Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
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Nous sommes pauvres en expériences
Réflexions sur le risque psychothérapique
Il existe aujourdhui une philosophie politique nouvelle qui repose entièrement sur lévaluation. Ce programme a un avantage. Il se soustrait à cela même quil préconise. Evaluer, oui, pour les autres, mais soi-même, cest toujours autre chose, une affaire de compétence, dexpertise. Un arroseur arrosé, il ne faut pas y penser. Donc, ny pensons plus et voyons plutôt. De quoi est-il question ? De lencadrement des psychothérapies. Il est indiqué dans lamendement Accoyer que « les psychothérapies peuvent faire courir de graves dangers à des patients qui, par définition, sont vulnérables et risquent de voir leur détresse ou leur pathologie aggravée ». Certes cet amendement a été abandonné, mais lidée dune évaluation des psychothérapies sort renforcée par une série de rapports ou de plans, plan Cléry-Melin, rapport de lInserm. Que disent ces rapports ? Il y a une foule de psychothérapies et parmi elles il y en a qui sont plus efficaces que dautres. Ce sont elles quil faut indiquer aux patients pour leur donner les moyens de guérir. Lintention est louable, mais elle aboutit au triomphe dun type de thérapie, les thérapies cognitivo-comportementales au détriment des autres thérapies, notamment celles qui reposent sur lexpérience de la parole comme la psychanalyse. Cest quil faut essentiellement considérer lhumain par la cognition et le comportement. Il sagit dobjectiver ces étranges subjectivités récalcitrantes à lobjectivation, les épingler dans un ensemble de modules cognitifs, au plus près du cerveau, au plus loin du sujet, dans une série de comportements lisibles. Si lhomme nest que schéma cognitif et comportement, il peut être rééduqué, réadapté. Il faudra rentrer dans sa mécanique, changer ici un module mental, là un comportement et le tout tiendra.
Notre époque considère trop rapidement que lexpérience est sans valeur. Nous sommes devenus pauvres en expériences. Or la psychanalyse repose entièrement sur la valeur de lexpérience. Entrer dans une cure, pour un sujet, cest désirer être transformé par lexpérience de parole dans laquelle un individu invente la fiction de sa propre vie. La parole dans lanalyse na pas pour vocation de faire redécouvrir un passé enfoui mais miraculeusement disponible dans lequel reposeraient toutes les sources de souffrances. Dans la parole, je naccède jamais entièrement à mon être mais toujours à la mise en fiction de mon être. Cette mise en fiction, cest très exactement la construction dune expérience de soi. Cest pourquoi cest un processus qui tend à être illimité. Dire quun individu doit avoir x symptômes en moins dans trois mois, cest fondamentalement suspecter la valeur dune expérience de transformation que le soi opère dans la cure, cest croire également que le symptôme est purement extérieur à la vie psychique alors quen réalité, il existe une vie psychique des symptômes.
Faut-il envisager un être humain sans symptôme ? Lordre social rêve à lhomme normal comme à sa courroie de transmission la plus fine. Ce serait tellement mieux une adaptation généralisée, des vies ordinaires entièrement à leur place. Ce serait tellement mieux de pouvoir se caler sur de la bonne santé mentale. Il ny a rien de tel pour donner de lespérance aux gens. Encore un effort et vous serez normaux ! Nous sommes en train de construire les thérapies qui doivent permettre dêtre enfin normaux. Dans ce contexte, il faut impérativement donner aux vies ordinaires non pas les moyens de construire des expériences mais des substituts dexpériences qui sont les techniques modernes de la réadaptation.
Qui faut-il réadapter ? La population des fragiles, les souffreteux du mental, les abîmés de la psyché. Le quadrillage de la santé mentale des individus doit servir le contrôle des populations fragiles afin de mieux sassurer dun contrôle sur les individus potentiellement dangereux.
