Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
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Instructions pour la prise de Disneyland, Paris (demo)
« Tournicoti Tournicoton
Cest lannée zéro de la rébellion »
Cest lannée zéro de la rébellion »
( ) Discoveryland était en effet lespace-temps le plus délicat de notre plan doccupation des sols. Il représentait dans lesprit de ceux qui lavaient conçu une point trop subtile exaltation du progrès industriel, mais pure des stigmates contemporains qui lauraient rendue trop rapidement démodable ou plus cruellement montrée pour ce quelle est vraiment. Quelques gravures tirées des uvres complètes de Verne avaient donné la solution, et les logos des entreprises qui finançaient la chose voitures, téléphones, ordinateurs apparaissaient désormais en filigrane dans le fer savamment forgé dune archirecture steampunk, comme sil ne sagissait jamais que de faire la promotion dhorloges astronomiques, de dirigeables imaginaires, et de canons inoffensifs pour propulser des boulets sur la lune. La camelote aventureuse et féerique masquait ici doublement la production, lexploitation et la destruction réelle : elle mentait au présent en mentant sur lhistoire, elle se dissimulait maintenant derrière la dissimulation dhier. Cétait au nom de ces mêmes bibelots dexposition universelle que les prolétaires-de-tous-les-pays avait été exploités, et pire encore, convaincus par leur`s cadres dy retrouver les traces anticipatrices de leur propre utopie, tout comme les ordinateurs sponsors déguisaient à présent leurs clients en travailleurs immatériels de lavenir radieux. Il était donc évident pour moi que dans cette salle de notre musée du négatif devaient advenir et figurer les faibles forces restantes du prolétariat industriel. Et cest bien là que ça devenait difficile car, soit ces mouvements restaient encore persuadés que loccupation pouvait avoir lieu dans le monde réel, quoique dans un temps imaginaire, et se révéleraient donc incapables de comprendre lintérêt de notre proposition toute contraire de semparer aujourdhui dun lieu symbolique, soit ils avaient tellement été dévastés et détériorés par leur propre faillite historique, quils avaient fini par devenir non-violemment réformards, refoulant avec mauvaise conscience et bonne volonté leur aventurisme dautrefois. Il nous fallait autre chose, un mouvement qui soit certes représentatif des luttes prolétariennes, mais ni adhésif ni infidèle, suffisamment distant pour figurer esthétiquement ces luttes dans leur ensemble, assez politiquement actif pour que cette figuration ait une efficacité. Il ny avait quune solution, et cétait les redskins. Maugrabin comme moi, parce que nous étions persuadés que toute activité révolutionnaire est pour une part importante une pure question dallure, avions une certaine affection et une compréhension pour les redskins et les skins anarchistes. Ce goût provenait chez Maugrabin de leur fréquentation au crépuscule autour de certains points deau de la savane urbaine (disons, dans les heures avancées de la nuit, autour dun demi, dans un bar de Belleville), et ayant ainsi appris à les connaître, il les trouvait bien quun peu inoffensifs pour des classes dangereuses, plutôt gentils et intelligents, sans excès dans lun ni lautre genre. En ce qui me concerne, et qui sen étonnera, mon approche était plus théorique. Mon intérêt venait dabord de leur musique, qui avait été à la mode du temps où ma conscience de laliénation était surtout de nature hormonale, puis, au fur et à mesure, de ce quils représentaient une intéressante et inédite stratification de circonstances historiques, une sorte de palimpseste ou dhistoire illustrée du prolétariat : le rasage systématique des progénitures pouilleuses, le bruit de machines des chaussures de chantier, lhybridation au moins culturelle avec les populations coloniales. Mais ce qui me fascinait surtout, cétait comment, à partir de la tradition british de la chose, la branche française de cette internationale avait assumé dans son aspect extérieur lhéritage apache, dans le port savamment négligé du foulard, lajout à la tonsure de pattes broussailleuses, et dans son idéologie la mémoire et lhommage, entre autres bons moments fantasmés, de la commune de Paris, et de la guerre dEspagne. De sorte quil y avait là, dune manière certes plus folklorique que théorico-pratique, mais cétait en un sens ce que nous voulions, de quoi occuper et saturer lespace que nous leur réservions dans le parc. Ils révélaient les combats prolétaires et les désordres lumpenprolétaires que Discoveryland dissimulait sous son utopie industrielle, mais cette figuration se faisait selon un recyclage et un détournement qui faisaient ressurgir celui que le lieu opérait vis-à-vis du réel. Parce quils avaient fait deux-mêmes limage perdue de cette histoire falsifiée, et parce quils étaient les purs produits du présent qui la déformait, ils étaient doublement dans leur révolte costumée les ouvriers réels de cette industrie fausse.
