de lactualité. Dun côté, le fait quà la veille des élections au suffrage universel du Parlement européen élargi, marquant la fin de la division entre les deux moitiés de lEurope (bien quavec des manques et des inégalités), le comportement des « citoyens de lUnion » semble bien battre tous les records dindifférentisme2 Dautre part, le fait quà peine colmatée la brèche sur laquelle avait échoué la première tentative dadoption (le conflit sur les procédures de décision en fonction de la population des Etats membres), une autre plus profonde apparaît (le projet du gouvernement Blair dutiliser le referendum comme moyen de chantage pour obtenir dultimes modifications du projet, ou légitimer son rejet). Ce ne sont pas là de simples vicissitudes, mais les symptômes dune profonde incertitude sur la nature du processus en cours. Cest la dénégation de lexistence dun « moment constituant » en Europe et des questions de principe quil obligerait à affronter.
Parlant de constitution, je prends le terme dans son sens complet, à la fois « matériel » et « formel », dont les débats actuels ont réactivé les implications. Je nexclus aucune des définitions juridiques, quelles se réfèrent à la hiérarchisation des sources du droit dans lespace européen, à la division et à léquilibre des « pouvoirs » (dont la tradition issue des révolutions française et américaine faisait lessence de linstitution politique), ou à la caractérisation du régime politique (daprès une typologie qui apparaît elle-même problématique : car pour pouvoir définir la forme de lUnion européenne ou son régime, il faudrait dabord avoir répondu à la question de savoir en quel sens elle peut être considérée comme un corps politique). Mais je subordonne toutes ces questions à celle que la Convention na cessé de mentionner, pour nen donner finalement quune présentation restrictive et formelle : celle de la « citoyenneté ». Cest en définissant une forme de citoyenneté quun texte juridique acquiert la portée dune constitution. Et cest, inversement, en fondant des institutions et des règles sociales (ou comme disent les juristes, des « normes ») quune collectivité de citoyens acquiert la fonction dun « pouvoir constituant ».
Il en résulte que les caractéristiques de la « citoyenneté européenne » en germe dans le processus actuel forment le critère ultime pour évaluer sa portée juridique et politique. Elles doivent être examinées sous langle des droits et des pouvoirs quelles font émerger plutôt que sous langle des statuts quelle confèrent. Ce qui fera ou non de la « constitution de lEurope » un processus durable, ce nest pas quelle rattache le titre de citoyen à un échelon supra-national (fédéral, confédéral, etc.), mais cest le contenu nouveau quelle donnera à lidée même de citoyenneté, le progrès quelle réalisera (ou non) par rapport à des figures antérieures du citoyen, ajoutant en quelque sorte « un nouveau chapitre » à son histoire. Avant de se demander qui est ou sera « citoyen de lUnion européenne », il faut commencer par se demander quel est la substance politique de la citoyenneté nouvelle instituée dans lUE.
Que la construction européenne soit caractérisée à cet égard par une grande incertitude, dans laquelle, selon les points de vue, on est tenté de lire les symptômes dune crise pratiquement insurmontable ou ceux dune ouverture et dune productivité permanente, cest devenu un lieu commun. Je crois les deux aspects intimement mêlés. Si lourdes de conséquences que soient certaines décisions déjà prises, les choses ne sont pas encore tranchées. On na pas mesuré les effets que peut produire le seul fait davoir officialisé le nom dune « Europe des citoyens » et non pas seulement dune « Europe des Etats », pour peu quune « vertu » sen empare (comme aurait dit Machiavel), et si les circonstances sy prêtent. Mais je pense aussi que la conjoncture (essentiellement marquée par le défi de lélargissement à lEst, et par le tournant de la politique mondiale, où la question qui passe au premier plan est celle des distributions de la puissance globale et des clivages idéologiques inhérents à la mondialisation) aiguise toutes les contradictions. Je me propose de les regrouper autour de quatre « apories », à la fois au sens de problèmes sans solution et au sens de potentialités encore inconnues.