Quelle est la philosophie de ce contrôle ? Le marquage mental des individus assuré par le discours idéologique du bien-être. Il fut un temps pas si éloigné où Freud cherchait à distinguer les différentes formes de souffrance psychique sans les rapporter à une norme de la santé mentale quil faudrait que chaque individu répète. Cette norme de la santé mentale est aujourdhui dominante et elle prend la forme dune idéologie du bien-être. Pour lOrganisation Mondiale de la Santé, « la Santé est un état de complet bien-être physique, moral et social, ne consistant pas seulement en labsence dinfirmité ou de maladie ». Ce qui est troublant dans cette définition, cest au fond la mise entre parenthèse de la maladie pour définir la santé et lapparition dun nouveau signifiant, le bien-être. Cette équivalence de la santé au bien-être, qui suppose négativement un certain alignement, pour ne pas dire confusion, des différentes formes de mal-être sous la catégorie de désordre ou de trouble, marque une nouvelle collusion de la médecine, de la psychologie et de lhygiène. A une étiologie clinique des pathologies différenciées, nous sommes en train dassister à une étiologie biopolitique du désordre mental comme le tenant-lieu des différents mal-être. Le désordre, cest ce qui se passe dans une certaine population, qui en fait une population fragile mais cest aussi, douce ambivalence, ce quune certaine population risque toujours de produire à lintérieur de la population des non-sujets non-fragiles et quil faut donc endiguer, encadrer, avant que ce désordre puisse apparaître.
Notre nouvelle métaphysique sociale est désormais la pauvreté en expérience. Nous ne savons pas ce que peuvent des expériences, jusquoù peuvent aller des expériences. Les rencontres, les affects, la parole, les désirs, il en va non seulement de laléa singulier des expériences mais aussi dune politique de lexpérience qui est désormais notre nuit congédiée. La question dun courage des expériences est aujourdhui une question vitale, pour tous ceux qui souffrent de leurs expériences, dans leurs expériences. Il faut en revenir à la nuit, au caractère nocturne des expériences qui est notre soleil à nous, avec toute cette ombre qui est le feu même de laléa, du trouble. Repartir de la pauvreté de nos expériences, cest là une tâche critique majeure aujourdhui. Cette pauvreté nous rappelle que rien nest plus fragile quune expérience. Si le maître mot daujourdhui est « évaluer », il faut lui opposer le verbe commun « expérimenter ». Peut-être faut-il rappeler alors à ceux qui nous considèrent comme des animaux souffrants que notre souffrance nest pas seulement une affaire de médecine mais aussi dexpérience. Ceci ne signifie pas quil faut en rester là avec la souffrance. Au contraire, il faut voir comment la lutte clinique contre la souffrance ne peut se faire quen direction dune richesse en expériences de nouveau disponible pour un sujet. Ceci suppose que la thérapie soit elle-même considérée comme une expérience et non simplement comme une technique de soulagement pour rejoindre les normes sociales qui ne cessent de désirer me rejoindre. Une expérience, cest un certain protocole à la fois sauvage et rationnel par lequel je suis moi-même transformé par mon expérience. Une expérience, cest une nuit solaire !
Notre époque considère trop rapidement que lexpérience est sans valeur. Nous sommes devenus pauvres en expériences. Or la psychanalyse repose entièrement sur la valeur de lexpérience. Entrer dans une cure, pour un sujet, cest désirer être transformé par lexpérience de parole dans laquelle un individu invente la fiction de sa propre vie. La parole dans lanalyse na pas pour vocation de faire redécouvrir un passé enfoui mais miraculeusement disponible dans lequel reposeraient toutes les sources de souffrances. Dans la parole, je naccède jamais entièrement à mon être mais toujours à la mise en fiction de mon être. Cette mise en fiction, cest très exactement la construction dune expérience de soi. Cest pourquoi cest un processus qui tend à être illimité. Dire quun individu doit avoir x symptômes en moins dans trois mois, cest fondamentalement suspecter la valeur dune expérience de transformation que le soi opère dans la cure, cest croire également que le symptôme est purement extérieur à la vie psychique alors quen réalité, il existe une vie psychique des symptômes.
