Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
entretien de Toni Negri par Leneide Duarte-Plon
Imprimer l'articleComprendre la violence du pouvoir
Le Passant Ordinaire : Beaucoup ont vu dans la guerre dinvasion de lIrak une action dirigée contre lONU. LONU aura-t-elle encore un rôle et lequel dans un monde où les Etats-Unis se permettent de faire des « guerres préventives » ?
Antonio Negri : Non, moi je nai jamais vraiment pensé quil sagissait dune guerre contre lONU. Pour moi, et indépendamment des prétextes invoqués pour la justifier, la guerre en Irak a toujours eu lapparence dun coup dÉtat. Un coup dÉtat qui avait des implications complexes : par exemple contre lEurope, contre leuro contre lidée dun espace européen à la fois financier, commercial, monétaire, politique susceptible de remettre en cause un ordre mondial jusque là centré sur les Etats-Unis. La guerre en Irak, cest la façade visible dune nouvelle guerre froide, cette fois-ci entre les Etats Unis et lEurope. Et cela ne peut pas se comprendre sans le scénario impérial. Pour revenir à lONU : la fonction de lONU était probablement déjà épuisée avant la guerre. LONU a été totalement incapable de faire respecter un nombre infini de résolutions concernant le conflit israélo-palestinien. Elle na pas su intervenir dans les génocides les plus effroyables. La structure est morte depuis longtemps, son efficacité est désormais nulle, il faut bien le reconnaître. LONU est une organisation de nations quel sens peut-elle encore avoir dans un contexte désormais totalement mondialisé ?
Quel sera le futur pour les nations sans lONU ?
Je ne prédis hélas pas le futur ! Peut-être aura-t-on la victoire des forces démocratiques au niveau global, cest-à-dire le renversement de la ligne actuellement mise en uvre par le gouvernement américain, la construction dun ordre global impérial dans lequel la reconstruction des Nations unies aurait du sens tout en sachant que cela ne serait plus lUnion de nations au sens strict
Ce qui est actuellement visible, cest que le monde est traversé par des forces démocratiques puissantes : ce sont elles qui pourront décréter la fin du pouvoir des nations, de légoïsme des élites capitalistes, des intérêts du capital La nouvelle organisation mondiale devra être une organisation démocratique des multitudes et non des Etats-nations.
Quand vous avez écrit Empire, les États-Unis navaient pas encore vécu le 11 septembre 2001. En quoi cet attentat a-t-il changé la donne géopolitique ?
Effectivement, les E.-U. navaient pas encore vécu le 11 septembre. Mais je crois que ladministration américaine avait déjà établi un nouveau programme danticipation de la guerre qui passait dans tous les cas par la définition dune capacité dintervention dans le monde entier et par un programme qui tenait compte de la constitution de lEmpire. Je considère le 11 septembre comme quelque chose qui est advenu au sein dun contexte qui avait déjà largement été anticipé, et qui a suscité une réaction que lon peut considérer comme un véritable coup dÉtat. Le 11 septembre est en soi une chose horrible, cest évident. Mais jai tendance à croire que les E.-U. en ont fait loccasion dun coup dÉtat à léchelle mondiale. Cest-à-dire en réalité loccasion de résoudre le vrai problème qui se posait à eux : qui commandera sur lEmpire ?
Qui semparera de la souveraineté dans lEmpire ?
Dans votre livre vous dites que lEmpire nest pas américain : « LEmpire est simplement capitaliste : cest lordre du capital collectif cette force qui a gagné la guerre civile du XXe siècle ».
LEmpire que nous avons cherché à décrire après en avoir analysé la constitution et le fonctionnement nest pas les États-Unis. Et on ne peut pas réduire lEmpire à limpérialisme américain, même si celui-ci y participe évidemment. Ce qui est en revanche vrai, cest que lenjeu actuel à léchelle de lEmpire, cest un nouveau type de souveraineté. Et les États-Unis essaient de se lapproprier, doù lintérêt dune guerre préventive ou, hélas, effective sans fin à léchelle mondiale. Cest au sein du capitalisme que saffrontent les forces qui cherchent à mettre la main sur le pouvoir impérial : comme dans lAntiquité, les monarques et les aristocraties saffrontent. Les deux premières guerres mondiales étaient encore essentiellement des guerres entre Etats-nations. Aujourdhui, lEmpire nest ni le bien ni le mal, cest une autre structure mondiale une structure qui a définitivement enterré la vieille structure des pouvoirs, des prérogatives et des frontières nationales. Lespace nest plus le même. Et les guerres, réelles ou virtuelles, de basse ou de haute intensité, ne sont plus les mêmes. Mais les morts et la souffrance ressemblent a ce quils ont toujours été : une barbarie.