Aporie de la souveraineté du peuple
La première est celle de la souveraineté du peuple. Une école de juristes et de philosophes a soutenu que la construction dune entité politique supra-nationale était grevée dillégitimité en raison de limpossibilité de « trouver le peuple européen », aussi bien du point de vue de sa définition que de son existence empirique3. Une autre a critiqué dans cette thèse la survivance dune conception « théologique » de la politique, et a tenté de substituer à la source de légitimité (et de risque) que représente la souveraineté populaire un perfectionnement des garanties de lEtat de droit. Mais cette question est bien plus concrètement impliquée dans lorganisation des pouvoirs qua développée lEurope communautaire et que le projet de traité constitutionnel est venu sanctionner au prix de quelques aménagements (notamment en ce qui concerne laccroissement du rôle du Parlement européen, désormais associé à luvre législative sur un pied dégalité avec le Conseil, et donc formellement « démocratisé »).
Il sagit dun régime de « division des pouvoirs » très particulier, dont on se plaît souvent à souligner les difficultés pratiques, mais dont il importe surtout de comprendre la fonction. Quelle que soit en effet la façon dont on la caractérise au regard des catégories traditionnelles (fédération, confédération, subsidiarité, etc.), lUE est contradictoirement ce quon pourrait appeler un super-Etat faible. En tant que super-Etat, élevé au-dessus des Etats nationaux et de leurs appareils bureaucratiques propres, le système européen incarne un degré de centralisation et dautonomie par rapport à la « représentation » des populations qui a très peu déquivalents dans lhistoire. Mais dans le même temps, par sa faiblesse, il se prive des moyens dimposer des politiques d« intérêt général » aux corps intermédiaires ou aux intérêts de groupes sociaux, de régions, de tendances idéologiques ou de communautés culturelles « particulières », que ce soit par la méthode autoritaire qui fait intervenir le pouvoir de contrainte et de conviction de lEtat, ou bien par la méthode populaire reposant sur des mouvements sociaux capables dentraîner la société civile et daboutir à la formation dune volonté majoritaire.
La constitution de ce super-Etat faible a un ressort que la Constitution met en pleine lumière : cest le partage des attributions traditionnelles de la souveraineté entre le niveau européen et le niveau national, de telle façon quune politique à chaque fois ne puisse être menée que par la réunion aléatoire de pouvoirs de décision et dexperts situés de part et dautre. Lexemple le plus clair de cette stratégie est constitué par la répartition des leviers de la puissance économique entre le pôle monétaire situé au niveau européen (et préservé de toute atteinte à la politique de stabilité quil est officiellement chargé de mettre en uvre par les statuts de la BCE) et le pôle budgétaire et fiscal entièrement maintenu au niveau des Etats membres.
Cette situation contre-productive du point de vue de lefficacité comporte un bénéfice politique nullement « secondaire » qui en explique aussi la permanence et le perfectionnement constant. Plus la construction européenne sélargit et sintensifie, plus elle localise le pouvoir réel, non au « centre » ou à la « périphérie », mais au point même darticulation entre les institutions communautaires et les institutions nationales. Cest donc en ce point (largement invisible et inaccessible aux citoyens) que sest installée la classe politique de lUnion, dont lexistence dépend toujours étroitement dun « enracinement » national, mais qui se présente en même temps comme une classe dintermédiaires indispensables entre les deux niveaux de « compétence » politique. Elle y entretient évidemment un rapport beaucoup plus étroit avec le « lobbying » des puissances économiques quavec la représentation populaire. Et surtout elle bloque toute résolution du problème que pose le « fédéralisme » de type nouveau que la construction européenne a mis à lordre du jour : celui dune nouvelle modalité de la représentation, réalisant dans le cadre dune construction pluri-nationale une innovation comparable à ce que fut, à lépoque des « révolutions bourgeoises », linstitution de la souveraineté du peuple unitaire4.
