Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
par Paola Balzarro
Imprimer l'articleAu nom du tigre
Cest lui, là-bas au fond, avec les lunettes et lécharpe marron. A le voir ainsi on dirait un enfant comme les autres, non ? Là, il est même en train de se bagarrer avec ses camarades, et pour lui, pas de traitement particulier, non : il en prend et il en donne sans ménagements, comme tous les autres. Si, il est sans doute un peu boudeur (regarde ! Il a déjà pris un air offensé et il est en train de séloigner) mais enfin, va trouver un enfant qui ne fasse pas de caprices de temps en temps, au cours préparatoire en particulier, avec toutes ces nouveautés à ingurgiter dun seul coup, maîtresses, horaires, devoirs, mais il ny a rien à faire, pour apprendre à lire et à écrire en partant de zéro, il faut bien faire un peu dexercice à la maison voilà tout.
Lui, en plus, ils ne lont même pas mis à lécole maternelle, ce qui, à y repenser maintenant, na certainement pas été une bonne idée. En tout cas, cest arrivé après ses deux premiers mois décole.
La dame là, qui la pris par la main, cest sa grand-mère. Cest la patronne de la parfumerie juste à langle, moi je la connais bien et cest elle qui ma raconté toute lhistoire.
Qui sait pourquoi Livia ne men a jamais parlé quand je le lui ai raconté, elle a fait une tête bizarre et elle a dit quelle le savait déjà mais elle na rien voulu ajouter. Cest drôle, non ? On imagine quune chose pareille va troubler de jeunes enfants, et quils courront immédiatement la rapporter, ne serait-ce que pour avoir une explication. Mais pas du tout en fait. Bouches finement cousues. Dun autre côté, cest vrai quelle est maintenant au CM1, et les bizarreries des enfants plus petits (cest normal) lui glissent dessus.
Pourtant, on a parfois limpression quils ont entre eux une espèce de pacte secret pour nous cacher quelque chose, comme si en réalité ils en savaient beaucoup plus que ce quils veulent nous faire croire et comme sils se protégeaient mutuellement.
Comme ce jour terrible, à la mer, quand Luca avait deux ans (je te lai raconté, non ?) et que nous lavons cherché partout pendant plus dune heure, et rien : il avait disparu dans le néant. Et cette folle de Livia qui avait déjà sept ans, et qui aurait donc dû se rendre un peu compte, a fait semblant dêtre elle aussi désespérée et de le chercher avec nous, et lorsque à la fin nous lavons trouvé, bien caché, tapi derrière les cabines, ils se sont mis à rire tous les deux, car ils nous avaient fait une farce, tu comprends ?
Et la chose la plus incroyable, quand jy repense, cest précisément cette expression bouleversée quavait Livia tandis que nous cherchions son frère, tu aurais dû la voir, cette tête à claques, elle aurait dupé nimporte qui. Bref, pour dire quavec les petits on ne peut jamais savoir, parfois ils font ça sous ton nez quand tu ty attends le moins.
Et donc la seule version que je connais, moi, de lhistoire dEugenio, cest celle de sa grand-mère, qui, en tout cas, me semble être une personne digne de foi et qui sen était déjà aperçue depuis un certain temps quil y avait quelque chose de tordu, avec cette chinoise.
Cest le concierge qui lavait faite rentrer dans sa maison, lui qui, on la découvert plus tard, ne la connaissait pas bien non plus, au fond.
Avant, il paraît quelle travaillait dans une teinturerie, toujours au noir évidemment, car le permis de séjour (ça cest sûr) elle ne la jamais eu. Et donc pas de papiers, pas de nom, et pas même une ville dorigine certaine. Elle disait venir de Nankin mais quen sait-on, elle était peut-être dun village perdu ou carrément de Taiwan, va savoir.
Elle se faisait appeler Lia, parce que son nom était trop difficile à prononcer pour les italiens. Et elle disait avoir 20 ans ce qui est dailleurs probable, moi je lai vue plusieurs fois quand jemmenais Eugenio à lécole, elle avait vraiment lair dune fillette. Petite mais pas laide, au contraire, bien proportionnée, avec une petite tête ronde et lisse comme celle dune poupée. Et toujours coiffée de deux tresses serrées et fines, elle semblait avoir tout juste quitté le collège.