A propos du Forum Social Mondial de Porto Alegre vous avez dit au journal Le Monde : « Cest un moment fondamental dans la construction dun contre-Empire. Il y a des années que je navais pas vu dans un mouvement social une telle capacité et une telle intelligence à comprendre la violence du pouvoir et à préparer continuellement et de manière si imprévisible des stratégies de luttes nouvelles et inventives. » Dans cette perspective, comment percevez-vous le gouvernement du PT au Brésil, que vous avez visité récemment ?
Je trouve que le PT représente quelque chose de totalement imprévisible. Imprévisible, parce quil sagissait dun gouvernement de gauche traditionnel qui se fondait sur des forces de gauche tout aussi traditionnelles. Et pourtant ce qui a été fait, cest un effort énorme dinnovation, dinvention et dexpérimentation politique. Le PT a immédiatement commencé à parler au niveau global, cest quelque chose dextrêmement important. Personne ne sy attendait. Mon jugement sur la politique du gouvernement de Lula est absolument positif. Il est évident que les problèmes du Brésil et plus généralement ceux de lAmérique latine, sont énormes, et que ce nest pas en quelques mois que lon pourra les résoudre. Mais il est tout aussi évident que la seule manière de les résoudre est de chercher une solution au niveau global. Dans ces pays, la révolution nest pas possible : elle nétait pas possible en Union soviétique, alors en Amérique latine Ce serait complètement stupide dimaginer un futur révolutionnaire pour des pays comme le Brésil ou lArgentine ;
et je suis très fâché avec certaines couches de la gauche locale qui nont absolument pas compris ce que cherchait à faire Lula, ce que cherche à faire Kirchner. On a limpression quils ont perdu toute faculté critique. Comprendre la décision du gouvernement argentin de ne pas payer la dette, voilà ce qui est important ! Comprendre que cela naurait pas été possible sans lappui du gouvernement brésilien. Com-prendre que pour bloquer Cancùn, cest-à-dire un projet impérial violent et injuste, il fallait obtenir lalliance de lInde et de la Chine et là encore, cest à travers Lula que cela a été possible.
Donc vous approuvez à 100% la politique extérieure de Lula ?
Je ne serais pas capable de vous dire grand chose sur sa politique intérieure, parce
que je ne connais pas ses positions et ses réalisations aussi bien quen politique étrangère ; mais je crois fermement que les problèmes du Brésil sont insolubles à moins que la communauté internationale fasse un véritable effort. On nen a pas fini avec lesclavagisme parce que le Brésil, hélas, est encore un pays esclavagiste, un pays où la couleur de la peau détermine la vie des hommes , et on nen finira pas si lon nen passe pas par une convergence très large de forces politiquement nouvelles. Jai limpression que le gouvernement de Lula se meut sur ce terrain.
Que voulez-vous dire quand vous dites que le Brésil est un pays esclavagiste ?
A Brasilia, on ne ma fait rencontrer quun seul Noir. Et cétait Gilberto Gil
Les Noirs ne sont pas encore à égalité avec les Blancs
Les Noirs représentent 70% de la population, nest-ce pas ? Il nexiste pas de discrimination positive pour entrer à luniversité. Ils nont rien. Ils vivent dans la misère. Jamais une révolution na tenté de sallier aux Noirs. Les E.-U. ont eu des mouvements noirs, pas le Brésil. La gauche brésilienne a très bonne conscience. Elle ny pense pas, elle évite dy penser. Elle peut être tout ce quon veut, mais elle ne sest jamais ouverte aux mouvements black.
Vous avez été en Argentine au cours de votre voyage en Amérique du Sud en octobre-novembre. Comment avez-vous perçu lArgentine et la société civile après la grande crise qui a ruiné le pays ?
