Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
par Patrick Bond
Imprimer l'articleLa guerre des Eaux de Johannesburg Soweto contre Suez
Johannesburg est un laboratoire où la société parisienne Suez mène une courageuse expérience, qui rencontre une résistance plus courageuse encore de la part des révolutionnaires locaux oscillant entre tactiques autonomistes et défense des principes socialistes. Les militants du Forum Antiprivatisation, appuyés par leurs camarades du Forum Social de Durban Thikweni et de la Campagne contre lExclusion du Cap, dénoncent lalliance entre Suez, la Banque mondiale et les politiciens locaux, quils qualifient de vendus.
Johannesburg est une ville difficile, particulièrement les townships noirs de Soweto, Alexandra et Orange Farm. « La ville est représentative du mauvais état de ce monde, cest une belle illustration de développement non-durable », écrivait Agnès Sinai dans Le Monde Diplomatique en décembre dernier. »(le 31 août 2002) Plus de 20 000 manifestants défilèrent contre le Sommet Mondial pour le Développement Durable à cause des privatisations et des coupures deau dans les bidonvilles, et scandèrent des slogans contre le Nouveau Partenariat pour le Dévelop-pement de lAfrique. Encouragé par Jacques Chirac, le projet du président Sud-Africain Thabo Mbeki visait à accroître la dépendance de lAfrique vis-à-vis des capitaux occidentaux et des agences daide au développement.
Dix ans plus tôt, Suez débarquait en Afrique du Sud, prête à en découdre. Sa filiale Water and Sanitation South Africa bénéficiait de contrats passés avec le régime de lApartheid et fut la première à inaugurer la privatisation de leau dans trois villes
de la province dEastern Cape : Queenstown (1992), Stutterheim (1994) et Nkon-kobe (1995). Bien quelle se fît évincer de Nkonkobe pour rupture de contrat, Suez décrocha le gros lot en 2000 : lexploitation de Johannesburg Water (JW), une Société Anonyme1, se présente comme un « produit dappel », un contrat qui noffre quun faible retour sur investissement dans un premier temps, mais qui devient
très lucratif en quelques années. Les prévisions dexploitation pour la sous-traitance de leau à Johannesburg indiquaient après impôts une hausse des profits de 440 000 euros en 2000-2001 à 366 millions deuros en 2008-2009.
JW achète de leau en masse au Lesotho Highlands Water Project, le plus grand complexe africain de retenue deau. Les barrages du Lesotho tirent leur triste célébrité du prestige que constituait ce projet-vitrine de lApartheid, financé par la Banque mondiale contre les souhaits de lANC en exil, et de la corruption qui y régnait en maître. La filiale construction de Suez à lépoque, Dumez, fut accusée de subornation du plus haut responsable de ladministration des barrages du Lesotho pour un montant de 72 000 euros ; mais en dépit des appels à la disqualification de Suez, celle-ci remporta le contrat de Johannesburg. Les conseillers municipaux furent envoyés à Buenos Aires pour admirer la réussite dont Suez senorgueillit tant, même si celle-ci savère un désastre financier depuis la crise économique argentine.
De retour à Johannesburg, JW devint une énorme exploitation, avec un volume annuel deau échangé pour un montant de 206 millions deuros, circulant à travers 9500 km de tuyaux, 9000 km dégouts, 86 réservoirs, 33 châteaux deau et 6 stations dépuration. On compte en tout 550 000 consommateurs particuliers, commerciaux et industriels.
Le marché passé entre la ville de Johannesburg et Suez court jusquen 2006, date à laquelle il pourrait être renouvelé pour plusieurs décennies.
Il y eut une première opposition à la sous-traitance, mais laction politique municipale traditionnelle et la pression des syndicats se révélèrent impuissantes. Le leader de lANC qui gérait la région de Soweto, le conseiller municipal Trevor Ngwane, fut renvoyé du parti en septembre 1999 pour avoir dénoncé la privatisation dans un article de presse. Il refusa de sexcuser et lors de lélection suivante du conseil municipal, LANC mit tout en uvre pour sassurer de sa défaite.
Deux mois après léviction de Ngwane, 20 000 membres du SAMWU, le syndicat Sud-Africain des employés municipaux, clamèrent haut et fort « Sils veulent la guerre, ils lauront ! » et entamèrent une courte grève. En guise de représailles, au cours des six mois suivants, Suez menaça à intervalles réguliers dinterrompre la distribution deau. En décembre 2000, lors des élections municipales et juste avant le lancement de JW par Suez, le SAMWU appela à une grève de plus grande ampleur. Mais la domination dune direction pro ANC sur les branches locales des syndicats fit capoter le mouvement.