On voyait bien que lenfant ladorait, même si au début (on me la dit) tout na pas été rose : quand il la trouvée dans sa maison, du jour au lendemain, il a fait un massacre, il a même cassé ses lunettes, en les jetant par terre. Et il semble que la chinoise lui ait bel et bien flanqué une paire de gifles, cest du moins ce que soutenaient lenfant et sa grand-mère, qui le croyait toujours et qui, de toutes façons, était déjà sur le point dintervenir. Et puis, après quelques jours, comme par miracle, les choses ont commencé à saplanir : un soir la mère est rentrée à la maison et, au lieu de lhabituel champ de bataille, elles les a trouvés tous les deux par terre en train de dessiner bien gentiment.
Eugenio, qui avait un peu plus de cinq ans, était en train de finir de colorier un tigre gigantesque, entièrement rayé de rose et de jaune, sur un morceau de carton dun mètre de long. Et Lia, avec un feutre, remplissait didéogrammes le ciel violet clair. Cest, paraît-il, un très beau dessin, dautant que lenfant (quand il veut) sait vraiment y faire avec les couleurs.
Et cétait celui quil avait réussi le mieux, de sorte que ses parents le lui laissèrent accrocher au-dessus du lit, en dépit de sa taille. Et lui, du reste, naurait jamais accepté de se séparer du dessin. Car cétait maintenant son symbole : selon lhoroscope chinois, il était né dans lannée du tigre.
Et cette histoire de lenfant tigre a continué un bon bout de temps : il samusait à rugir à travers la maison, il tendait des pièges, il avait même commencé à manger sa viande sans trop faire dhistoires.
La grand-mère narrivait pas à digérer laffaire de lhoroscope, chinois ou pas, parce que ça la dérangeait quun petit garçon de cinq ans se remplisse la tête de bêtises, vu quà cet âge-là ils confondent déjà suffisamment la réalité et limaginaire, sans quil soit besoin dy rajouter superstitions, magie, et autres idées loufoques.
Mais cela convenait aux parents, vu quaprès tout, Eugenio sétait sensiblement calmé.
Le matin il jouait dans la maison, tout gentil, et laprès-midi il allait se promener avec Lia. Le hic au fond, avec du recul, cest justement cela : où lentraînait-elle, la chinoise, quand ils disparaissaient pendant des heures et quils rentraient à la nuit tombée, tout juste à temps pour préparer le dîner.
Quelles personnes lui faisait-elle rencontrer, que fabriquait-elle avec celles-ci, et pourquoi le garçon semblait-il si content de ces promenades, alors quavant, pour le tirer hors de la maison, il fallait promettre monts et merveilles ?
Selon moi, il voyait certainement dautres enfants. Tu sais comment ils font les chinois, ils en cachent par dizaines dans les sous-sol, pour fabriquer des chaussures et des sacs à main, en toute illégalité évidemment, je ne dis pas quil les mettent au turbin par méchanceté, mais à lécole, sils sont clandestins, ils ne peuvent pas y aller, et alors autant quil donnent un coup de main à leur famille, sans trop se faire voir au dehors.
Cest tout à fait logique, si tu y réfléchis bien. Lidée du groupe denfants, cest moi qui lai eue, mais elle expliquerait beaucoup de choses. Et alors, pendant quEugenio jouait avec les petits chinois, Lia vaquait à ses affaires. Dieu seul sait de quoi il sagissait : pas forcément des histoires louches de contrebande ou de drogue, comme le pense maintenant la grand-mère de lenfant. Peut-être rencontrait-elle son fiancé, ou faisait-elle un brin de conversation avec sa famille (en supposant quil sagissait vraiment doncles et de cousins) ou bien avait-elle un autre travail, pour gagner plus rapidement largent dont elle avait besoin.
Ce qui est certain, de toutes façons, cest quil sagissait dun secret. Et cela, Eugenio lavait très bien compris. Pas une seule fois, au cours de ces six mois, il na laissé échapper un mot de trop, aucune allusion, pas un geste qui puisse trahir sa Lia.
A la maison on ne lui posait pas beaucoup de questions, car ils voyaient bien que répondre le mettait de mauvaise humeur. Et puis, franchement, ils étaient à mille lieues de suspecter quelque chose de mal. Si on linterrogeait (en passant)1 sur le dessin animé quil disait avoir vu au cinéma, dans laprès-midi, Eugenio débitait habituellement un flot dintrigues et de personnages sans queue ni tête, ce qui (pour les parents) prouvait seulement sa volonté détonner à tout prix. Et puis, de fait, lenfant était serein, on voyait quil allait bien, et il ny avait donc pas de motif dinquiétude. Au contraire, ils étaient bien contents davoir enfin trouvé la bonne nounou.
Cest incroyable, non ? Parfois, cest quand tout semble aller bien que pointe doucement le désordre.