On a vu surgir avec la crise une sorte dinsurrection. Le gouvernement Kirchner a réussi à ouvrir un dialogue avec les forces populaire, et cest sur cette base quil a
pu demander de laide aux pays capitalistes centraux tout en réussissant à maintenir
une certaine ouverture démocratique à lintérieur du pays. Et quand je parle douverture démocratique, je ne parle pas seulement de la représentation politique traditionnelle mais des mouvements, de la capacité exceptionnelle des « piqueteros » et des autres, des assemblées, des organisations de quartiers et de villages, à construire un autre discours et dautres pratiques politiques au sein de la société argentine.
Je crois que la seule possibilité de sortir de tout cela, cest la construction du Mercosud, la construction dune unité politique entre un certain nombre de grands pays lArgentine, le Brésil, les pays andins. Les Andes sont importantes : là aussi, il me semble quil est en train de se passer une véritable révolution sociale, extrêmement profonde, à partir de certaines revendications des Natifs. Cest peut être la première fois que les Indios osent sélever contre les oligarchies locales.
Vous parlez de la Bolivie ?
Je parle de la Bolivie, de la Colombie Lélection du maire de Bogotà est un signal important. Mais je parle aussi de lUruguay, du Paraguay, du Pérou, et même de
lÉquateur : il y a là des mouvements qui sont très intéressants, même sils sont évidemment encore fragiles et moins visibles que ceux du Brésil ou de lArgentine. On
en revient au début de cet entretien, cest-à-dire à Lula. Lula a interprété un tournant
historique essentiel : ce nest pas simplement le représentant dune gauche traditionnelle, plus ou moins interne à la société civile, et qui suit une conception très pragmatique de la démocratie. Cest quelquun qui a compris que des luttes et des mouvements sociaux sont en train de se jouer, quune transformation sociale profonde est en train de se produire, et que cela ne concerne pas seulement le Brésil et lArgentine mais toute lAmérique du Sud qui refuse désormais de nêtre que le lieu où les Américains viennent faire leurs sales affaires, et qui demande une dignité politique et sociale qui lui a toujours été refusée.
Comment Lula peut-il réussir un vrai
gouvernement de gauche et suivre en bon élève les recettes du FMI, presque en otage du FMI ?
Le Brésil est trop loin de lItalie pour quil mappartienne de le dire je ny ai fait quun voyage dun mois Mais je suis sûr que tous les gouvernements dAmérique latine finiront par apprendre de Lula ce que signifie faire une politique active et devenir un véritable acteur politique sur la scène internationale. Arrêter dêtre des victimes, redevenir des hommes capables de sexprimer, de décider de leurs propres vies et du sort de leur pays : ce nest que de cela quil sagit, et pourtant cest un changement énorme. Certains appellent cela une révolution.
Dans LEurope, lAmérique, la guerre, le philosophe Etienne Balibar réfléchit aux possibilités dune Europe qui ferait contre-poids à la puissance américaine. LAmérique a-t-elle une prétention de souveraineté universelle outre un projet impérialiste comme prétend Etienne Balibar ?
Oui, je crois que les E.-U. ont une prétention de souveraineté universelle mais à partir dun projet qui demeure impérialiste. Cest pour cela que la construction de lEurope est essentielle. LEurope doit être ouverte, elle ne doit pas se penser comme super-nation. Elle doit au contraire choisir la voie du fédéralisme un fédéralisme ouvert qui ne cherche pas à unifier et réduire les diversités, la puissance des singularités, sous le joug dune unité étatique et souveraine. En somme, un pluralisme réel, la fédération de singularités consistantes. Je crois vraiment que le projet européen peut constituer une ouverture politique importante sur le monde et se transformer en une sorte d« experimentum » : une sorte dessai de gouvernement démocratique dun type nouveau.
A votre avis, en quelles termes pourra seffectuer une refonte des institutions et du droit international ?
Je ne pense pas quil puisse y avoir un nouveau droit international. Il y aura un droit impérial, intérieur à lEmpire. Il faut un droit démocratique et cosmopolite réel, un droit dont le but ne soit pas de maintenir et dassurer la coexistence pacifique des nations, mais de construire une démocratie globale sous la pression des groupes démocratiques qui existent au sein même de lEmpire.
