Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
par Patrick Baudry
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Dans le mur ?
La pente est forte mais la route est droite
Monsieur le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin
Questionner, cest dabord renoncer à faire
léconomie de questionner, renoncer au scientisme
Pierre Legendre
Plutôt que de sépoumoner en colères et en plaisirs, ne faudrait-il pas se préoccuper davoir sa place dans le cortège de ceux qui ne posent plus de questions ? Nest-ce pas la tendance ? Droit dans le mur, ça donne un but, cest vrai, et quand on rame dans la semoule, rien de mieux quune phrase forte qui donne le sentiment quon ne peut pas se tromper. Cest la parade aux questions compliquées : « Tu crois en Dieu, toi ? » réponse : « La route est droite » ; « Vous pensez quoi, vous, de la mondialisation ? » réponse : « La pente est forte ». Cela fait très personne qui pense et quon dérangerait avec des vétilles. On pourrait imaginer que ce soit une manière de claquer le bec aux gens qui vous importunent. Un type tagresse dans la rue. Il menace de te rouer de coups. Mais tu le rappelles tout de suite à des considérations supérieures et tu lui rabats le caquet dans le même temps : « Ah, ça suffit, hein, la route est droite ». Ou encore, on pourrait penser que cela devienne une nouvelle manière de salutation. Aux « Bonjour » « Bonjour », pourquoi ne pas substituer les vraies bases du dialogue ? « La route est droite », voilà la phrase à prononcer quand on rentre dans une boutique. Cela ferait mieux que le populaire « Msieurs Dames ». Et si les gens sont corrects, ils pourront marmonner : « La pente est forte »
Vous aurez peut-être remarqué que dans le climat dune rentrée dépressive, les embrouillés croient nager à leur aise comme dans leur meilleure eau. Ton collègue est idiot. Mais il en est fier. Il te demande, sans jamais rien te dire, pourquoi tu voudrais être plus intelligent que lui. Et cest comme cela quil te boucle dans son idiotie. A la fin, tu ne sais plus si ce nest pas toi qui es le plus crétin des deux. Une telle posture (qui est une imposture) peut être cyniquement assumée. La caravane reste enlisée, et seuls les chiens passent Mais le plus inquiétant, cest bien la diffusion banale dune sorte de revendication à la médiocrité, dun plaisir à ne rien valoir et, à partir de cette superbe, à saloper tout autour de soi, à dissuader le désir. Quand on a devant soi lincompétence revendiquée comme un droit à être stupide, « donc » à dominer, il y a de quoi penser que cest fini. De fait, il y a de quoi se demander si ça vaut encore le coup de savoir sil faut agir. Sil peut même être utile de dire « merde » quand on se cogne dans un mur.
Le prestige actuel de la disparition est à comprendre en ce sens : donner une forme « esthétique » aux forces qui accablent lêtre humain, et faire de cette forme le sens même que cet être aurait voulu individuellement. Disparaître en pleine mer (après y avoir beaucoup ramé) devient dans une société daliénation totale une destinée enviable. Tout se passant comme si « au bout de lui-même », lindividu récupérait une liberté. De cette idéologie monstrueuse, nombre de commentateurs experts se contentent de dire quelle est une mode (alors quil sagit dun mode actuel de la domination) ou quelle signifierait limportance quacquiert lindividu contre les institutions, alors que cest la dérégulation institutionnelle qui produit cet écrasement de lindividu, croyant dans le mouvement de son écrasement conquérir une liberté. Ainsi faut-il mettre en cause lidée qui circule un peu partout dune « autonomie ». Ne peut-on comprendre quelle est le fait dune pression ? En fait lindividu nest nullement « autonome » : il est pris dans linjonction « Soyez autonome ». Aucune société naura connu une telle pression à être soi-même et (cela est lié) aucune société naura été aussi mortifère.
Un universitaire idiot croit intelligent de dire autour de lui que si aucun poste de professeur des universités ne sera créé cette année (pas un seul, et cela dans toutes les disciplines) laffaire a au fond du bon : lenveloppe budgétaire sera mieux répartie et cela profitera aux demandes de primes ou aux avancements de carrière. Le raisonnement est désarmant de bêtise : devrait-on croire que la suppression de la création de patates augmentera les parts de ceux qui en mangent ? Mais donc ? Un universitaire très limité, un aventurier de la « pleine mer », quel est le rapport me demanderez-vous ? Le mur. Le mur commun et banal où lun et lautre viennent se fracasser, lun et lautre croyant gérer leur carrière et manuvrer comme il faut : en prenant la route la plus droite.
Le mur, cest celui de lévidence, celui qui borne le regard à lobservable et la pensée au pensable. Le mur, construit par la bêtise intériorisée et produit par la domination la plus abjecte, cest celui qui empêche non pas le rêve libérateur mais lanalyse de ce qui se passe entre nous et qui dépasse toujours ce qui peut en être constaté.
La mode actuelle dans les sciences humaines qui consiste à croire et à faire croire que les histoires dindividus ne sont que des histoires individuelles (« cest mon corps » , « cest mon risque », et cest « chacun son choix ») fait partie de la fabrication du mur. Ne pas se poser de questions : ramer jusquau bout, profiter au mieux des restrictions, ne surtout plus interroger la société dans laquelle laventurier rame et le préposé au scientisme doit ramer aussi, tous deux tendus vers le même mur vers lequel ils sacharnent pour en finir enfin (enfin la ligne darrivée, enfin la retraite) voilà leur parenté sur fond de vision historique défoncée. Plus dhorizon dattente, mais le présent borné au présent.