Et pour ces deux malheureux le coup a été encore plus dur, car ils avaient enfin retrouvé une certaine harmonie, du moins en apparence : lui, qui depuis deux ans fréquentait une autre femme, avait décidé de couper les ponts ainsi son épouse pouvait un peu souffler, même si à lentendre elle ne faisait plus grand cas de leur mariage, et quils restaient ensemble seulement pour lenfant.
Bref, ils sétaient rapprochés, et ils avaient même décidé daller passer quelques jours à Londres. Cest dailleurs ce qui a déclenché tout le désastre.
Tu vois ces voyages quon réserve de chez soi avec lordinateur, avion, hôtel, et même le restaurant, à un prix cassé, pas de vol régulier ni de suite à quatre étoiles, bien sûr, mais sil se forme un groupe suffisant ils donnent leur accord et cest parti ?
Et bien, ces deux-là, ils avaient pourtant de quoi se payer des vacances décentes, mais lui sétait mis dans la tête de faire comme ça, car il samusait à surfer entre les offres, un clic par ici, un clic par là, genre chasse au trésor, persuadé, avec son flair, de suivre la piste de la bonne affaire.
Et à la fin, dune certaine façon, il lavait trouvée, puisquil avait déniché un séjour incroyable, dans le genre six cent mille tout compris. Enfin, ils partent tranquilles et contents, rassurés quant à lenfant, qui les salue à peine, occupé quil est à réviser avec Lia tout son répertoire de grimaces et de grognements. Ciao ciao, et ils senvolent.
Tout va pour le mieux : à Londres il fait même beau, ils appellent à la maison matin et soir, pas de problème.
Le troisième jour, le coup de massue.
En rentrant à lhôtel ils trouvent un message : il y a eu des embrouilles avec les réservations, tout un micmac, en fait il faut quils partent tout de suite, sinon ils finissent sur une liste dattente de plusieurs kilomètres, avec le risque de passer toute la journée du lendemain à laéroport.
Consultation rapide et plaintes dusage, ils ferment leurs valises et partent. Morale de lhistoire, ils arrivent à la maison en pleine nuit.
A peine descendus du taxi ils saperçoivent quil y a quelque chose détrange. Les lumières du salon, comme celles de leur chambre, sont allumées.
Déjà dans lescalier ils entendent la musique et le tapage. Ils ouvrent grand la porte et voient, dans un nuage de fumée, un tas de chinois, hommes et femmes, tous à moitié saouls, qui vautré par terre, qui débraillé les pieds sur le divan.
Ils restent bouche bée, tandis que Lia bondit pour éteindre la chaîne hi-fi. Tout dun coup, silence. Durant un instant, personne ne dit rien, ni la jeune fille, ni eux, ni la compagnie des invités. Puis la mère se précipite dans la chambre dEugenio et le serre très fort dans ses bras, quand çaurait été bien mieux de le laisser dormir et cest tout, peut-être quil ne se serait rendu compte de rien. Une fois la surprise passée, le père, lui, commence à hurler. Tu dois y mettre le sentiment dêtre envahi, le sentiment de la confiance trahie, y mettre aussi le stress du voyage, et puis lattitude de ces gens qui le regardent avec des visages si inexpressifs quon ne peut déterminer sils sont idiots, ivres, ou dune insolence sans borne.
Le fait est quil explose de colère, il en saisit un par le col et le remet sur ses pieds. Lautre, alors, se retourne avec fureur, comme sil venait de se réveiller subitement, il lui donne un coup sur le bras, ils sont sur le point den venir vraiment aux mains lorsque deux compères lui sautent dessus et le retiennent ; là, ils crient tous, mais surtout le maître de maison qui leur hurle de virer leurs fesses vite fait ou il appelle la police.
Il commence à en pousser une paire vers la sortie (la porte est restée ouverte), deux jeunes filles à moitié nues séclipsent hors de la chambre à coucher, les autres saisissent lallusion et abandonnent la place en toute hâte, ramassant au vol leurs affaires, alors que le père de famille ne semble pas se calmer, et semporte même de plus en plus, il est désormais en proie au démon, il braille des mots encore jamais entendus dans sa bouche.
Entre temps, Eugenio est apparu au seuil du salon avec sa mère, et il regarde avec des yeux exorbités cet homme enragé.
Lia, quil traite de salope et pire encore, finit, elle-aussi, dans la tornade de cette fureur funeste. Elle, ne répond rien, mais Eugenio, à ce moment-là, sélance contre son père.