Dans la revue The New Republic, le journaliste Andrew Sullivan a écrit que la principale puissance qui bénéficiera de la réussite de la construction européenne sera la France. Les Américains veulent-ils en fait casser la France pour casser lEurope ?
Il est plus quévident que les E.-U. font tout pour détruire lEurope, en réalité cela fait 50 ans quils essaient den empêcher la construction. Récemment, dans le New York Times, ils se réjouissaient davantage de la faillite du projet de constitution européenne que de la capture de Saddam Par ailleurs, il est vrai que la France cherche à représenter lEurope et se comporte avec une certaine arrogance elle la toujours fait, elle le fait également pour lEurope , mais je ne crois pas que ce soit une solution. LEurope est un projet plus complexe et plus vaste que la seule réalité de la France. On ne peut pas sen tenir au classique affrontement entre nations souveraines.
Et vous croyez que les Américains vont réussir à casser le projet européen ?
Je ne sais pas, mais effectivement, sil ny a pas un mouvement qui ressemble à celui quindique Etienne Balibar, cest-à-dire un mouvement démocratique radical pas seulement en Europe mais partout dans le monde , il est possible quils y parviennent.
Votre parcours est dramatiquement lié à lhistoire contemporaine de votre pays, lItalie. Comment appréciez-vous le gouvernement actuel et le devenir de ce pays ?
Berlusconi représente une expérience extrêmement intéressante du point de vue de la science politique ! LItalie possède une histoire qui a été populiste, fasciste elle a inventé le fascisme et aujourdhui elle est en train dinventer le populisme médiatique. Berlusconi, cest cela : un homme de télévision qui dirige un pays à partir de ses télévisions, à partir de la gestion de linformation, à partir de techniques de marketing, de gestion de limage à commencer par la sienne. Mais la santé du pays est bien autre chose : le climat social est en ébullition, les gens vivent mal. LItalie, aujourdhui, cest lun des pays où les luttes ouvrières, citoyennes, sociales sont à nouveau les plus fortes ; un pays où lon trouve des programmes dorganisation post-socialistes importants et larges. Je suis donc à la fois très pessimiste sur la situation politique du pays, et assez optimiste devant des mouvements populaires de protestation qui tendent à devenir de plus en plus vastes.
Antonio Negri : Non, moi je nai jamais vraiment pensé quil sagissait dune guerre contre lONU. Pour moi, et indépendamment des prétextes invoqués pour la justifier, la guerre en Irak a toujours eu lapparence dun coup dÉtat. Un coup dÉtat qui avait des implications complexes : par exemple contre lEurope, contre leuro contre lidée dun espace européen à la fois financier, commercial, monétaire, politique susceptible de remettre en cause un ordre mondial jusque là centré sur les Etats-Unis. La guerre en Irak, cest la façade visible dune nouvelle guerre froide, cette fois-ci entre les Etats Unis et lEurope. Et cela ne peut pas se comprendre sans le scénario impérial. Pour revenir à lONU : la fonction de lONU était probablement déjà épuisée avant la guerre. LONU a été totalement incapable de faire respecter un nombre infini de résolutions concernant le conflit israélo-palestinien. Elle na pas su intervenir dans les génocides les plus effroyables. La structure est morte depuis longtemps, son efficacité est désormais nulle, il faut bien le reconnaître. LONU est une organisation de nations quel sens peut-elle encore avoir dans un contexte désormais totalement mondialisé ?
Quel sera le futur pour les nations sans lONU ?
Je ne prédis hélas pas le futur ! Peut-être aura-t-on la victoire des forces démocratiques au niveau global, cest-à-dire le renversement de la ligne actuellement mise en uvre par le gouvernement américain, la construction dun ordre global impérial dans lequel la reconstruction des Nations unies aurait du sens tout en sachant que cela ne serait plus lUnion de nations au sens strict
Ce qui est actuellement visible, cest que le monde est traversé par des forces démocratiques puissantes : ce sont elles qui pourront décréter la fin du pouvoir des nations, de légoïsme des élites capitalistes, des intérêts du capital La nouvelle organisation mondiale devra être une organisation démocratique des multitudes et non des Etats-nations.