Les appels lancés en direction du nouveau ministre de lEau, le communiste Ronnie Kasrils, firent également long feu. Lors dune manifestation organisée à loccasion dun séminaire pro-privatisation du Sommet Mondial pour le Développement Durable qui se tenait au « Waterdome », Kasrils traita les militants de « voyous » et déclara à la foule que la position antiprivatisation était le fait dune minorité seulement. Les tentatives de persuasion des parties prenantes, de négociations syndicales et dappels aux représentants élus menées assidûment de 1999 à 2002 menèrent les militants nulle part. Combattre les privatisations allait nécessiter une action directe des groupes des townships.
La stratégie de Suez pour économiser sur la distribution deau
Mais peut-être Suez avait-elle eu les yeux plus gros que le ventre. Elle essaya dintroduire des stratégies avant-gardistes pour économiser de leau, ce qui explique peut-être sa chute dans la cité la plus politisée dAfrique.
Leau est dune importance vitale pour la population pauvre des villes, étant donné les problèmes considérables de santé publique résultant de la surpopulation, des systèmes de distribution municipaux et des installations sanitaires inadaptées. Le choléra tua quatre résidents du township dAlexandra début 2001, provoquant le déplacement brutal et forcé par la municipalité de milliers de personnes qui vivaient en bordure de rivière dans des secteurs éloignés, rappelant ainsi les pires heures de lApartheid. Chaque année la diarrhée tue des centaines denfants à Johannesburg. Le passage de la séropositivité au sida déclaré est souvent dû à une maladie bénigne liée à leau.
Cependant, il nest pas dans lintérêt de Suez de fournir suffisamment deau aux pauvres pour pouvoir ne serait-ce que tirer une chasse deau. Lentreprise préfère les VIP, à savoir les Ventilated Improved Pitlatrines2. Ce qui implique toutefois que lexcrément parte directement dans la nappe phréatique ; or Johannesburg a des sols hautement dolomitiques (poreux). En février 2001, linsuffisance de linfrastructure sanitaire eut pour conséquence un début de prolifération dE. coli3 qui sema la panique jusque dans la banlieue chic de Sandton.
Plutôt que denvisager le problème comme une menace durable pour la nappe phréatique de la région, les riches ménages et institutions de Sandton investirent dans leurs propres systèmes de purification deau couplés à un forage additionnel, preuve supplémentaire de la tendance des classes supérieures à se couper des problèmes socio-environnementaux plutôt quà les résoudre.
Une autre technique controversée, appelée « installations sanitaires de faible profondeur », fut adoptée par JW en 2002 pour les égouts. Le système utilise de faibles quantités deau et comptent moins sur les lois de la gravité pour emporter les excréments des toilettes jusquau collecteur dégout, doù un gain deau et dargent à la fois au niveau de linfrastructure et au niveau des coûts dexploitation. Mais le plus extraordinaire, cest que, dans tous les quartiers, les tuyaux sont régulièrement bouchés par les excréments, non par accident mais par défaut de conception. Ce qui nécessite alors dans chaque rue la mobilisation du « capital social » de la communauté, afin dassurer un déblocage régulier des tuyaux. JW fournit dailleurs des instructions de « Procédure de Maintenance » :
« Ouvrir toutes les chambres dinspection. Porter des gants. Retirer toutes les matières solides et les déchets des chambres dinspection. Faire un test miroir pour chaque section de chambre à chambre. Si des déchets sont trouvés dans une section, y introduire le tube depuis la chambre dinspection située en amont jusquà ce quil entre en contact avec ce qui fait obstruction. Barrer la sortie depuis la chambre dinspection située en aval avec un filtre qui laisse passer leau mais pas les matières solides. Pousser le tube jusquà ce que la matière soit déplacée dans la chambre dinspection située en aval. Porter des gants et retirer les déchets à la main. Faire couler une grande quantité deau à travers la section située entre les deux chambres dinspection et vérifier le nettoyage. Répéter le test miroir. Fermer les chambres dinspection. Les chambres dinspection doivent être maintenues fermées en permanence sauf en cas dopérations de nettoyage. »
Parce quils ne nécessitent pas la présence de chasses deau dans la maison, le coût
dinstallation des égouts de faible profondeur est moins élevé que celui dun VIP et ne représente quun tiers de celui de W.-C. traditionnels reliés au collecteur. Ainsi JW répercute le coût des installations sanitaires sur les résidents des townships noirs à faibles revenus qui constituent un marché cible (les zones résidentielles blanches à forts revenus bénéficient dun autre type dinstallation). On peut sattendre à ce que ce soit les femmes qui prennent en charge les problèmes de santé publique, supportent lhumiliante corvée et le temps passé à dégager les excréments des canalisations de mauvaise qualité.