Par lintermédiaire de Mario, Maugrabin me les présenta, sublimes et demi-dieux du stade, un clair matin dhiver, du côté de St-Ouen. Une bonne dizaine de rasés, bêtes humaines aux crânes empanachés de vapeur, affrontaient dans un style de football à la fois imprécis et direct, tout autant hérité des kops que du terrain même, une dizaine de filles, leurs petites amies. Ils menaient 12 à 1, et je regrettais dêtre arrivé trop tard pour voir ce but. « Ils nont pas pensé à faire des équipes mixtes ? » demandais-je à une jeune fille brune assise au bord de la pelouse synthétique sur une trousse dinfirmière : elle haussa les épaules en souriant, signifiant par là que ça naurait pu en aucun cas leur traverser lesprit. Cela mémouvait depuis longtemps, ces filles qui traînent avec ces bandes, comme ces pucelles médiévales qui tiennent les dragons en laisse sur les peintures Renaissance. Quel amour il devait leur falloir (ou quel manque de, et venu doù) à ces filles au premier coup dil si redoutablement dégourdies pour accepter de se prêter à cette mascarade, au demeurant bon enfant, qui consistait à se faire battre au football, pour que les hommes soient heureux et fiers, et sans quils se rendent compte que cétaient eux qui dans ces circonstances se couvraient de ridicule. Et puis il y avait autre chose que je ressentais confusément : de quelle enfance soigneusement oubliée avais-je tiré cette réaction vertébrale aux voix qui sélèvent en hiver sur les petits stades vides, et qui résonnent avec une netteté étonnante, comme précisément découpée par les rayons dun soleil invisible, et que le béton réverbère avec un son si creux quil ferait presque grincer les dents ? Ça me revenait, et cest une scène alors qui se superposait à celle qui se déroulait là, scène lointaine mais qui reprenait sur un autre mode le spectacle de cette infériorité manifeste. Javoue quautrefois jai joué au football avec le club de la gendarmerie, dans ma ville de garnison. Et souvent, javoue que je ne sais pas pourquoi, il marrivait daller jouer avec les fils de gendarme contre les nombreux instituts de ma région pour jeunes handicapés mentaux. Cétait sur dimprobables stades de campagne, des champs aménagés de buts, sans vestiaire ni douches il fallait se changer dans le car et à chaque fois nous rentrions vainqueur sur des scores ahurissants, des 10, 15, 20 à 0, et bien souvent nous navions marqué que la moitié des buts, lautre létant contre leur camp, par des gosses perdus sur le terrain, ne comprenant en rien aux règles, qui étaient suivant la gravité de leurs cas parfois enragés par une envie de vaincre forcément frustrée, mais parfois simplement là sans comprendre pourquoi, parce quon les avait mis sur le terrain afin quils prennent lair le soleil et qui leur donneraient bonne mine quand leurs parents, sils en avaient, ou sils en étaient capables, ou sils en avaient le droit, viendraient les voir. Et je me souviens de la manière inexorable avec laquelle nous empilions les buts contre ces gamins que nous rangions sous la catégorie générale des débiles, la façon dont nous étions partagés parfois entre lenvie de rire et lénervement envers leur ineptie, mais sans que cela au fond ne relativise le plaisir que nous avions à les humilier. Et je ne sais pas pourquoi, ce matin-là, la vision superposée de ces révolutionnaires autoproclamés antifafs se faisant des passes pour marquer un but supplémentaire aux filles quils aimaient, à celle de la tête insondablement baissée de nos adversaires allant chercher le ballon au fond des filets ou dans le champ boueux dà côté quand il ny en avait pas, était une sorte de révélation, de pénible allégorie qui memplissait de tristesse sur ce quétaient les règles réelles du jeu dans la société du tacle.