Quand vous avez écrit Empire, les États-Unis navaient pas encore vécu le 11 septembre 2001. En quoi cet attentat a-t-il changé la donne géopolitique ?
Effectivement, les E.-U. navaient pas encore vécu le 11 septembre. Mais je crois que ladministration américaine avait déjà établi un nouveau programme danticipation de la guerre qui passait dans tous les cas par la définition dune capacité dintervention dans le monde entier et par un programme qui tenait compte de la constitution de lEmpire. Je considère le 11 septembre comme quelque chose qui est advenu au sein dun contexte qui avait déjà largement été anticipé, et qui a suscité une réaction que lon peut considérer comme un véritable coup dÉtat. Le 11 septembre est en soi une chose horrible, cest évident. Mais jai tendance à croire que les E.-U. en ont fait loccasion dun coup dÉtat à léchelle mondiale. Cest-à-dire en réalité loccasion de résoudre le vrai problème qui se posait à eux : qui commandera sur lEmpire ?
Qui semparera de la souveraineté dans lEmpire ?
Dans votre livre vous dites que lEmpire nest pas américain : « LEmpire est simplement capitaliste : cest lordre du capital collectif cette force qui a gagné la guerre civile du XXe siècle ».
LEmpire que nous avons cherché à décrire après en avoir analysé la constitution et le fonctionnement nest pas les États-Unis. Et on ne peut pas réduire lEmpire à limpérialisme américain, même si celui-ci y participe évidemment. Ce qui est en revanche vrai, cest que lenjeu actuel à léchelle de lEmpire, cest un nouveau type de souveraineté. Et les États-Unis essaient de se lapproprier, doù lintérêt dune guerre préventive ou, hélas, effective sans fin à léchelle mondiale. Cest au sein du capitalisme que saffrontent les forces qui cherchent à mettre la main sur le pouvoir impérial : comme dans lAntiquité, les monarques et les aristocraties saffrontent. Les deux premières guerres mondiales étaient encore essentiellement des guerres entre Etats-nations. Aujourdhui, lEmpire nest ni le bien ni le mal, cest une autre structure mondiale une structure qui a définitivement enterré la vieille structure des pouvoirs, des prérogatives et des frontières nationales. Lespace nest plus le même. Et les guerres, réelles ou virtuelles, de basse ou de haute intensité, ne sont plus les mêmes. Mais les morts et la souffrance ressemblent a ce quils ont toujours été : une barbarie.
A propos du Forum Social Mondial de Porto Alegre vous avez dit au journal Le Monde : « Cest un moment fondamental dans la construction dun contre-Empire. Il y a des années que je navais pas vu dans un mouvement social une telle capacité et une telle intelligence à comprendre la violence du pouvoir et à préparer continuellement et de manière si imprévisible des stratégies de luttes nouvelles et inventives. » Dans cette perspective, comment percevez-vous le gouvernement du PT au Brésil, que vous avez visité récemment ?
Je trouve que le PT représente quelque chose de totalement imprévisible. Imprévisible, parce quil sagissait dun gouvernement de gauche traditionnel qui se fondait sur des forces de gauche tout aussi traditionnelles. Et pourtant ce qui a été fait, cest un effort énorme dinnovation, dinvention et dexpérimentation politique. Le PT a immédiatement commencé à parler au niveau global, cest quelque chose dextrêmement important. Personne ne sy attendait. Mon jugement sur la politique du gouvernement de Lula est absolument positif. Il est évident que les problèmes du Brésil et plus généralement ceux de lAmérique latine, sont énormes, et que ce nest pas en quelques mois que lon pourra les résoudre. Mais il est tout aussi évident que la seule manière de les résoudre est de chercher une solution au niveau global. Dans ces pays, la révolution nest pas possible : elle nétait pas possible en Union soviétique, alors en Amérique latine Ce serait complètement stupide dimaginer un futur révolutionnaire pour des pays comme le Brésil ou lArgentine ;
et je suis très fâché avec certaines couches de la gauche locale qui nont absolument pas compris ce que cherchait à faire Lula, ce que cherche à faire Kirchner. On a limpression quils ont perdu toute faculté critique. Comprendre la décision du gouvernement argentin de ne pas payer la dette, voilà ce qui est important ! Comprendre que cela naurait pas été possible sans lappui du gouvernement brésilien. Com-prendre que pour bloquer Cancùn, cest-à-dire un projet impérial violent et injuste, il fallait obtenir lalliance de lInde et de la Chine et là encore, cest à travers Lula que cela a été possible.