Suez sadonne aussi régulièrement aux coupures deau, ou certaines fois, sen remet au Conseil Municipal pour faire le sale boulot à la place de JW. Au cours du premier trimestre 2002 (dernière information en date), on a comptabilisé plus de 90 000 coupures délectricité et deau à Johannesburg. Le chef de lopposition officielle conservatrice de la ville, Mike Moriarty, sen est félicité : « Les coupures sont une bonne chose, mais le conseil se doit dêtre impitoyable avec les gens qui ne payent pas leurs factures, ou avec ceux qui se reconnectent au réseau électrique de façon illégale. »
Loffensive la plus controversée de JW contre les résidents pauvres de Johannesburg est linstallation de « compteurs à eau prépayés ». Les compteurs à eau prépayés supposent lachat préalable de cartes par le consommateur, permettant ainsi de prévenir le risque de coupure. Elles ont été déclarées illégales en Grande-Bretagne suite aux problèmes de santé publique survenus dans les années 90. Suez se défend en arguant du fait que 6000 litres deau gratuits sont ainsi fournis chaque mois, mais les militants disent que cest au mieux la moitié de ce qui est strictement nécessaire pour survivre, en particulier dans le cas de femmes se retrouvant seules et qui sont contraintes dhéberger des pensionnaires ou dans le cas de familles frappées par le sida qui, pour des raisons dhygiène, ont besoin de plus deau.
Brisez les compteurs,
et profitez de leau !
Cest alors quune résistance incroyable a vu le jour. Un article à la une du New York Times (29 mai 2003) rapportait la réaction du chef du Comité de Crise de lEau dOrange Farm, Bricks Mokolo : « Brisez les compteurs, et profitez de leau. Le Gouvernement nous a promis que laccès à leau serait un droit fondamental. Mais maintenant ils nous disent que nos droits sont à vendre ». Dans un esprit parfois qualifié dautonomiste, le Comité de Crise, ainsi que dautres membres affiliés au Forum Antiprivatisation de Johannesburg, font venir des plombiers des townships pour remettre en état le réseau de distribution. Ils font de même avec les électriciens des townships, qui sont souvent de jeunes gens spécialement formés pour éviter dendommager linfrastructure ou se blesser.
Partis dOrange Farm, les protestations contre les compteurs prépayés se sont étendues à Soweto courant 2003. En septembre il y a eu de nombreuses arrestations dans le secteur Phiri de Soweto, parmi lesquelles celles de Ngwane, secrétaire du Forum Antiprivatisation. Les premières arrestations ont eu lieu quand les militants ont commencé à combler les fosses creusées pour accueillir les compteurs prépayés.
Dans les placards publicitaires loués dans les journaux par Johannesburg Water, on pouvait lire que Mokolo, Ngwane et leurs alliés du Forum Antiprivatisation « ne portent pas les intérêts des résidents dans leurs curs. Leur stratégie politique est dempêcher les gens de Soweto davoir accès à leau en menaçant les ouvriers, en saccageant les conduites et en empêchant les camions dapporter leurs chargements. Ils perturbent les réunions dinformation publiques et refusent aux gens le droit daccès à linformation ».
En réalité, JW refusait alors laccès à linformation concernant le projet pilote dOrange Farm au nom de la confidentialité commerciale, ce qui a conduit lInstitut Pour la Liberté dExpression (FXI4) à engager des poursuites en justice fondées sur la Loi dAccès à lInformation5.
En attendant, les masses pauvres se voient toujours refuser les services de distribution deau. Sur à peu près un million de personnes vivant dans des installations de fortune, 65% utilisent les colonnes dalimentations municipales (situées hors de leur propre domicile ou de leur cour), 14% utilisent la colonne dalimentation de la cour et 20% sen remettent aux camions-citernes deau. Sur le plan sanitaire, 52% utilisent des fosses quils creusent eux-mêmes, 45% utilisent des toilettes chimiques et 3% des blocs sanitaires municipaux ou des toilettes municipales équipées de chasses deau.