Aporie de lidentité européenne
La seconde aporie est celle de lidentité européenne. Elle est indissociable de celle des « frontières » de lEurope, engagées dans une expansion sans fin apparente, codifiée par les règles de candidature et les conditions dadmission. Ce procès est en réalité dune grande complexité puisquil va de pair avec lexistence de modalités dappartenance renforcée ou, au contraire, affaiblie, qui démultiplient la notion de frontière : appartenance ou non à la zone euro, souscription ou non aux accords de Schengen sur la surveillance policière, inclusion dans laire géographique de lUE sans adhésion, appartenance au Conseil de lEurope ou à lOTAN mais non à lUE, etc. Il est arrivé au point où la question de leuropéanité de certains pays limitrophes et des « critères » de cette identité forme un abcès de fixation des débats idéologiques, exposé aux pressions extérieures (USA à propos de la Turquie ) comme aux manuvres de politique intérieure (xénophobie des mouvements « populistes »).
Il importe ici de prendre conscience du fait que la question des « frontières de lEurope » est une question séculaire, indissociable des figures de « léquilibre européen », et sujette à de constantes variations. Il y a toujours eu des conceptions restrictives et des conceptions extensives de la « petite » et de la « grande Europe ». Mais surtout la question de lidentité et des limites a toujours été surdéterminée par la façon dont les intérêts mondiaux des nations européennes en recoupait les problèmes intérieurs, en matière de religion, déconomie, de colonisation, de puissance militaire. De sorte quil est tout aussi impossible de définir lidentité européenne de façon exclusive que de façon non-exclusive. Une décision politique, par définition provisoire, et même réversible, ny changera rien5.
Ce qui fait par exemple la difficulté (indéniable) denvisager lincorporation de la Turquie à lUnion européenne, ce nest pas lincompatibilité dessence entre une nation de culture musulmane et des nations de tradition judéo-chrétienne, cest plutôt le fait que lUnion souhaite préserver le plus longtemps possible les décalages entre niveaux de vie qui permettent dimporter une main duvre à bon marché venant de son voisinage immédiat. Et cest le fait que lintégration de la Turquie conférerait aux émigrés turcs un statut de citoyens à part entière à lintérieur de lUE (donc aussi, à terme, un surcroît de légitimité à la demande de citoyenneté émanant de lensemble des Musulmans établis en Europe). Ce qui fait la résistance de la Grande Bretagne à sintégrer complètement à lUE, mais aussi sa préoccupation constante de ne pas en être exclue, cest le « particularisme » culturel et notamment juridique qui la distingue du « continent », mais surtout le caractère indissoluble des liens qui lassocient au reste du monde « anglo-saxon », issu de son ancien empire colonial, et aux USA6.
On nen conclura pas que la « vraie Europe », à terme, intégrerait la Turquie et se débarrasserait de lAngleterre7. Mais que nous avons atteint les limites dapplicabilité du modèle classique des identités et des frontières, dans lequel la différence entre espaces intérieurs et extérieurs recoupe lopposition entre la politique et la diplomatie (ou la guerre), ou encore selon la théorie privilégiée par Carl Schmitt permet de neutraliser les antagonismes dans lespace intérieur, en projetant la conflictualité de la politique sur la figure de « lennemi extérieur ». Cest pourquoi, dans des travaux antérieurs, jai voulu attirer lattention sur la façon dont la construction européenne actuelle, en tant que processus dinclusion, se double dun processus dexclusion, qui finit par créer léquivalent dun apartheid, déterminant à lintérieur des frontières de lUE une différence de droits et de reconnaissance, dont la justification est fournie après-coup par des mythes « identitaires »8.