Il le roue de coups de poing et de coups de pied, comme sil était lui aussi en proie à une crise, une de celles qui lui venaient dans son jeune âge, quand il écumait et quon devait lui donner des cachets. La mère tente de les séparer, lenfant tombe par terre, tandis que le père hurle quil est temps den finir, cen est assez de ces hordes de sauvages qui sinfiltrent partout dès quon leur laisse une ouverture, hors de ma maison et de ma famille, il faut faire place nette.
Couché par terre, Eugenio agrippe son pantalon et lui mord la jambe. Ils me lont transformé en bête lui aussi, dit le père. Il se précipite dans la chambre de lenfant, arrache le tigre du mur, il le déchire rageusement en morceaux, comme sil était en train de le dévorer, il jette par terre les lambeaux colorés et les éparpille à travers la pièce à coups de pied.
Eugenio se débat, sa mère essaie de le maintenir immobile : coudes, claques et crachats partout.
Entre temps les chinois se sont évaporés. Lia, elle aussi, sest dissoute dans le néant, sans un mot. Tu imagines un peu la nuit, dans cette maison. Eugenio calmé à coups de gouttes, les parents avec les yeux exorbités jusquau matin.
Le jour suivant débarque une parfaite inconnue qui affirme être la cousine de Lia. Elle prend ses affaires, retire la paye, que les deux autres lui mettent en main, pour clore le chapitre une bonne fois pour toutes et ne plus y penser.
Ils se préparent à ramasser les morceaux et à reprendre une vie normale, saccordant un délai raisonnable pour digérer ce sabbat nocturne.
Ils ne saperçoivent pas quEugenio a quelque chose détrange. Ou plutôt, ils saperçoivent quau début il ne parle pas, mais ils pensent quau fond cest une réaction au choc presque forcée.
Mais les heures passent, et lenfant reste muet. Une journée entière. Deux. Le troisième jour, à laube, il le trouve en train de grommeler tout seul dans le salon. Ils le secouent, haussent le ton, et à la fin il se met à parler. Mais on dirait des sons dépourvus de sens. Ils insistent. Eugenio continue à répondre avec ces cris étranges. Ils essaient par tous les moyens de lui faire cesser ce jeu, ils sefforcent de le faire raisonner, ils le cajolent, ils crient et une gifle part aussi.
Rien. Il continue comme ça. Toute la journée, celle du lendemain, et la suivante. Il narrête même pas à lécole, avec ses camarades, la maîtresse, et les concierges. Même avec le directeur, qui décide de le faire voir par le psychologue. Inutile, évidemment.
Car, tu lauras compris, Eugenio désormais sexprime seulement en chinois.
Du vrai chinois, hein, il ne fait pas semblant. Il doit lavoir appris au cours de ses après-midi mystérieux, lorsquil disparaissait avec Lia jusquau soir. Ils absorbent, les enfants, comme des éponges. Il leur en faut peu pour avaler le monde, quand il nous faudrait à nous plus de dix ans. Et ils nont pitié de personne, sûrement pas de leurs parents.
Car ces deux malheureux ne savent plus quoi faire maintenant, ils lont supplié à genoux darrêter ça. Ils le couvrent de cadeaux, le trimballent, dépensent une fortune pour le neurologue qui tente de le soigner. Sous leffet du désespoir, ils se sont même mis à donner la chasse à Lia, espérant la faire revenir ou au moins la convaincre de rencontrer lenfant.
Mais cest comme un trou noir. Pouf : disparue ! Delle, il ny a plus trace, on ne connaît pas son vrai nom, ni son adresse, ni une bribe dhistoire certaine.
Le gardien, qui se sent en faute, ne sait plus où se mettre : la femme qui la lui avait présentée est partie et Lia est donc peut-être partie aussi.
Imagine un peu la malédiction pour les parents : ils font le tour des restaurants chinois et des commerces du quartier, à la recherche dun indice. Mais ce sont des gens difficiles, qui se méfient : ils se sont refermés aussitôt autour de la jeune fille, effaçant toutes les pistes, car daprès moi ils savent très bien ce quest devenue Lia, mais ils ne le diront jamais à ces deux-là, plus ils insistent et pire cest. Comme chercher une bague dans la mer. Plus on brasse leau, et plus elle coule.
De temps à autre, tout au moins, ils rencontrent une personne disposée à parler avec lenfant.
Pourvu quelle aille vers lui, car dhabitude Eugenio reste sur sa réserve. Lautre jour, pourtant, dans une espèce de supermarché oriental, ils ont trouvé un type avec lequel il sest entendu. Un jeune homme grassouillet qui souriait beaucoup mais qui (daprès les parents) na pas traduit tout ce que lenfant racontait. Mais il a dit quelque chose. Eugenio, paraît-il, lui a raconté son histoire. Et écoute un peu ce quil en est ressorti. Il prétend quil ne parle pas litalien parce quil a été adopté. Quil a cent frères et quarante surs, mais quon ne le laisse pas les voir. Il craint quils ne soient morts. Il dit que sa vraie mère navait pas assez dargent pour le garder, et quelle est partie travailler au loin. Mais quelle ne la pas oublié et quelle reviendra bientôt, pour le racheter et le ramener à la maison.