Le maintien de normes aussi basses, bien longtemps après que lAfrique du Sud a été libérée en 1994, sexplique par un souci déconomie financière. Les militants veulent faire reconnaître laccès à leau comme un des droits fondamentaux de lhomme, et si sa conquête passe par la destruction des compteurs prépayés, cela épargnera à la société des dommages bien plus importants à moyen terme en réduisant les risques de santé publique, en améliorant légalité des sexes, en protégeant lenvironnement et en encourageant le développement économique local. Mais bien sûr, les actionnaires parisiens ne sont en aucune manière sensibles à tous ces facteurs.
Les mouvements protestataires et les critiques théoriques des politiques néolibérales de leau se renforcent mutuellement, non seulement en Afrique du Sud mais au sein des mouvements sociaux à travers le monde. Cependant, les militants comme Ngwane admettent que cette protestation grandissante doit également être canalisée par une coalition organisée à plus grande échelle, prenant en comptel les forces progressistes et démocratiques.
Ainsi, après les mouvements de protestation au milieu de lannée 2003 à Soweto, le Collectif de lEau (Water Caucus) sest unifié pour soutenir les militants des townships diabolisés à la fois par le ministre ANC Kasrils et par JW. Dans dautres pays africains, où les conditions socio-économiques sont bien pires mais où lorganisation et la prise de conscience (et la liberté de manifestation) sont aussi moins avancées, les militants sud-africains se joignent à des groupes comme ACCRA, la Campagne Antiprivati-sation lancée au Ghana, et le Forum Social Africain, pour contester les stratégies néolibérales si prégnantes dans le secteur de leau. Les Sud-Africains sont associés à des luttes similaires qui vont de Cochabamba en Bolivie jusquà Detroit aux Etats-Unis.
Ngwane reconnaît les mérites de laction directe autonomiste mais insiste sur la nécessité de rechercher une stratégie plus élargie : « Nous risquons de nous noyer sous notre propre militantisme si, en favorisant les actions militantes à court terme, nous ne parvenons pas à développer des projets politiques à long terme. La méthode marxiste
qui consiste à faire la distinction entre demandes immédiates, démocratiques et transitionnelles peut être utilisée comme antidote à la maladie du militantisme pur et dur. Marx nous a appris que notre but dans la prise en compte des problèmes urgents est de démontrer le pouvoir de laction collective et le besoin de combattre et de renverser le système capitaliste. En labsence de telles perspectives, nous risquons des phénomènes de cooptation lorsque lennemi accède à nos demandes, comme il le fit en 2002 au moment où nous avons stoppé les coupures délectricité à Soweto ; ou bien la démoralisation et la lassitude peuvent nous menacer quand lennemi refuse de transiger, quand les gens voient que leurs efforts restent vains ».
Suez devrait être habituée à ce type de résistance car, un peu partout dans le monde, la gigantesque compagnie des eaux est confrontée à dautres difficultés. A Atlanta, où se trouve le plus grand service des eaux sous-traitées des Etats-Unis, Suez sest vu remercier. Elle a laissé Manille et Jakarta en proie à des difficultés financières. En Argentine, la situation est désespérée en raison des pressions du Fonds monétaire international sur le gouvernement Kirshner pour quil augmente les prix de la distribution. Comme la fait observer le journaliste du British Observer Nick Mathiason, à lissue du Forum Mondial sur lEau de Kyoto en Mars 2003, « Suez réduit aujourdhui dun tiers ses risques financiers dans les pays en voie de développement. Elle avait déjà prévu de réduire ses coûts de 340 millions deuros cette année et de 68 autres lannée prochaine. Elle envisage maintenant de faire des coupes encore plus sombres. »
Les habitants de Soweto sunissent contre Suez, et la guerre des eaux de Johannesburg nest pas prête de sarrêter. Il sera bientôt temps pour leurs alliés français de faire preuve de solidarité en manifestant à nouveau contre la répression des militants devant le Consulat dAfrique du Sud à Paris, et en sattaquant également directement à Suez, Vivendi, Saur et aux autres entreprises qui sucent le Sud jusquà la moelle. Agissements dautant plus criminels quand on sait quils affectent un si grand nombre de personnes voire la société dans son entier qui nont simplement pas les moyens de se payer de leau privatisée.
