Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°49 [juin 2004 - septembre 2004]
Comment les Etats-Unis différencient leurs amis de leurs ennemis
Nimporte quel président américain qui se respecte a une doctrine qui porte son nom. Le cur de la doctrine Bush II se résume au devoir quont les Etats-Unis déradiquer le mal sur la planète, selon les termes employés par le président à la suite du 11 septembre.
Une des missions particulières quil sest fixées est de mener la guerre contre le terrorisme, avec pour corollaire que tout Etat abritant des terroristes est un Etat terroriste et doit être traité en conséquence.
Il est alors légitime de se poser une question toute simple : quarriverait-il si nous prenions la doctrine Bush au sérieux et traitions les Etats accueillant des terroristes comme des Etats terroristes, en menaçant de les bombarder et de les envahir ?
Les Etats-Unis ont longtemps été un sanctuaire pour toute une foule de voyous dont les actions les définissent comme des terroristes, et dont la présence compromet et complique les déclarations de principes américains.
Considérons par exemple les Cuban Five, ces ressortissants cubains reconnus coupables en 2001 par une cour de justice à Miami de faire partie dun réseau despionnage.
Afin de comprendre cette affaire, qui a soulevé un tollé international, il suffit dexaminer lhistoire sordide des relations américano-cubaines (sans même évoquer lembargo féroce imposé par les Américains depuis des décennies).
Depuis 1959, les Etats-Unis ont mené contre Cuba des attaques terroristes de plus ou moins grande envergure, comme linvasion de la Baie des Cochons ou les complots dassassinat rocambolesques contre Castro. La participation directe des Etats-Unis à ces attaques a cessé à la fin des années 70, du moins officiellement.
En 1989, le président Bush père a gracié Orlando Bosch, un terroriste anti-castriste notoire, accusé davoir organisé lattentat à la bombe perpétré contre un avion de ligne cubain en 1976. Bush a fait annuler la décision du Département de la Justice, qui avait refusé la demande dasile de Bosch, prétextant que « la sécurité de ce pays (les E.-U.) dépend de sa capacité à exiger des autres Etats légitimes quils refusent toute aide et accueil aux terroristes, dont nous sommes trop souvent devenus la cible. »
Comprenant que les Etats-Unis allaient accueillir des terroristes anti-castristes, des agents cubains ont alors infiltré ces réseaux. En 1998, des officiels haut placés du FBI ont été envoyés à La Havane, où on leur a remis des milliers de pages de documentation et des centaines dheures de film sur les actions terroristes organisées par des cellules basées en Floride.
La réaction du FBI a été darrêter les personnes qui avaient fourni ces informations, dont le groupe des Cuban Five.
Ces arrestations ont été suivies par ce quil convient dappeler un procès pour lexemple. Les Cinq ont été condamnés, trois dentre eux à perpétuité (pour espionnage, auquel sest ajoutée linculpation de tentative de meurtre avec préméditation pour leur chef Gerardo Hernandez) ; ce jugement a été contesté par la défense qui sest aujourdhui pourvue devant la cour dappel.
Pendant ce temps-là, des individus, jugés par le FBI et le ministère de la Justice comme de dangereux terroristes, vivent tranquil-lement aux Etats-Unis où ils continuent à échafauder et mener à bien leurs plans
criminels.
La liste des terroristes résidant aux Etats-Unis inclut Emmanuel Constant, alias Toto, originaire dHaïti et ancien chef para-militaire de lépoque Duvalier. Constant est le fondateur du FRAPH (Front pour lAvancement et le Progrès dHaïti), groupe paramilitaire largement responsable du climat de terreur qui régnait sur lîle au début des années 90, sous le régime de la junte militaire qui avait renversé le président Jean-Bertrand Aristide.
Aux dernières nouvelles, Constant réside dans le Queens, à New York.
Les Etats-Unis ont refusé la demande dextradition émise par Haïti. La raison en serait que Constant pourrait révéler lexistence de liens entre Washington et la junte militaire qui tua entre 4000 et 5000 Haïtiens, avec le concours déterminant des forces paramilitaires de Constant.
Les gangsters à la tête du coup dEtat actuel en Haïti comptent parmi leurs rangs des dirigeants du FRAPH.
Pour les Etats-Unis, Cuba a longtemps été la principale source dinquiétude sur le continent américain. Un document rendu public, provenant du Département dEtat et datant de 1964, voit en Fidel Castro une menace intolérable parce quil « incarne le défi à lautorité des Etats-Unis, la négation pure et simple de notre politique continentale vieille de près dun siècle et demi », en accord avec la doctrine Monroe selon laquelle aucune résistance à lhégémonie des Etats-Unis sur le continent américain ne saurait être tolérée.
Le Venezuela pose désormais un problème similaire. Un récent article à la une du Wall Street Journal déclarait que « Fidel Castro avait trouvé en la personne du président vénézuélien Hugo Chavez un bienfaiteur clé et un héritier naturel pour lui succéder dans le combat quil mène pour faire dérailler le programme américain en Amérique Latine. »
De fait, le mois dernier, le Venezuela a réclamé à lEtat américain lextradition de deux anciens officiers qui demandent asile aux Etats-Unis. Les deux hommes avaient participé à un coup dEtat militaire soutenu par ladministration Bush, qui avait dû faire marche arrière face à lindignation provoquée dans tout le continent américain.
Il est important de noter que le gouvernement vénézuélien a respecté la décision de sa cour suprême dinterdire toute poursuite judiciaire à lencontre des chefs du coup dEtat. Les deux officiers ont plus tard été impliqués dans un attentat à la bombe et se sont envolés pour Miami.
Lindignation face à toute résistance est profondément ancrée dans lhistoire américaine. Au début du XIXe siècle, Thomas Jefferson condamnait sévèrement la France pour son « attitude de défi » alors quelle détenait encore la Nouvelle-Orléans, quil convoitait. Jefferson déclarait que le « tempérament français ne peut que se heurter à notre tempérament à nous qui, pour être pacifiques et désireux de nous enrichir, nen avons pas moins de hauts principes ». « Le défi français ne nous laisse dautre choix que de nous allier à la flotte et à la nation britanniques » avait averti Jefferson, renonçant à ses positions antérieures qui reflétaient la contribution cruciale de la France à la libération des colonies britanniques.
Grâce à la lutte pour lindépendance dHaïti en 1804, nullement soutenue mais presque universellement dénoncée, la France ne fut bientôt plus en mesure de défier les Etats-Unis. Pourtant, aujourdhui comme hier, les principes majeurs de lindignation américaine face à toute résistance perdurent et permettent de faire la distinction entre ami et ennemi.
Universitaire mondialement reconnu, Noam Chomsky sest aussi illustré par ses engagements militants, dès la guerre du Vietnam. Son premier ouvrage de critique de la politique américaine, American Power and the New Mandarins, en 1969, témoigne de cette implication. Son dernier ouvrage « politique », à côté dune production scientifique considérable, The American Empire Project, paru lannée dernière aux Etats-Unis, sera publié cette année par les éditions Fayard. Larticle ici présenté donne un aperçu de la thèse qui y est développée.