Aporie des droits fondamentaux
La troisième aporie qui devient manifeste est relative aux droits fondamentaux incorporés à la « constitution de citoyenneté » de lUE. Elle est au cur du débat sur le caractère démocratique de la construction européenne. Jai soutenu que lEurope serait plus démocratique que ses composantes nationales ou ne serait pas viable. Si lEurope politique ne représente pas un « progrès » dans lhistoire de la constitutionnalisation des droits fondamentaux9, elle ne présentera pas dintérêt aux yeux de ses propres ressortissants, cest-à-dire de la « multitude » des citoyens et des résidents des différentes nations européennes. Mais de ce point de vue le bilan est extraordinairement inégal, en dépit de lincorporation au projet de Constitution de la Charte des droits fondamentaux de lUnion européenne, adoptée en 2000 au Sommet de Nice, laquelle ne fait quaccuser davantage les contradictions10.
Le sens de la constitutionnalisation des droits de lhomme, donc de leur transformation en « droits fondamentaux » inscrits dans la définition de la citoyenneté, cest de traduire de façon contraignante, au niveau des institutions, les avancées historiques des mouvements démancipation et des luttes pour la reconnaissance des deux valeurs fondamentales : légalité et la liberté (labsence de discrimination et lélimination des pouvoirs arbitraires indépendants du contrôle des citoyens). Cest aussi de garantir les conditions sociales permettant aux individus de participer à la vie politique comme des acteurs autonomes, également libres de leurs choix (ce que, retrouvant à sa façon une vieille notion de la philosophie politique, enjeu de débats entre les conceptions oligarchiques et démocratiques de la représentation, léconomiste et philosophe Amartya Sen a résumé dans la notion de « capacité »)11. Il importe moins ici de répartir les « droits fondamentaux » en catégories ou « générations » (droits-libertés et droits-créances, droits civils, politiques et sociaux, etc.), que de se demander ce que représente une formulation par rapport au mouvement historique de « linvention démocratique » (Claude Lefort) et à ses enjeux actuels. On relèvera, à cet égard, dans les textes qui nous sont proposés, une hésitation symptomatique, une régression caractérisée, un déni lourd de conséquences, et une lacune flagrante.
Hésitation : celle qui concerne légalité des sexes. Sans doute, alors que les « déclarations des droits » antérieures se contentaient de dénoncer les discriminations fondées sur le sexe (comme sur la race, la religion, la nationalité dorigine), le projet de Constitution inscrit-il légalité entre hommes et femmes parmi les objectifs de lUE, en précisant quelle doit être « assurée dans tous les domaines ». Mais il nen fait pas une valeur, opposable aux pays et aux sociétés qui ne la respectent pas (presque tous ). Et bien quil autorise à déroger au « principe dégalité » pour « avantager le sexe sous-représenté » dans différents domaines, il ne décrit pas la situation réelle comme une domination masculine qui doit être corrigée pour libérer les femmes de la violence et de lexploitation domestique, et leur conférer légalité professionnelle et politique.
Régression : celle qui concerne les droits sociaux, et notamment les droits du travail. Le mouvement historique du XXe siècle en Europe, sous-tendu par les luttes du monde ouvrier et le développement de ce que jai appelé ailleurs la « démocratie conflictuelle »12, est allé de lassistance à la définition de droits universels à léducation, à la protection contre le chômage, à la santé, etc., et aux moyens correspondants. La Charte sociale européenne de 1961 na pas été reprise dans le projet de Constitution, qui régresse par rapport à ce quil est convenu dappeler le « modèle social européen ». Il est vrai que celui-ci pose des problèmes, en raison notamment de la façon dont il associe les droits sociaux à un statut de travailleur salarié aujourdhui transformé et précarisé, mais des propositions alternatives existent pour maintenir luniversalité des droits sociaux et faire reculer lexclusion, dont aucune na été retenue ici13.