Johannesburg est une ville difficile, particulièrement les townships noirs de Soweto, Alexandra et Orange Farm. « La ville est représentative du mauvais état de ce monde, cest une belle illustration de développement non-durable », écrivait Agnès Sinai dans Le Monde Diplomatique en décembre dernier. »(le 31 août 2002) Plus de 20 000 manifestants défilèrent contre le Sommet Mondial pour le Développement Durable à cause des privatisations et des coupures deau dans les bidonvilles, et scandèrent des slogans contre le Nouveau Partenariat pour le Dévelop-pement de lAfrique. Encouragé par Jacques Chirac, le projet du président Sud-Africain Thabo Mbeki visait à accroître la dépendance de lAfrique vis-à-vis des capitaux occidentaux et des agences daide au développement.
Dix ans plus tôt, Suez débarquait en Afrique du Sud, prête à en découdre. Sa filiale Water and Sanitation South Africa bénéficiait de contrats passés avec le régime de lApartheid et fut la première à inaugurer la privatisation de leau dans trois villes
de la province dEastern Cape : Queenstown (1992), Stutterheim (1994) et Nkon-kobe (1995). Bien quelle se fît évincer de Nkonkobe pour rupture de contrat, Suez décrocha le gros lot en 2000 : lexploitation de Johannesburg Water (JW), une Société Anonyme1, se présente comme un « produit dappel », un contrat qui noffre quun faible retour sur investissement dans un premier temps, mais qui devient
très lucratif en quelques années. Les prévisions dexploitation pour la sous-traitance de leau à Johannesburg indiquaient après impôts une hausse des profits de 440 000 euros en 2000-2001 à 366 millions deuros en 2008-2009.
JW achète de leau en masse au Lesotho Highlands Water Project, le plus grand complexe africain de retenue deau. Les barrages du Lesotho tirent leur triste célébrité du prestige que constituait ce projet-vitrine de lApartheid, financé par la Banque mondiale contre les souhaits de lANC en exil, et de la corruption qui y régnait en maître. La filiale construction de Suez à lépoque, Dumez, fut accusée de subornation du plus haut responsable de ladministration des barrages du Lesotho pour un montant de 72 000 euros ; mais en dépit des appels à la disqualification de Suez, celle-ci remporta le contrat de Johannesburg. Les conseillers municipaux furent envoyés à Buenos Aires pour admirer la réussite dont Suez senorgueillit tant, même si celle-ci savère un désastre financier depuis la crise économique argentine.
De retour à Johannesburg, JW devint une énorme exploitation, avec un volume annuel deau échangé pour un montant de 206 millions deuros, circulant à travers 9500 km de tuyaux, 9000 km dégouts, 86 réservoirs, 33 châteaux deau et 6 stations dépuration. On compte en tout 550 000 consommateurs particuliers, commerciaux et industriels.
Le marché passé entre la ville de Johannesburg et Suez court jusquen 2006, date à laquelle il pourrait être renouvelé pour plusieurs décennies.
Il y eut une première opposition à la sous-traitance, mais laction politique municipale traditionnelle et la pression des syndicats se révélèrent impuissantes. Le leader de lANC qui gérait la région de Soweto, le conseiller municipal Trevor Ngwane, fut renvoyé du parti en septembre 1999 pour avoir dénoncé la privatisation dans un article de presse. Il refusa de sexcuser et lors de lélection suivante du conseil municipal, LANC mit tout en uvre pour sassurer de sa défaite.
Deux mois après léviction de Ngwane, 20 000 membres du SAMWU, le syndicat Sud-Africain des employés municipaux, clamèrent haut et fort « Sils veulent la guerre, ils lauront ! » et entamèrent une courte grève. En guise de représailles, au cours des six mois suivants, Suez menaça à intervalles réguliers dinterrompre la distribution deau. En décembre 2000, lors des élections municipales et juste avant le lancement de JW par Suez, le SAMWU appela à une grève de plus grande ampleur. Mais la domination dune direction pro ANC sur les branches locales des syndicats fit capoter le mouvement.
Les appels lancés en direction du nouveau ministre de lEau, le communiste Ronnie Kasrils, firent également long feu. Lors dune manifestation organisée à loccasion dun séminaire pro-privatisation du Sommet Mondial pour le Développement Durable qui se tenait au « Waterdome », Kasrils traita les militants de « voyous » et déclara à la foule que la position antiprivatisation était le fait dune minorité seulement. Les tentatives de persuasion des parties prenantes, de négociations syndicales et dappels aux représentants élus menées assidûment de 1999 à 2002 menèrent les militants nulle part. Combattre les privatisations allait nécessiter une action directe des groupes des townships.
