Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
« Retrait américain ? »
Début 2003, la grande question était, aux Etats-Unis comme dans le reste du monde : les Etats-Unis doivent-ils aller en Irak ? Aujourdhui, on se demande : les Etats-Unis doivent-ils se retirer dIrak ? Loccupa-tion ne sest pas du tout déroulée comme lavaient espéré, et prévu, les autorités américaines. La résistance de larmée irakienne sétend ; les forces américaines sont au bout du rouleau. Les Irakiens sont de plus en plus, ouvertement, hostiles aux Etats-Unis et à tous ceux qui les soutiennent, y compris le conseil intérimaire de gouvernement que les Américains ont instauré pour en faire un allié docile.
Aux Etats-Unis, les membres de lEsta-blishment centriste qui ont tous approuvé la décision du Président, en y apportant leur voix quand ils étaient membres du Congrès, ont aujourdhui mauvaise conscience et ne savent pas quel parti prendre. Certains émettent une réserve : peut-être était-il justifiable daller en Irak (pour ceux-là, largument le plus acceptable était quil fallait évincer Saddam Hussein du pouvoir), mais la guerre a été mal conduite. Les Etats-Unis ont voulu déployer une armée réduite. Ils nont pas fait ce quil fallait pour « gagner le cur et lesprit » du peuple irakien. Le gouvernement navait aucun plan pour la période de laprès-Saddam, et il a commis de graves erreurs. Ce discours ne sécarte pas trop de la position de ladministration Bush. La conclusion évidente de ce genre de critique est quil faut accroître notre présence militaire en Irak, nos dépenses en matière de reconstruction, et relancer la conscription. Cest la position des Républicains critiques, comme les sénateurs Mc Cain et Hagel.
Les leaders démocrates, plus particulièrement le sénateur Kerry, vont un peu plus loin. Ils disent que les E.-U. devraient faire appel à lONU et à lOTAN, ce que, selon eux, Bush aurait dû faire dès le départ. Le fait quaucune de ces deux organisations ne soit prête à intervenir dans la zone de dévastation créée par les E.-U. nest pas évoqué. Mais ces gens-là font valoir un autre argument, qui a été énoncé très clairement le 25 avril dans un éditorial du New York Times :
« Dans ces colonnes, nous pensions que cétait une erreur denvahir lIrak sans le soutien massif de la communauté internationale et, depuis lors, peu dindices ont montré que lidée de M. Bush détablir une démocratie stable était plus quun simple rêve. Pourtant, quitter lIrak aujourdhui engendrerait une situation si épouvantable que les Etats-Unis sont contraints daller de lavant, tant quil reste un espoir daméliorer la situation
Ce nest pas le moment de se retirer, et certainement pas le moment des demi-mesures. »
Cependant, comme il est apparu dans les combats de Fallouja et le siège de Nadjaf par les forces américaines, il semble que les demi-mesures soient le seul choix réaliste. Des mesures « entières » promettent un désastre encore plus grand pour les Etats-Unis.
Que se passerait-il vraiment si les E.-U. se retiraient ? Tout dabord, nous devons éclaircir ce que signifie « se retirer » : toutes les troupes ou seulement certaines ? tout de suite, bientôt, ou « quand la situation sera stable » ? Aujourdhui, il ny a pas lombre dun gouvernement central en Irak, et il ny a plus darmée (puisque les E.-U. ont démantelé la seule que possédait le pays). Cest tout juste sil y a des forces de police. Lémissaire des Nations unies, Lakhdar Brahimi, dit quil espère conclure à la fin mai un accord pour un gouvernement central flambant neuf, qui serait un gouvernement « provisoire » d« experts », en attendant lorganisation délections, prévues en janvier 2005.
De son côté, ladministrateur américain Paul Bremer déclare quil compte reconstituer une armée irakienne en faisant appel à quelques-uns des anciens généraux, qui nétaient que membres du parti Baas sur le papier. Ce que dénonce sans détour lancien chouchou du Pentagone, Ahmed Chalabi, qui avait été chargé de la « débaassisation » de lIrak. Chalabi, qui na, jusquà présent, pu faire la preuve dun quelconque soutien en Irak, est lui aussi opposé au plan de Brahimi, parce quil léliminerait (ainsi que son « parti ») du gouvernement, sans doute définitivement.