Déni : celui qui concerne le droit de cité des étrangers (extra-communautaires), en partie inscrit pourtant dans certaines législations nationales au niveau du droit de vote local, mais exclu de la constitution de lEurope. Par conséquent, elle sanctionne le développement de lapartheid, ou lexclusion sociale et politique dune partie de ses résidents, que je décrivais ci-dessus comme lenvers de la citoyenneté européenne.
Lacune enfin : celle qui concerne, en contrepartie du « droit à linformation » et de la liberté de communication, linterdiction des monopoles de fait dans le domaine de la culture et des media (ce quon appelle quelquefois le « quatrième pouvoir » des Etats modernes), quils aient un caractère privé ou mixte, public-privé (dont lItalie donne aujourdhui un exemple extrême). On sait pourtant depuis les grands débats sur la liberté de la presse que le pluralisme de loffre culturelle est la base de la « sphère publique », dont le défaut est tenu pour largement responsable du manque de légitimité des institutions.
Toutes ces déficiences, qui contredisent lidéal dune Europe à la pointe de linvention démocratique, renvoient évidemment pour une part au caractère « libéral » affirmé de la construction européenne. Le projet de Constitution se réfère explicitement à la nécessité de protéger et développer léconomie de marché, avant dy incorporer certaines garanties dégalité et de protection sociale : il présente cette analogie formelle avec les anciennes constitutions des « démocraties populaires » de constitutionnaliser un régime socio-économique déterminé. Cette cause est déterminante, mais nest pas la seule. Il faut lui ajouter un « déficit démocratique » spécifique, ou pour parler plus clairement, une crainte des masses proprement politique, qui se traduit par la réticence à instituer les droits fondamentaux dont dépend la « production » de lautonomie des citoyens et de leur capacité daction publique individuelle ou collective.
Aporie du comopolitisme provincial
Enfin une quatrième aporie, à laquelle contribuent toutes les contradictions précédentes, mais qui comporte une dimension spécifique, concerne la place que lUnion européenne sassigne dans les conflits du monde contemporain, et le rôle international quelle peut jouer. Je suis tenté de lappeler laporie du comopolitisme provincial14. Prise entre des projets rivaux de constitution dune « Europe-puissance », idéalement capable déquilibrer la force militaire américaine, et de renforcement du « monde occidental » en face des « Autres » (proches- ou extrêmes-) orientaux15, lUE renonce de fait à jouer un rôle actif dans la formation dune « citoyenneté du monde », que ce soit au niveau des mouvements populaires constituants, partis den bas, ou au niveau des pouvoirs de régulation constitués post-nationaux. Elle proclame la nécessité de réduire les « fractures » qui caractérisent désormais la mondialisation, mais elle ne propose aucune refonte des institutions internationales. Elle ne pose pas, en particulier, le problème de la réforme des Nations unies, de la représentativité de leurs organes dirigeants dont dépend la reconstitution de leur autorité, et de leur capacité de réponse à toutes les formes que revêt aujourdhui lexigence de sécurité collective16. Elle inscrit dans ses objectifs le « développement durable », mais ne fait pas du Protocole de Tokyo et dautres traités relatifs à la protection de lenvironnement, qui restent pour linstant lettre morte, une composante de sa propre constitution. A ses portes, en Palestine, en Tchétchénie, en Algérie, elle ne fait rien non plus pour faire reculer la combinaison anti-politique du militarisme et de lintervention humanitaire, répétant la même erreur et illustrant la même impuissance quà propos de lex-Yougoslavie. Elle détruit ainsi son propre héritage duniversalité, dont le monde daujourdhui a un urgent besoin et dont la demande se fait entendre de toute part (y compris dAmérique du Nord). Il ne faut pas confondre, en effet, la critique nécessaire des illusions duniversalité que lEurope a complaisamment entretenues en relation avec son projet colonial, avec la dénégation du rôle de médiation ou de traduction que son histoire et son exposition aux influences du monde entier lappellent à jouer dans la construction dune nouvelle problématique universaliste, dont dépend en retour sa propre identité politique.