Lui, en plus, ils ne lont même pas mis à lécole maternelle, ce qui, à y repenser maintenant, na certainement pas été une bonne idée. En tout cas, cest arrivé après ses deux premiers mois décole.
La dame là, qui la pris par la main, cest sa grand-mère. Cest la patronne de la parfumerie juste à langle, moi je la connais bien et cest elle qui ma raconté toute lhistoire.
Qui sait pourquoi Livia ne men a jamais parlé quand je le lui ai raconté, elle a fait une tête bizarre et elle a dit quelle le savait déjà mais elle na rien voulu ajouter. Cest drôle, non ? On imagine quune chose pareille va troubler de jeunes enfants, et quils courront immédiatement la rapporter, ne serait-ce que pour avoir une explication. Mais pas du tout en fait. Bouches finement cousues. Dun autre côté, cest vrai quelle est maintenant au CM1, et les bizarreries des enfants plus petits (cest normal) lui glissent dessus.
Pourtant, on a parfois limpression quils ont entre eux une espèce de pacte secret pour nous cacher quelque chose, comme si en réalité ils en savaient beaucoup plus que ce quils veulent nous faire croire et comme sils se protégeaient mutuellement.
Comme ce jour terrible, à la mer, quand Luca avait deux ans (je te lai raconté, non ?) et que nous lavons cherché partout pendant plus dune heure, et rien : il avait disparu dans le néant. Et cette folle de Livia qui avait déjà sept ans, et qui aurait donc dû se rendre un peu compte, a fait semblant dêtre elle aussi désespérée et de le chercher avec nous, et lorsque à la fin nous lavons trouvé, bien caché, tapi derrière les cabines, ils se sont mis à rire tous les deux, car ils nous avaient fait une farce, tu comprends ?
Et la chose la plus incroyable, quand jy repense, cest précisément cette expression bouleversée quavait Livia tandis que nous cherchions son frère, tu aurais dû la voir, cette tête à claques, elle aurait dupé nimporte qui. Bref, pour dire quavec les petits on ne peut jamais savoir, parfois ils font ça sous ton nez quand tu ty attends le moins.
Et donc la seule version que je connais, moi, de lhistoire dEugenio, cest celle de sa grand-mère, qui, en tout cas, me semble être une personne digne de foi et qui sen était déjà aperçue depuis un certain temps quil y avait quelque chose de tordu, avec cette chinoise.
Cest le concierge qui lavait faite rentrer dans sa maison, lui qui, on la découvert plus tard, ne la connaissait pas bien non plus, au fond.
Avant, il paraît quelle travaillait dans une teinturerie, toujours au noir évidemment, car le permis de séjour (ça cest sûr) elle ne la jamais eu. Et donc pas de papiers, pas de nom, et pas même une ville dorigine certaine. Elle disait venir de Nankin mais quen sait-on, elle était peut-être dun village perdu ou carrément de Taiwan, va savoir.
Elle se faisait appeler Lia, parce que son nom était trop difficile à prononcer pour les italiens. Et elle disait avoir 20 ans ce qui est dailleurs probable, moi je lai vue plusieurs fois quand jemmenais Eugenio à lécole, elle avait vraiment lair dune fillette. Petite mais pas laide, au contraire, bien proportionnée, avec une petite tête ronde et lisse comme celle dune poupée. Et toujours coiffée de deux tresses serrées et fines, elle semblait avoir tout juste quitté le collège.
On voyait bien que lenfant ladorait, même si au début (on me la dit) tout na pas été rose : quand il la trouvée dans sa maison, du jour au lendemain, il a fait un massacre, il a même cassé ses lunettes, en les jetant par terre. Et il semble que la chinoise lui ait bel et bien flanqué une paire de gifles, cest du moins ce que soutenaient lenfant et sa grand-mère, qui le croyait toujours et qui, de toutes façons, était déjà sur le point dintervenir. Et puis, après quelques jours, comme par miracle, les choses ont commencé à saplanir : un soir la mère est rentrée à la maison et, au lieu de lhabituel champ de bataille, elles les a trouvés tous les deux par terre en train de dessiner bien gentiment.