La stratégie de Suez pour économiser sur la distribution deau
Mais peut-être Suez avait-elle eu les yeux plus gros que le ventre. Elle essaya dintroduire des stratégies avant-gardistes pour économiser de leau, ce qui explique peut-être sa chute dans la cité la plus politisée dAfrique.
Leau est dune importance vitale pour la population pauvre des villes, étant donné les problèmes considérables de santé publique résultant de la surpopulation, des systèmes de distribution municipaux et des installations sanitaires inadaptées. Le choléra tua quatre résidents du township dAlexandra début 2001, provoquant le déplacement brutal et forcé par la municipalité de milliers de personnes qui vivaient en bordure de rivière dans des secteurs éloignés, rappelant ainsi les pires heures de lApartheid. Chaque année la diarrhée tue des centaines denfants à Johannesburg. Le passage de la séropositivité au sida déclaré est souvent dû à une maladie bénigne liée à leau.
Cependant, il nest pas dans lintérêt de Suez de fournir suffisamment deau aux pauvres pour pouvoir ne serait-ce que tirer une chasse deau. Lentreprise préfère les VIP, à savoir les Ventilated Improved Pitlatrines2. Ce qui implique toutefois que lexcrément parte directement dans la nappe phréatique ; or Johannesburg a des sols hautement dolomitiques (poreux). En février 2001, linsuffisance de linfrastructure sanitaire eut pour conséquence un début de prolifération dE. coli3 qui sema la panique jusque dans la banlieue chic de Sandton.
Plutôt que denvisager le problème comme une menace durable pour la nappe phréatique de la région, les riches ménages et institutions de Sandton investirent dans leurs propres systèmes de purification deau couplés à un forage additionnel, preuve supplémentaire de la tendance des classes supérieures à se couper des problèmes socio-environnementaux plutôt quà les résoudre.
Une autre technique controversée, appelée « installations sanitaires de faible profondeur », fut adoptée par JW en 2002 pour les égouts. Le système utilise de faibles quantités deau et comptent moins sur les lois de la gravité pour emporter les excréments des toilettes jusquau collecteur dégout, doù un gain deau et dargent à la fois au niveau de linfrastructure et au niveau des coûts dexploitation. Mais le plus extraordinaire, cest que, dans tous les quartiers, les tuyaux sont régulièrement bouchés par les excréments, non par accident mais par défaut de conception. Ce qui nécessite alors dans chaque rue la mobilisation du « capital social » de la communauté, afin dassurer un déblocage régulier des tuyaux. JW fournit dailleurs des instructions de « Procédure de Maintenance » :
« Ouvrir toutes les chambres dinspection. Porter des gants. Retirer toutes les matières solides et les déchets des chambres dinspection. Faire un test miroir pour chaque section de chambre à chambre. Si des déchets sont trouvés dans une section, y introduire le tube depuis la chambre dinspection située en amont jusquà ce quil entre en contact avec ce qui fait obstruction. Barrer la sortie depuis la chambre dinspection située en aval avec un filtre qui laisse passer leau mais pas les matières solides. Pousser le tube jusquà ce que la matière soit déplacée dans la chambre dinspection située en aval. Porter des gants et retirer les déchets à la main. Faire couler une grande quantité deau à travers la section située entre les deux chambres dinspection et vérifier le nettoyage. Répéter le test miroir. Fermer les chambres dinspection. Les chambres dinspection doivent être maintenues fermées en permanence sauf en cas dopérations de nettoyage. »
Parce quils ne nécessitent pas la présence de chasses deau dans la maison, le coût
dinstallation des égouts de faible profondeur est moins élevé que celui dun VIP et ne représente quun tiers de celui de W.-C. traditionnels reliés au collecteur. Ainsi JW répercute le coût des installations sanitaires sur les résidents des townships noirs à faibles revenus qui constituent un marché cible (les zones résidentielles blanches à forts revenus bénéficient dun autre type dinstallation). On peut sattendre à ce que ce soit les femmes qui prennent en charge les problèmes de santé publique, supportent lhumiliante corvée et le temps passé à dégager les excréments des canalisations de mauvaise qualité.