Dira-t-on que cest « la disparition de lHistoire » qui rend à cet état maniaque et dépressif ? Quand il ny aurait plus de vision du monde, lindividu se borne à lui-même : à son corps ou à son strapontin. Faute dalternative « réelle », chacun gère ses gros biceps ou son petit bureau Il nest toutefois pas besoin de Grand Programme pour critiquer lidéologie de lindividu-roi : soit héros de la défonce totale, soit routinier de la basse bureaucratie.
Agir, cest dire au quotidien les violences invisibles1 qui se reproduisent, « par exemple », dans la fabrication de lexploit hors du commun et dans la soumission la plus banale. Dénoncer la figure de la machine surhumaine, en montrant quil faut une société demmurés pour que se crasher dans un mur donne limpression dun acte de libération, nest pas inutile. Ce ne sont pas les « records » qui doivent préoccuper lesprit, mais les nullités ambiantes dont ils sont, comme dune même médaille, le revers. Lexploit extra-ordinaire ne doit pas, lui seulement, retenir notre attention. Cest surtout ce quil cache et ce quil sert le banal quil faut attaquer.
Le banal, cest le monde unique où des individus se juxtaposent et où le commun serait ce qui rassemble. La logique du banal (logique du communautaire, de lenracinement, de lidentité) produit parfois des appétits de fusion et libère des pulsions mortifères. Le fascisme ou, de façon moins voyante, la mise à mort de lhumanité (lextension de la « bêtise à front de taureau », comme disait Charles Baudelaire, et la dissuasion du désir de désirer) ne viennent pas de nimporte où.
Lordinaire, cest le monde multiple où des personnes sont capables de responsabilité parce que cest ce quelles ont en commun (non pas ce quelles ont « de » commun) qui fonde des rapports sociaux, cest-à-dire la possibilité de la singularité et de lhumanité. Cette humanité qui parle, donc qui pense et agit, résiste à lécrasement par labsolu2. Or cest bien labsolu que lindividu isolé voudrait prendre à sa charge ou dont il prétend se débarrasser dans une quotidienneté sans désir dont il paye le même prix : celui de sa disparition.
Il est faux de dire que les luttes collectives sont obsolètes, quil est inutile de descendre dans la rue ou de signer des pétitions, que tout cela serait de la vieille militance qui ne servirait plus à rien. Quand des mouvements de refus échouent, ce nest pas quils nont pas lieu dêtre, cest que la répression se durcit, que le toupet du pouvoir augmente. Le monde serait celui que gèrent les puissants et il ny aurait aucun autre monde que celui-là. Mais il y a dautres questions que celles auxquelles le recordman voudrait répondre et que le crétin voudrait abolir.
Le sexe et la mort ne sont jamais banals. Sagit-il de choses ordinaires ? Oui et non. Et cest par ce « oui et non » que la question arrive. Il nest pas étonnant que ces « sujets » embarrassent beaucoup les universitaires qui préfèrent commenter le visible, oubliant que la possibilité même du commentaire suppose de se coltiner à linvisible. Le sexe et la mort font découvrir dans le monde ordinaire ce qui échappe à la gestion du connu, à la route tracée, au mur définitif. Lart a, entre autres, ce rôle. Lart reconnu comme tel : cinéma, roman Mais aussi lart ordinaire : la manière de dire, le geste qui vient, laventure de la caresse. Tout ce qui fait de la culture non pas le lieu informe dun jusquau-boutisme ou dune résignation mais le milieu dune pensée critique.
(1) Voir Patrick Baudry Violences invisibles, Bègles, Editions du Passant Ordinaire, 2004.
(2) Voir Pierre Legendre De la société comme texte, Paris, Fayard, 2001, p. 124 : « labsolu, littéralement le délié, laissé libre, dégagé de toute créance ou dette, le lieu que nous encerclons par le mot Rien. » Il est important de comprendre (et je pourrais dire de situer) la notion dabsolu. Il sagit de lomnipotence parfaite, en un certain sens. Il sagit surtout , comme létymologie le rappelle, de cette omnipotence qui suppose déchapper par le haut ou le bas à lobligation humaine de lisoler. Vouloir être labsolu (se délier de tout) ou dénier tout rapport fondateur à labsolu (gérer sa banalité, comme sil suffisait de gérer ses interactions « du moment quon sen sort »), tient de la même folie.
(2) Voir Pierre Legendre De la société comme texte, Paris, Fayard, 2001, p. 124 : « labsolu, littéralement le délié, laissé libre, dégagé de toute créance ou dette, le lieu que nous encerclons par le mot Rien. » Il est important de comprendre (et je pourrais dire de situer) la notion dabsolu. Il sagit de lomnipotence parfaite, en un certain sens. Il sagit surtout , comme létymologie le rappelle, de cette omnipotence qui suppose déchapper par le haut ou le bas à lobligation humaine de lisoler. Vouloir être labsolu (se délier de tout) ou dénier tout rapport fondateur à labsolu (gérer sa banalité, comme sil suffisait de gérer ses interactions « du moment quon sen sort »), tient de la même folie.