Eugenio, qui avait un peu plus de cinq ans, était en train de finir de colorier un tigre gigantesque, entièrement rayé de rose et de jaune, sur un morceau de carton dun mètre de long. Et Lia, avec un feutre, remplissait didéogrammes le ciel violet clair. Cest, paraît-il, un très beau dessin, dautant que lenfant (quand il veut) sait vraiment y faire avec les couleurs.
Et cétait celui quil avait réussi le mieux, de sorte que ses parents le lui laissèrent accrocher au-dessus du lit, en dépit de sa taille. Et lui, du reste, naurait jamais accepté de se séparer du dessin. Car cétait maintenant son symbole : selon lhoroscope chinois, il était né dans lannée du tigre.
Et cette histoire de lenfant tigre a continué un bon bout de temps : il samusait à rugir à travers la maison, il tendait des pièges, il avait même commencé à manger sa viande sans trop faire dhistoires.
La grand-mère narrivait pas à digérer laffaire de lhoroscope, chinois ou pas, parce que ça la dérangeait quun petit garçon de cinq ans se remplisse la tête de bêtises, vu quà cet âge-là ils confondent déjà suffisamment la réalité et limaginaire, sans quil soit besoin dy rajouter superstitions, magie, et autres idées loufoques.
Mais cela convenait aux parents, vu quaprès tout, Eugenio sétait sensiblement calmé.
Le matin il jouait dans la maison, tout gentil, et laprès-midi il allait se promener avec Lia. Le hic au fond, avec du recul, cest justement cela : où lentraînait-elle, la chinoise, quand ils disparaissaient pendant des heures et quils rentraient à la nuit tombée, tout juste à temps pour préparer le dîner.
Quelles personnes lui faisait-elle rencontrer, que fabriquait-elle avec celles-ci, et pourquoi le garçon semblait-il si content de ces promenades, alors quavant, pour le tirer hors de la maison, il fallait promettre monts et merveilles ?
Selon moi, il voyait certainement dautres enfants. Tu sais comment ils font les chinois, ils en cachent par dizaines dans les sous-sol, pour fabriquer des chaussures et des sacs à main, en toute illégalité évidemment, je ne dis pas quil les mettent au turbin par méchanceté, mais à lécole, sils sont clandestins, ils ne peuvent pas y aller, et alors autant quil donnent un coup de main à leur famille, sans trop se faire voir au dehors.
Cest tout à fait logique, si tu y réfléchis bien. Lidée du groupe denfants, cest moi qui lai eue, mais elle expliquerait beaucoup de choses. Et alors, pendant quEugenio jouait avec les petits chinois, Lia vaquait à ses affaires. Dieu seul sait de quoi il sagissait : pas forcément des histoires louches de contrebande ou de drogue, comme le pense maintenant la grand-mère de lenfant. Peut-être rencontrait-elle son fiancé, ou faisait-elle un brin de conversation avec sa famille (en supposant quil sagissait vraiment doncles et de cousins) ou bien avait-elle un autre travail, pour gagner plus rapidement largent dont elle avait besoin.
Ce qui est certain, de toutes façons, cest quil sagissait dun secret. Et cela, Eugenio lavait très bien compris. Pas une seule fois, au cours de ces six mois, il na laissé échapper un mot de trop, aucune allusion, pas un geste qui puisse trahir sa Lia.
A la maison on ne lui posait pas beaucoup de questions, car ils voyaient bien que répondre le mettait de mauvaise humeur. Et puis, franchement, ils étaient à mille lieues de suspecter quelque chose de mal. Si on linterrogeait (en passant)1 sur le dessin animé quil disait avoir vu au cinéma, dans laprès-midi, Eugenio débitait habituellement un flot dintrigues et de personnages sans queue ni tête, ce qui (pour les parents) prouvait seulement sa volonté détonner à tout prix. Et puis, de fait, lenfant était serein, on voyait quil allait bien, et il ny avait donc pas de motif dinquiétude. Au contraire, ils étaient bien contents davoir enfin trouvé la bonne nounou.
Cest incroyable, non ? Parfois, cest quand tout semble aller bien que pointe doucement le désordre.
Et pour ces deux malheureux le coup a été encore plus dur, car ils avaient enfin retrouvé une certaine harmonie, du moins en apparence : lui, qui depuis deux ans fréquentait une autre femme, avait décidé de couper les ponts ainsi son épouse pouvait un peu souffler, même si à lentendre elle ne faisait plus grand cas de leur mariage, et quils restaient ensemble seulement pour lenfant.
Bref, ils sétaient rapprochés, et ils avaient même décidé daller passer quelques jours à Londres. Cest dailleurs ce qui a déclenché tout le désastre.