Demblée, les skins trouvaient gé-ni-ale lidée de la commune de Disneyland, Paris. Ils étaient partants, comme sil sagissait daller voir jouer le red star, sinquiétaient juste de la police (partout) et de la justice (nulle part). On les rassurait comme on pouvait, en leur disant que vu la nature de lobjectif, ce nétait pas une opération qui tomberait sous lA.O.C terroriste, que ce serait juste une occupation, une fête, une mauvaise plaisanterie, mais que bon, sils avaient des choses plus intéressantes à faire dans la vie, ou sils pouvaient se permettre de passer à côté dune occasion pareille, ça les regardait. On les sentait hésiter, plutôt enclins à y aller, soucieux à lidée de sortir de leur petit domaine restreint habituel, de leur virilité dopérette mais précisément, et en partie, cétait dopérette quil sagissait, et pour leurs costumes quon les avait choisis. Mais ce nétait quun début.
Alors que je travaillais, homme de dossier de lhomme de terrain Maugrabin homme de paille de la torche humaine sur mon musée des arts et traditions révolutionnaires, javais été alerté par phrase de Trotsky décrivant les mutinés de Cronstadt comme des « éléments démoralisés qui portaient délégants pantalons bouffants et se coiffaient à la façon des souteneurs », à partir de quoi, il sétait mis martel en tête de les faire massacrer. Puis quelque temps après, javais eu un aperçu, sous la plume dun autre témoin, de larmée noire de Makhno dans cet émouvant tableau de genre : « Une dizaine de soldats en habits bariolés culottes bouffantes rouges, tuniques vertes et bleues, touloupes et luxueux manteaux de dame, chapkas en astrakhan avec ou sans rubans rouges sétaient rassemblés autour du feu ». Ça me rappelait cette brève séquence de lEspoir où Malraux voit quelques anarchistes espagnols descendre de la montagne harnachés de la sorte : « cinq miliciens portaient des chapeaux de femmes à la mode de 1935, des assiettes pistache, bleu tendre, avec une barbe de trois jours. Ils avaient enfoncé dans les calottes les dernières églantines de la Sierra. ». Décidément De quoi voir rouge. Et ça ne sarrête pas là, dans un autre registre, voici le jeune Andreas Baader, au temps de la fraction armée rose poussière : « Il aimait de toute évidence combiner un comportement brutal avec lélégance vestimentaire. Il portait des chaussures italiennes, des chemises de soie, et comme les pantalons étroits nétaient pas à la mode à lépoque, il fabriquait les siens lui-même. Il ne portait pas de slip « pour montrer le cul et le reste » disait-il. Il se maquillait, portait parfois des faux-cils, et saspergeait souvent de parfum. ». Voilà lhistoire secrète : des soldats dandies, des paysans travelots, des terroristes glam-rock. Il faudrait en tenir compte. Et puisque les skins se voulaient héritiers de ces glorieux mardi-gras, ils allaient devoir assumer le rôle. Evidemment Chéri-Bibi, leur chef, briefé au Zorba devant un demi, nétait pas chaud-bouillant. Il nétait pas insensible à nos arguments, mais ils auraient lair de quoi, franchement. Les filles, elles, trouvaient très drôle lidée dhabiller leurs hommes, promettaient de piller des greniers, de razzier les magasins de fripes : on allait rire. Deux 8.6 plus tard, et comme les neskis, une fois en confiance et vers les deux grammes cinq, ne sont pas si réfractaires à lautodérision, un petit groupe de volontaires, cinq ou six, se dessinait, plutôt partant. Ils se trouvaient des raisons, les cousins punk, la période abracadaboum des Bérus, et lexcuse, avancée par Maugrabin, que ce serait tactiquement rusé, nest-ce pas : que les flics hésiteraient plutôt deux fois quune à faire une Mesrine ou une H.B devant des adversaires fringués en talons-hauts, que lopinion publique, concluant à la farce, samuseraient plus quelle ne sinquiéterait de ces terroristes déguisés en travestis déguisés en terroristes. « Mais les flics vont penser quon se fout deux » dit Mario. « Mais quest ce quils espèrent aussi ? » dit Chéri-Bibi. Et cest ainsi quest née la SDS, Section Drag-Skin, dont les silhouettes fugitives doivent de temps à autre être imaginées sur le panorama déroulant ( ).