Donc vous approuvez à 100% la politique extérieure de Lula ?
Je ne serais pas capable de vous dire grand chose sur sa politique intérieure, parce
que je ne connais pas ses positions et ses réalisations aussi bien quen politique étrangère ; mais je crois fermement que les problèmes du Brésil sont insolubles à moins que la communauté internationale fasse un véritable effort. On nen a pas fini avec lesclavagisme parce que le Brésil, hélas, est encore un pays esclavagiste, un pays où la couleur de la peau détermine la vie des hommes , et on nen finira pas si lon nen passe pas par une convergence très large de forces politiquement nouvelles. Jai limpression que le gouvernement de Lula se meut sur ce terrain.
Que voulez-vous dire quand vous dites que le Brésil est un pays esclavagiste ?
A Brasilia, on ne ma fait rencontrer quun seul Noir. Et cétait Gilberto Gil
Les Noirs ne sont pas encore à égalité avec les Blancs
Les Noirs représentent 70% de la population, nest-ce pas ? Il nexiste pas de discrimination positive pour entrer à luniversité. Ils nont rien. Ils vivent dans la misère. Jamais une révolution na tenté de sallier aux Noirs. Les E.-U. ont eu des mouvements noirs, pas le Brésil. La gauche brésilienne a très bonne conscience. Elle ny pense pas, elle évite dy penser. Elle peut être tout ce quon veut, mais elle ne sest jamais ouverte aux mouvements black.
Vous avez été en Argentine au cours de votre voyage en Amérique du Sud en octobre-novembre. Comment avez-vous perçu lArgentine et la société civile après la grande crise qui a ruiné le pays ?
On a vu surgir avec la crise une sorte dinsurrection. Le gouvernement Kirchner a réussi à ouvrir un dialogue avec les forces populaire, et cest sur cette base quil a
pu demander de laide aux pays capitalistes centraux tout en réussissant à maintenir
une certaine ouverture démocratique à lintérieur du pays. Et quand je parle douverture démocratique, je ne parle pas seulement de la représentation politique traditionnelle mais des mouvements, de la capacité exceptionnelle des « piqueteros » et des autres, des assemblées, des organisations de quartiers et de villages, à construire un autre discours et dautres pratiques politiques au sein de la société argentine.
Je crois que la seule possibilité de sortir de tout cela, cest la construction du Mercosud, la construction dune unité politique entre un certain nombre de grands pays lArgentine, le Brésil, les pays andins. Les Andes sont importantes : là aussi, il me semble quil est en train de se passer une véritable révolution sociale, extrêmement profonde, à partir de certaines revendications des Natifs. Cest peut être la première fois que les Indios osent sélever contre les oligarchies locales.
Vous parlez de la Bolivie ?
Je parle de la Bolivie, de la Colombie Lélection du maire de Bogotà est un signal important. Mais je parle aussi de lUruguay, du Paraguay, du Pérou, et même de
lÉquateur : il y a là des mouvements qui sont très intéressants, même sils sont évidemment encore fragiles et moins visibles que ceux du Brésil ou de lArgentine. On
en revient au début de cet entretien, cest-à-dire à Lula. Lula a interprété un tournant
historique essentiel : ce nest pas simplement le représentant dune gauche traditionnelle, plus ou moins interne à la société civile, et qui suit une conception très pragmatique de la démocratie. Cest quelquun qui a compris que des luttes et des mouvements sociaux sont en train de se jouer, quune transformation sociale profonde est en train de se produire, et que cela ne concerne pas seulement le Brésil et lArgentine mais toute lAmérique du Sud qui refuse désormais de nêtre que le lieu où les Américains viennent faire leurs sales affaires, et qui demande une dignité politique et sociale qui lui a toujours été refusée.
Comment Lula peut-il réussir un vrai
gouvernement de gauche et suivre en bon élève les recettes du FMI, presque en otage du FMI ?