Toutes ces apories ont pour caractéristique de remettre en question les oppositions traditionnelles de la politique : droit et puissance, politique intérieure et extérieure, politique sociale ou culturelle de masse et institutions gouvernementales représentatives. Plus profondément, elles engagent lavenir de la démocratie, dont lidéal régulateur, qui court tout au long de la philosophie politique, fait de la citoyenneté la « vérité » des constitutions. Elles témoignent ainsi à leur façon de lirréversibilité du processus de construction européenne, ou plutôt du fait que le renversement du cours de ce processus, toujours concevable, ne pourrait prendre aujourdhui que la forme dun effondrement du projet démocratique. Je parlais ci-dessus de la « vertu » ou de la capacité daction et de réflexion collective nécessaire pour écarter une telle perspective et mener à bien le processus de « constitution » de lEurope, cest-à-dire pour le refonder. Il se peut quune telle vertu ne finisse par se cristalliser que dans lombre portée de la catastrophe, dont beaucoup croient lire les signes annonciateurs dans le creusement des inégalités, la folie des entreprises néo-impérialistes ou le retour en force des passions théologico-politiques. Même dans ce cas, cependant, le sursaut ne sera possible quà la condition davoir pris au préalable la mesure de problèmes qui ne peuvent plus être résolus par la répétition de pratiques de gouvernement et dencadrement des citoyens devenues inopérantes ou manifestement injustes.
(1) Le présent texte reprend des éléments qui ont été exposés le 20 mai 2004 à lUniversité de Bari (Département de philosophie), le 21 mai 2004 à la réunion « Europa in Movimento » organisée par le réseau « Transform ! Italia » au Teatro dellorologio de Rome (débat avec Sandro Mezzadra, Fausto Bertinotti, Toni Negri), et le 7 juin 2004 dans le cadre des conférences de lUnité Formation de la DG Personnel et administration de la Commission européenne (Bruxelles).
(2) A quoi nest évidemment pas étranger le fait que les classes politiques rivalisent dans la neutralisation des enjeux et le détournement des procédures au profit de manuvres intérieures (dont fait partie lidée française de « vote sanction » contre le gouvernement, qui a son équivalent dans plusieurs autres pays).
(3) Voir un excellent résumé de la question par Sergio Dellavalle : « La construction de lUnion européenne : une construction sans peuple ? », in Penser la souveraineté à lépoque moderne et contemporaine, sous la direction de Gian Mario Cazzaniga et Yves Charles Zarka, vol. II, p. 543-562, Edizioni ETS (Pise) et Librairie philosophique J. Vrin (Paris), 2001.
(4) Il est frappant de constater que, de ce point de vue, la construction politique européenne se trouve, non à lavant-garde des formes de la démocratie politique, mais en retard par rapport aux points extrêmes de son avancée dans le monde : on pense en particulier à linstitution et au rôle déterminant dans la vie politique des pays anglo-saxons (surtout les Etats-Unis) des commissions denquête parlementaire aux pouvoirs étendus et à lautorité indiscutée,
qui peuvent contrôler et rendre publics pratiquement
tous les aspects du fonctionnement de lappareil dEtat et des gouvernements.