Tu vois ces voyages quon réserve de chez soi avec lordinateur, avion, hôtel, et même le restaurant, à un prix cassé, pas de vol régulier ni de suite à quatre étoiles, bien sûr, mais sil se forme un groupe suffisant ils donnent leur accord et cest parti ?
Et bien, ces deux-là, ils avaient pourtant de quoi se payer des vacances décentes, mais lui sétait mis dans la tête de faire comme ça, car il samusait à surfer entre les offres, un clic par ici, un clic par là, genre chasse au trésor, persuadé, avec son flair, de suivre la piste de la bonne affaire.
Et à la fin, dune certaine façon, il lavait trouvée, puisquil avait déniché un séjour incroyable, dans le genre six cent mille tout compris. Enfin, ils partent tranquilles et contents, rassurés quant à lenfant, qui les salue à peine, occupé quil est à réviser avec Lia tout son répertoire de grimaces et de grognements. Ciao ciao, et ils senvolent.
Tout va pour le mieux : à Londres il fait même beau, ils appellent à la maison matin et soir, pas de problème.
Le troisième jour, le coup de massue.
En rentrant à lhôtel ils trouvent un message : il y a eu des embrouilles avec les réservations, tout un micmac, en fait il faut quils partent tout de suite, sinon ils finissent sur une liste dattente de plusieurs kilomètres, avec le risque de passer toute la journée du lendemain à laéroport.
Consultation rapide et plaintes dusage, ils ferment leurs valises et partent. Morale de lhistoire, ils arrivent à la maison en pleine nuit.
A peine descendus du taxi ils saperçoivent quil y a quelque chose détrange. Les lumières du salon, comme celles de leur chambre, sont allumées.
Déjà dans lescalier ils entendent la musique et le tapage. Ils ouvrent grand la porte et voient, dans un nuage de fumée, un tas de chinois, hommes et femmes, tous à moitié saouls, qui vautré par terre, qui débraillé les pieds sur le divan.
Ils restent bouche bée, tandis que Lia bondit pour éteindre la chaîne hi-fi. Tout dun coup, silence. Durant un instant, personne ne dit rien, ni la jeune fille, ni eux, ni la compagnie des invités. Puis la mère se précipite dans la chambre dEugenio et le serre très fort dans ses bras, quand çaurait été bien mieux de le laisser dormir et cest tout, peut-être quil ne se serait rendu compte de rien. Une fois la surprise passée, le père, lui, commence à hurler. Tu dois y mettre le sentiment dêtre envahi, le sentiment de la confiance trahie, y mettre aussi le stress du voyage, et puis lattitude de ces gens qui le regardent avec des visages si inexpressifs quon ne peut déterminer sils sont idiots, ivres, ou dune insolence sans borne.
Le fait est quil explose de colère, il en saisit un par le col et le remet sur ses pieds. Lautre, alors, se retourne avec fureur, comme sil venait de se réveiller subitement, il lui donne un coup sur le bras, ils sont sur le point den venir vraiment aux mains lorsque deux compères lui sautent dessus et le retiennent ; là, ils crient tous, mais surtout le maître de maison qui leur hurle de virer leurs fesses vite fait ou il appelle la police.
Il commence à en pousser une paire vers la sortie (la porte est restée ouverte), deux jeunes filles à moitié nues séclipsent hors de la chambre à coucher, les autres saisissent lallusion et abandonnent la place en toute hâte, ramassant au vol leurs affaires, alors que le père de famille ne semble pas se calmer, et semporte même de plus en plus, il est désormais en proie au démon, il braille des mots encore jamais entendus dans sa bouche.
Entre temps, Eugenio est apparu au seuil du salon avec sa mère, et il regarde avec des yeux exorbités cet homme enragé.
Lia, quil traite de salope et pire encore, finit, elle-aussi, dans la tornade de cette fureur funeste. Elle, ne répond rien, mais Eugenio, à ce moment-là, sélance contre son père.
Il le roue de coups de poing et de coups de pied, comme sil était lui aussi en proie à une crise, une de celles qui lui venaient dans son jeune âge, quand il écumait et quon devait lui donner des cachets. La mère tente de les séparer, lenfant tombe par terre, tandis que le père hurle quil est temps den finir, cen est assez de ces hordes de sauvages qui sinfiltrent partout dès quon leur laisse une ouverture, hors de ma maison et de ma famille, il faut faire place nette.
Couché par terre, Eugenio agrippe son pantalon et lui mord la jambe. Ils me lont transformé en bête lui aussi, dit le père. Il se précipite dans la chambre de lenfant, arrache le tigre du mur, il le déchire rageusement en morceaux, comme sil était en train de le dévorer, il jette par terre les lambeaux colorés et les éparpille à travers la pièce à coups de pied.