Suez sadonne aussi régulièrement aux coupures deau, ou certaines fois, sen remet au Conseil Municipal pour faire le sale boulot à la place de JW. Au cours du premier trimestre 2002 (dernière information en date), on a comptabilisé plus de 90 000 coupures délectricité et deau à Johannesburg. Le chef de lopposition officielle conservatrice de la ville, Mike Moriarty, sen est félicité : « Les coupures sont une bonne chose, mais le conseil se doit dêtre impitoyable avec les gens qui ne payent pas leurs factures, ou avec ceux qui se reconnectent au réseau électrique de façon illégale. »
Loffensive la plus controversée de JW contre les résidents pauvres de Johannesburg est linstallation de « compteurs à eau prépayés ». Les compteurs à eau prépayés supposent lachat préalable de cartes par le consommateur, permettant ainsi de prévenir le risque de coupure. Elles ont été déclarées illégales en Grande-Bretagne suite aux problèmes de santé publique survenus dans les années 90. Suez se défend en arguant du fait que 6000 litres deau gratuits sont ainsi fournis chaque mois, mais les militants disent que cest au mieux la moitié de ce qui est strictement nécessaire pour survivre, en particulier dans le cas de femmes se retrouvant seules et qui sont contraintes dhéberger des pensionnaires ou dans le cas de familles frappées par le sida qui, pour des raisons dhygiène, ont besoin de plus deau.
Brisez les compteurs,
et profitez de leau !
Cest alors quune résistance incroyable a vu le jour. Un article à la une du New York Times (29 mai 2003) rapportait la réaction du chef du Comité de Crise de lEau dOrange Farm, Bricks Mokolo : « Brisez les compteurs, et profitez de leau. Le Gouvernement nous a promis que laccès à leau serait un droit fondamental. Mais maintenant ils nous disent que nos droits sont à vendre ». Dans un esprit parfois qualifié dautonomiste, le Comité de Crise, ainsi que dautres membres affiliés au Forum Antiprivatisation de Johannesburg, font venir des plombiers des townships pour remettre en état le réseau de distribution. Ils font de même avec les électriciens des townships, qui sont souvent de jeunes gens spécialement formés pour éviter dendommager linfrastructure ou se blesser.
Partis dOrange Farm, les protestations contre les compteurs prépayés se sont étendues à Soweto courant 2003. En septembre il y a eu de nombreuses arrestations dans le secteur Phiri de Soweto, parmi lesquelles celles de Ngwane, secrétaire du Forum Antiprivatisation. Les premières arrestations ont eu lieu quand les militants ont commencé à combler les fosses creusées pour accueillir les compteurs prépayés.
Dans les placards publicitaires loués dans les journaux par Johannesburg Water, on pouvait lire que Mokolo, Ngwane et leurs alliés du Forum Antiprivatisation « ne portent pas les intérêts des résidents dans leurs curs. Leur stratégie politique est dempêcher les gens de Soweto davoir accès à leau en menaçant les ouvriers, en saccageant les conduites et en empêchant les camions dapporter leurs chargements. Ils perturbent les réunions dinformation publiques et refusent aux gens le droit daccès à linformation ».
En réalité, JW refusait alors laccès à linformation concernant le projet pilote dOrange Farm au nom de la confidentialité commerciale, ce qui a conduit lInstitut Pour la Liberté dExpression (FXI4) à engager des poursuites en justice fondées sur la Loi dAccès à lInformation5.
En attendant, les masses pauvres se voient toujours refuser les services de distribution deau. Sur à peu près un million de personnes vivant dans des installations de fortune, 65% utilisent les colonnes dalimentations municipales (situées hors de leur propre domicile ou de leur cour), 14% utilisent la colonne dalimentation de la cour et 20% sen remettent aux camions-citernes deau. Sur le plan sanitaire, 52% utilisent des fosses quils creusent eux-mêmes, 45% utilisent des toilettes chimiques et 3% des blocs sanitaires municipaux ou des toilettes municipales équipées de chasses deau.
Le maintien de normes aussi basses, bien longtemps après que lAfrique du Sud a été libérée en 1994, sexplique par un souci déconomie financière. Les militants veulent faire reconnaître laccès à leau comme un des droits fondamentaux de lhomme, et si sa conquête passe par la destruction des compteurs prépayés, cela épargnera à la société des dommages bien plus importants à moyen terme en réduisant les risques de santé publique, en améliorant légalité des sexes, en protégeant lenvironnement et en encourageant le développement économique local. Mais bien sûr, les actionnaires parisiens ne sont en aucune manière sensibles à tous ces facteurs.