(5) Les comparaisons de temps et de lieu ne sont pas raison, mais elles ne sont pas inutiles. Si lon veut se convaincre quil ny a rien de naturel dans la perception des frontières de lEurope, il suffit de relire les pages dintroduction de louvrage de Keynes, Les Conséquences économiques de la paix, publié en 1920 au moment du Traité de Versailles dont il avait été lun des négociateurs dans la délégation britannique. Keynes inclut la Russie dans lespace européen et en exclut lAngleterre (tout en plaidant pour que lAngleterre sinvestisse dans la reconstruction de lEurope, en particulier pour éviter vue prophétique les conséquences catastrophiques des projets français de démantèlement de lAllemagne et de lAutriche-Hongrie). Si lon veut se convaincre quil ne faut pas parier aveuglément sur lirréversibilité dune construction supra-nationale à partir de la façon dont se présente son « identité », il suffit de se demander qui, jusque dans les années 1980, aurait parié un centime sur léclatement de lURSS, de la Yougoslavie ou de la Tchécoslovaquie
(6) Ces exemples, naturellement, ne sont pas limitatifs. Plutôt que dévoquer lEspagne, à laquelle on pense naturellement en comparaison avec lAngleterre, je préfère évoquer la France elle-même. On ne réfléchit pas assez au fait que si, par extraordinaire mais non par impossible, elle avait « gagné » la Guerre dAlgérie, une partie importante du Maghreb serait aujourdhui incluse dans lUE, comme le sont les Antilles, la Guyane, la Réunion, et dautres restes de lempire colonial français. Surtout, on ne se pose pas assez la question de savoir en quel sens la politique et les intérêts néo-coloniaux de la France en Afrique (souvent baptisés « responsabilités historiques » spéciales) et son « mélange » conflictuel avec le Maghreb constituent ipso facto un facteur de non clôture pour lespace européen et de « dénaturation » pour son identité « propre », sauf à travailler en permanence (et, en fait, sans succès) à maintenir les populations post-coloniales dans linvisibilité.
(7) Ce dont continuent de rêver certains vieux « gaullistes » ou champions de la résistance à limpérialisme américain.
(8) E. Balibar, Nous, citoyens dEurope ? Les frontières, lEtat, le peuple, Editions La Découverte, Paris 2001. De son côté, Catherine de Wenden (La Citoyenneté européenne, Presses de Science Po, Paris 1997) a attiré lattention sur la façon dont les élargissements successifs continuent de maintenir « en dehors » une nation surnuméraire qui se situe en fait à lintérieur de la société euroépenne, la « seizième nation » de lEurope des 15, aujourdhui la « vingt-sixième nation » de lEurope des 25 (et ainsi de suite), constituée par les étrangers résidents permanents et travaillant en Europe depuis plusieurs générations.
(9) Je renvoie ici à luvre fondamentale de Gerald Stourzh sur lhistoire de la « constitutionnalisation des droits
de lhomme » : Wege zur Grundrechtsdemokratie. Studien
zur Begriffs und Institutionengeschichte des liberalen Verfassungsstaates, Böhlau Verlag, Wien 1989.
(10) On notera sans y insister ici que la « Charte des droits fondamentaux » est incorporée au Traité constitutionnel non pas en position de Préambule ou de norme fondatrice, mais à titre dexplicitation des « valeurs » qui inspirent le fonctionnement de ses institutions et la définition de ses politiques, ce qui fait partie des artifices mis en uvre pour éviter davoir à poser la question (insoluble) de savoir si lUE est ou non un « Etat ».
(11) voir Inequality Reexamined : trad. fr. Repenser linégalité, Editions du Seuil, 2000.
(12) E. Balibar : LEurope, lAmérique, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne, Editions La Découverte, Paris 2003, p. 125 sq.
(13) Voir, par exemple, la discussion de Jean-Marc Ferry, La Question de lEtat européen, Gallimard, 2000, chap. IV, sur le « revenu de citoyenneté » et les projets alternatifs.
(14) En écho à lexpression provocante de Dipesh Chakrabarty : Provincializing Europe : Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, N.J. : Princeton University Press, 2000.
(15) Quitte à sy assigner, « de lintérieur », une fonction de défenseur du droit et de rééquilibrage des politiques économiques et culturelles envers le Tiers-Monde.
(16) Sur ces deux points ,le Secrétaire général de lONU Kofi Annan sest exprimé en particulier dans le discours prononcé devant lAssemblée Générale des Nations unies en Août 2003 : cf. United Nations, Report of the Secretary General on the Work of the Organization, General Assembly, Official Records, A/58/1 ; mais les Européens nont pas réagi