Le Brésil est trop loin de lItalie pour quil mappartienne de le dire je ny ai fait quun voyage dun mois Mais je suis sûr que tous les gouvernements dAmérique latine finiront par apprendre de Lula ce que signifie faire une politique active et devenir un véritable acteur politique sur la scène internationale. Arrêter dêtre des victimes, redevenir des hommes capables de sexprimer, de décider de leurs propres vies et du sort de leur pays : ce nest que de cela quil sagit, et pourtant cest un changement énorme. Certains appellent cela une révolution.
Dans LEurope, lAmérique, la guerre, le philosophe Etienne Balibar réfléchit aux possibilités dune Europe qui ferait contre-poids à la puissance américaine. LAmérique a-t-elle une prétention de souveraineté universelle outre un projet impérialiste comme prétend Etienne Balibar ?
Oui, je crois que les E.-U. ont une prétention de souveraineté universelle mais à partir dun projet qui demeure impérialiste. Cest pour cela que la construction de lEurope est essentielle. LEurope doit être ouverte, elle ne doit pas se penser comme super-nation. Elle doit au contraire choisir la voie du fédéralisme un fédéralisme ouvert qui ne cherche pas à unifier et réduire les diversités, la puissance des singularités, sous le joug dune unité étatique et souveraine. En somme, un pluralisme réel, la fédération de singularités consistantes. Je crois vraiment que le projet européen peut constituer une ouverture politique importante sur le monde et se transformer en une sorte d« experimentum » : une sorte dessai de gouvernement démocratique dun type nouveau.
A votre avis, en quelles termes pourra seffectuer une refonte des institutions et du droit international ?
Je ne pense pas quil puisse y avoir un nouveau droit international. Il y aura un droit impérial, intérieur à lEmpire. Il faut un droit démocratique et cosmopolite réel, un droit dont le but ne soit pas de maintenir et dassurer la coexistence pacifique des nations, mais de construire une démocratie globale sous la pression des groupes démocratiques qui existent au sein même de lEmpire.
Dans la revue The New Republic, le journaliste Andrew Sullivan a écrit que la principale puissance qui bénéficiera de la réussite de la construction européenne sera la France. Les Américains veulent-ils en fait casser la France pour casser lEurope ?
Il est plus quévident que les E.-U. font tout pour détruire lEurope, en réalité cela fait 50 ans quils essaient den empêcher la construction. Récemment, dans le New York Times, ils se réjouissaient davantage de la faillite du projet de constitution européenne que de la capture de Saddam Par ailleurs, il est vrai que la France cherche à représenter lEurope et se comporte avec une certaine arrogance elle la toujours fait, elle le fait également pour lEurope , mais je ne crois pas que ce soit une solution. LEurope est un projet plus complexe et plus vaste que la seule réalité de la France. On ne peut pas sen tenir au classique affrontement entre nations souveraines.
Et vous croyez que les Américains vont réussir à casser le projet européen ?
Je ne sais pas, mais effectivement, sil ny a pas un mouvement qui ressemble à celui quindique Etienne Balibar, cest-à-dire un mouvement démocratique radical pas seulement en Europe mais partout dans le monde , il est possible quils y parviennent.
Votre parcours est dramatiquement lié à lhistoire contemporaine de votre pays, lItalie. Comment appréciez-vous le gouvernement actuel et le devenir de ce pays ?
Berlusconi représente une expérience extrêmement intéressante du point de vue de la science politique ! LItalie possède une histoire qui a été populiste, fasciste elle a inventé le fascisme et aujourdhui elle est en train dinventer le populisme médiatique. Berlusconi, cest cela : un homme de télévision qui dirige un pays à partir de ses télévisions, à partir de la gestion de linformation, à partir de techniques de marketing, de gestion de limage à commencer par la sienne. Mais la santé du pays est bien autre chose : le climat social est en ébullition, les gens vivent mal. LItalie, aujourdhui, cest lun des pays où les luttes ouvrières, citoyennes, sociales sont à nouveau les plus fortes ; un pays où lon trouve des programmes dorganisation post-socialistes importants et larges. Je suis donc à la fois très pessimiste sur la situation politique du pays, et assez optimiste devant des mouvements populaires de protestation qui tendent à devenir de plus en plus vastes.