Les mouvements protestataires et les critiques théoriques des politiques néolibérales de leau se renforcent mutuellement, non seulement en Afrique du Sud mais au sein des mouvements sociaux à travers le monde. Cependant, les militants comme Ngwane admettent que cette protestation grandissante doit également être canalisée par une coalition organisée à plus grande échelle, prenant en comptel les forces progressistes et démocratiques.
Ainsi, après les mouvements de protestation au milieu de lannée 2003 à Soweto, le Collectif de lEau (Water Caucus) sest unifié pour soutenir les militants des townships diabolisés à la fois par le ministre ANC Kasrils et par JW. Dans dautres pays africains, où les conditions socio-économiques sont bien pires mais où lorganisation et la prise de conscience (et la liberté de manifestation) sont aussi moins avancées, les militants sud-africains se joignent à des groupes comme ACCRA, la Campagne Antiprivati-sation lancée au Ghana, et le Forum Social Africain, pour contester les stratégies néolibérales si prégnantes dans le secteur de leau. Les Sud-Africains sont associés à des luttes similaires qui vont de Cochabamba en Bolivie jusquà Detroit aux Etats-Unis.
Ngwane reconnaît les mérites de laction directe autonomiste mais insiste sur la nécessité de rechercher une stratégie plus élargie : « Nous risquons de nous noyer sous notre propre militantisme si, en favorisant les actions militantes à court terme, nous ne parvenons pas à développer des projets politiques à long terme. La méthode marxiste
qui consiste à faire la distinction entre demandes immédiates, démocratiques et transitionnelles peut être utilisée comme antidote à la maladie du militantisme pur et dur. Marx nous a appris que notre but dans la prise en compte des problèmes urgents est de démontrer le pouvoir de laction collective et le besoin de combattre et de renverser le système capitaliste. En labsence de telles perspectives, nous risquons des phénomènes de cooptation lorsque lennemi accède à nos demandes, comme il le fit en 2002 au moment où nous avons stoppé les coupures délectricité à Soweto ; ou bien la démoralisation et la lassitude peuvent nous menacer quand lennemi refuse de transiger, quand les gens voient que leurs efforts restent vains ».
Suez devrait être habituée à ce type de résistance car, un peu partout dans le monde, la gigantesque compagnie des eaux est confrontée à dautres difficultés. A Atlanta, où se trouve le plus grand service des eaux sous-traitées des Etats-Unis, Suez sest vu remercier. Elle a laissé Manille et Jakarta en proie à des difficultés financières. En Argentine, la situation est désespérée en raison des pressions du Fonds monétaire international sur le gouvernement Kirshner pour quil augmente les prix de la distribution. Comme la fait observer le journaliste du British Observer Nick Mathiason, à lissue du Forum Mondial sur lEau de Kyoto en Mars 2003, « Suez réduit aujourdhui dun tiers ses risques financiers dans les pays en voie de développement. Elle avait déjà prévu de réduire ses coûts de 340 millions deuros cette année et de 68 autres lannée prochaine. Elle envisage maintenant de faire des coupes encore plus sombres. »
Les habitants de Soweto sunissent contre Suez, et la guerre des eaux de Johannesburg nest pas prête de sarrêter. Il sera bientôt temps pour leurs alliés français de faire preuve de solidarité en manifestant à nouveau contre la répression des militants devant le Consulat dAfrique du Sud à Paris, et en sattaquant également directement à Suez, Vivendi, Saur et aux autres entreprises qui sucent le Sud jusquà la moelle. Agissements dautant plus criminels quand on sait quils affectent un si grand nombre de personnes voire la société dans son entier qui nont simplement pas les moyens de se payer de leau privatisée.
(1) En anglais, « company with limited liability », littéralement « une société par actions à responsabilité limitée ».
(2) Littéralement : fosses à latrines, améliorées et ventilées.
(3) E.coli, pour colibacille, entérobactérie parfois à lorigine de diarrhées ou de dysenteries.
(4) http://fxi.org.za/about.htm
(5) Access to Information Act, voté en 2000.
(2) Littéralement : fosses à latrines, améliorées et ventilées.
(3) E.coli, pour colibacille, entérobactérie parfois à lorigine de diarrhées ou de dysenteries.
(4) http://fxi.org.za/about.htm
(5) Access to Information Act, voté en 2000.