Eugenio se débat, sa mère essaie de le maintenir immobile : coudes, claques et crachats partout.
Entre temps les chinois se sont évaporés. Lia, elle aussi, sest dissoute dans le néant, sans un mot. Tu imagines un peu la nuit, dans cette maison. Eugenio calmé à coups de gouttes, les parents avec les yeux exorbités jusquau matin.
Le jour suivant débarque une parfaite inconnue qui affirme être la cousine de Lia. Elle prend ses affaires, retire la paye, que les deux autres lui mettent en main, pour clore le chapitre une bonne fois pour toutes et ne plus y penser.
Ils se préparent à ramasser les morceaux et à reprendre une vie normale, saccordant un délai raisonnable pour digérer ce sabbat nocturne.
Ils ne saperçoivent pas quEugenio a quelque chose détrange. Ou plutôt, ils saperçoivent quau début il ne parle pas, mais ils pensent quau fond cest une réaction au choc presque forcée.
Mais les heures passent, et lenfant reste muet. Une journée entière. Deux. Le troisième jour, à laube, il le trouve en train de grommeler tout seul dans le salon. Ils le secouent, haussent le ton, et à la fin il se met à parler. Mais on dirait des sons dépourvus de sens. Ils insistent. Eugenio continue à répondre avec ces cris étranges. Ils essaient par tous les moyens de lui faire cesser ce jeu, ils sefforcent de le faire raisonner, ils le cajolent, ils crient et une gifle part aussi.
Rien. Il continue comme ça. Toute la journée, celle du lendemain, et la suivante. Il narrête même pas à lécole, avec ses camarades, la maîtresse, et les concierges. Même avec le directeur, qui décide de le faire voir par le psychologue. Inutile, évidemment.
Car, tu lauras compris, Eugenio désormais sexprime seulement en chinois.
Du vrai chinois, hein, il ne fait pas semblant. Il doit lavoir appris au cours de ses après-midi mystérieux, lorsquil disparaissait avec Lia jusquau soir. Ils absorbent, les enfants, comme des éponges. Il leur en faut peu pour avaler le monde, quand il nous faudrait à nous plus de dix ans. Et ils nont pitié de personne, sûrement pas de leurs parents.
Car ces deux malheureux ne savent plus quoi faire maintenant, ils lont supplié à genoux darrêter ça. Ils le couvrent de cadeaux, le trimballent, dépensent une fortune pour le neurologue qui tente de le soigner. Sous leffet du désespoir, ils se sont même mis à donner la chasse à Lia, espérant la faire revenir ou au moins la convaincre de rencontrer lenfant.
Mais cest comme un trou noir. Pouf : disparue ! Delle, il ny a plus trace, on ne connaît pas son vrai nom, ni son adresse, ni une bribe dhistoire certaine.
Le gardien, qui se sent en faute, ne sait plus où se mettre : la femme qui la lui avait présentée est partie et Lia est donc peut-être partie aussi.
Imagine un peu la malédiction pour les parents : ils font le tour des restaurants chinois et des commerces du quartier, à la recherche dun indice. Mais ce sont des gens difficiles, qui se méfient : ils se sont refermés aussitôt autour de la jeune fille, effaçant toutes les pistes, car daprès moi ils savent très bien ce quest devenue Lia, mais ils ne le diront jamais à ces deux-là, plus ils insistent et pire cest. Comme chercher une bague dans la mer. Plus on brasse leau, et plus elle coule.
De temps à autre, tout au moins, ils rencontrent une personne disposée à parler avec lenfant.
Pourvu quelle aille vers lui, car dhabitude Eugenio reste sur sa réserve. Lautre jour, pourtant, dans une espèce de supermarché oriental, ils ont trouvé un type avec lequel il sest entendu. Un jeune homme grassouillet qui souriait beaucoup mais qui (daprès les parents) na pas traduit tout ce que lenfant racontait. Mais il a dit quelque chose. Eugenio, paraît-il, lui a raconté son histoire. Et écoute un peu ce quil en est ressorti. Il prétend quil ne parle pas litalien parce quil a été adopté. Quil a cent frères et quarante surs, mais quon ne le laisse pas les voir. Il craint quils ne soient morts. Il dit que sa vraie mère navait pas assez dargent pour le garder, et quelle est partie travailler au loin. Mais quelle ne la pas oublié et quelle reviendra bientôt, pour le racheter et le ramener à la maison.
(1) En français dans le texte.
Paola Balzarro