Ainsi il y aura peut-être une sorte darmée en janvier 2005. Il existe aussi des « milices » dimportance variable : au moins deux dentre elles sont kurdes, au moins deux autres chiites, et lon pourrait certainement en constituer une facilement dans les zones sunnites. Doù largument fréquent selon lequel lIrak, livré à lui-même aujourdhui, tomberait dans la guerre civile. Cétait plus vraisemblable il y a trois mois. Mais lincompétence des Américains a permis la création des liens nationalistes entre ces factions rivales. Et les actions militaires menées par les E.-U. à Fallouja et Nadjaf pourraient bien sceller une unité nouvelle, ou du moins quelque chose dassez solide pour réduire fortement la probabilité que la situation évolue de la même façon quen Bosnie dans les années 1990.
Nous avons appris récemment, par le livre de Bob Woodward2, que Colin Powell avait rappelé à George W. Bush, lorsque celui-ci a pris la décision denvahir le pays, la loi du magasin de porcelaine au sujet de lintervention dans les zones étrangères : « Si vous le cassez, il vous appartient. » Cest ce que soutient le New York Times à lheure actuelle : « Les Etats-Unis sont contraints à aller de lavant. » Contraints ? Certainement pas légalement. Alors moralement ? Regardons-y de plus près.
Si lon blesse quelquun et quon aggrave son état, doit-on rester auprès de lui pour lui proposer de laide ? Oui, sans doute, si cest pour son bien, et si la personne à qui lon vient en aide est consentante. Mais certainement pas si cest pour que la situation se dégrade encore. Personnellement, je ne trouve pas que ce que font Bremer et le général Abizaid arrange quoi que ce soit. La situation ne cesse de se détériorer. Et ce que les Irakiens déplorent avec le plus de véhémence aujourdhui, même ceux qui au départ étaient plutôt bienveillants à légard des envahisseurs, cest que les E.-U. sont en train de causer beaucoup de tort à leur pays, et quils ne semblent pas vouloir sen tenir là. Pourquoi cela ? Parce quil y a actuellement peu de choses que les E.-U. puissent faire pour apporter stabilité et ordre à lIrak, et encore moins la soi-disant démocratie quils déclarent vouloir imposer.
Les Irakiens ont principalement deux reproches à adresser aux occupants. Premiè-rement, dans leurs efforts compréhensibles pour sauver la vie de soldats américains et, sans doute, pour rétablir lordre, les occupants blessent (et tuent) toutes sortes de gens qui ne sont pas des combattants. En second lieu, et cest sans doute le plus important, les Irakiens ne sont pas persuadés que les E.-U. aient lintention de repartir un jour. Et ils ont de bonnes raisons den douter, puisque cela fait longtemps que les officiels américains le clament haut et fort. Les E.-U. sont en train de construire des bases militaires permanentes en Irak. Ils ont déclaré que la « souveraineté » qui sera rendue à lIrak le 30 juin ne sera que « partielle ». Mais la souveraineté, cest comme la virginité : on la, ou on ne la pas. Il ny a pas de moyen terme. Si les forces armées américaines peuvent agir comme bon leur semble en Irak après le 30 juin, alors le pays ne sera pas souverain. Si le gouvernement ne peut pas faire des lois sans en rendre compte aux E.-U., alors le pays ne sera pas un état souverain mais une colonie.
Que peuvent donc faire les E.-U. ? Je suppose que, comme il ny a pour lheure ni gouvernement central ni armée, un retrait immédiat engendrerait en effet le chaos. Mais le gouvernement américain pourrait sengager aujourdhui à accorder, le 30 juin, une souveraineté totale au gouvernement provisoire (ce qui subordonnerait et limi-terait lusage de larmée américaine aux décisions dudit gouvernement). Il pourrait sur-le-champ autoriser la reconstitution dune armée irakienne. Et il pourrait sengager au retrait des troupes américaines à lhorizon, disons, de janvier 2005. Mais avant tout, il pourrait abandonner toute aspiration à installer des bases américaines sur le sol irakien dans le futur.
Est-ce que cela présente des risques dun point de vue strictement américain ? Bien sûr. Mais les E.-U. sont dans une impasse, celle où ladministration Bush les a menés, et cest la meilleure façon de réduire les pertes américaines, probablement la seule. Est-ce que le futur gouvernement irakien sera bienveillant à légard des E.-U. ? On peut en douter. Ces derniers ne se rendaient pas compte que cétait une bonne chose davoir affaire à un Saddam Hussein virtuellement impuissant. Mais quand on commet une erreur aussi grave, le mieux à faire est de ladmettre, de laisser tomber et de soccuper à nouveau de ses propres affaires. George W. Bush le fera-t-il ? Non, cest presque certain. John F. Kerry le fera-t-il ? Peut-être, mais cest loin dêtre certain.
** Tendance Floue.
(1) Ce texte a été écrit le 1er mai 2004. (N.D.L.R.)
(2) Plan of Attack, ed. Simon § Schuster, avril 2004. A paraître chez Denoël en juillet. (N.d.T.)