Faut-il envisager un être humain sans symptôme ? Lordre social rêve à lhomme normal comme à sa courroie de transmission la plus fine. Ce serait tellement mieux une adaptation généralisée, des vies ordinaires entièrement à leur place. Ce serait tellement mieux de pouvoir se caler sur de la bonne santé mentale. Il ny a rien de tel pour donner de lespérance aux gens. Encore un effort et vous serez normaux ! Nous sommes en train de construire les thérapies qui doivent permettre dêtre enfin normaux. Dans ce contexte, il faut impérativement donner aux vies ordinaires non pas les moyens de construire des expériences mais des substituts dexpériences qui sont les techniques modernes de la réadaptation.
Qui faut-il réadapter ? La population des fragiles, les souffreteux du mental, les abîmés de la psyché. Le quadrillage de la santé mentale des individus doit servir le contrôle des populations fragiles afin de mieux sassurer dun contrôle sur les individus potentiellement dangereux.
Quelle est la philosophie de ce contrôle ? Le marquage mental des individus assuré par le discours idéologique du bien-être. Il fut un temps pas si éloigné où Freud cherchait à distinguer les différentes formes de souffrance psychique sans les rapporter à une norme de la santé mentale quil faudrait que chaque individu répète. Cette norme de la santé mentale est aujourdhui dominante et elle prend la forme dune idéologie du bien-être. Pour lOrganisation Mondiale de la Santé, « la Santé est un état de complet bien-être physique, moral et social, ne consistant pas seulement en labsence dinfirmité ou de maladie ». Ce qui est troublant dans cette définition, cest au fond la mise entre parenthèse de la maladie pour définir la santé et lapparition dun nouveau signifiant, le bien-être. Cette équivalence de la santé au bien-être, qui suppose négativement un certain alignement, pour ne pas dire confusion, des différentes formes de mal-être sous la catégorie de désordre ou de trouble, marque une nouvelle collusion de la médecine, de la psychologie et de lhygiène. A une étiologie clinique des pathologies différenciées, nous sommes en train dassister à une étiologie biopolitique du désordre mental comme le tenant-lieu des différents mal-être. Le désordre, cest ce qui se passe dans une certaine population, qui en fait une population fragile mais cest aussi, douce ambivalence, ce quune certaine population risque toujours de produire à lintérieur de la population des non-sujets non-fragiles et quil faut donc endiguer, encadrer, avant que ce désordre puisse apparaître.
Notre nouvelle métaphysique sociale est désormais la pauvreté en expérience. Nous ne savons pas ce que peuvent des expériences, jusquoù peuvent aller des expériences. Les rencontres, les affects, la parole, les désirs, il en va non seulement de laléa singulier des expériences mais aussi dune politique de lexpérience qui est désormais notre nuit congédiée. La question dun courage des expériences est aujourdhui une question vitale, pour tous ceux qui souffrent de leurs expériences, dans leurs expériences. Il faut en revenir à la nuit, au caractère nocturne des expériences qui est notre soleil à nous, avec toute cette ombre qui est le feu même de laléa, du trouble. Repartir de la pauvreté de nos expériences, cest là une tâche critique majeure aujourdhui. Cette pauvreté nous rappelle que rien nest plus fragile quune expérience. Si le maître mot daujourdhui est « évaluer », il faut lui opposer le verbe commun « expérimenter ». Peut-être faut-il rappeler alors à ceux qui nous considèrent comme des animaux souffrants que notre souffrance nest pas seulement une affaire de médecine mais aussi dexpérience. Ceci ne signifie pas quil faut en rester là avec la souffrance. Au contraire, il faut voir comment la lutte clinique contre la souffrance ne peut se faire quen direction dune richesse en expériences de nouveau disponible pour un sujet. Ceci suppose que la thérapie soit elle-même considérée comme une expérience et non simplement comme une technique de soulagement pour rejoindre les normes sociales qui ne cessent de désirer me rejoindre. Une expérience, cest un certain protocole à la fois sauvage et rationnel par lequel je suis moi-même transformé par mon expérience. Une expérience, cest une nuit solaire !