Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
par Christophe Fiat
Imprimer l'articleLes voyages extraordinaires de Harry
Harry est à Los Angeles (USA)TOUT AU BOUT DE NOS RêVES
SE TROUVE UN PAYS
QUI EST UN PAYS
DONT ON PARTAGE
LES CLICHÉS ET LES MYTHES
AVEC LE MONDE ENTIER.
DES BIDONVILLES ASIATIQUES
AUX INTELLECTUELS OCCIDENTAUX,
EN PASSANT PAR LES HOMMES DAFFAIRES JAPONAIS
ET LES APPARATCHIKS DE LEX-UNION SOVIÉTIQUE
NOUS AVONS TOUS BIEN PLUS
QUE « QUELQUE CHOSE DE TENNESSEE ».
CERTAINS DENTRE NOUS
SÉLÈVENT CONTRE UN IMPÉRIALISME CULTUREL
ET POLITIQUE ET EN DÉNONCENT LES DANGERS
ET DAUTRES VONT BOIRE AUX SOURCES
DE CET IMPÉRIALISME
À CAUSE DES FILMS
QUI SONT TELLEMENT AMÉRICAINS
QUILS SONT EUROPÉENS.
CETTE FASCINATION EXTRAORDINAIRE
POUR LES USA
NE PEUT ÊTRE EXPLIQUÉE UNIQUEMENT
PAR LA PUISSANCE INDUSTRIELLE DES USA
ET PAR LE $.
PEUT-êTRE AVONS-NOUS TOUS IMPRIMÉ
DANS NOTRE INCONSCIENT
LE DÉSIR ET LE RêVE
DUN NOUVEAU MONDE
QUE LES USA INCARNENT.
OU PEUT ETRE PAS, NEST-CE PAS ?
Un jour, je suis allé à Los Angeles. Cest là-bas, dans lOuest américain, que jai eu lidée de mappeler Harry. « Harry », pourquoi Harry ? Pourquoi ? Ok, les noms cest important, Harry. Ok, le nom propre est un signe, Harry. Ok, il faut explorer et déchiffrer le nom, Harry. Ok, cest volumineux un nom, et cest épais un nom, Harry, mais cest pas une raison pour en rajouter dans la dilatation de la littérature et de la vie. La littérature et la vie se dilatent bien toutes seules, non ? Hein Harry ? Hein ? « Pour moi, je voulais un nom américain » dit Harry. Harry reprend : « Je voulais un nom de personnage américain. Harry comme le Harry de Demon dHubert Selby Jr. Ou Harry comme dans Les Neiges du Kilimandjaro de Hemingway ». Attends, tu vas voir, attends, je vais te raconter comment je mappelle Harry et pourquoi. Voilà, en avril 2003, le 2 avril, jarrive à Los Angeles. Je suis à lHôtel Furama, 8601 Lincoln Boulevard. Ce nest pas très loin de laéroport. Jai acheté un kodak jetable/single-use camera with flash dans un magasin Albertsons. Maintenant, je prends des photos sur Manchester Street. Depuis que je suis arrivé à Los Angeles, je me lève très tôt à cause du jet-lag (il y a 10 heures de décalage horaire entre Paris et L.A. et jai dormi une ou deux heures dans lavion). Il est 6 h du matin. Je sors de lhôtel. Je remonte Manchester Street. Je croise quelques grosses voitures. Des 4x4. Je vais jusquau Pacifique. Ca y est, je suis sur la plage. Voilà, cest locéan. Entre Redondo Beach à Santa Monica, la plage est totalement déserte avec quelques palmiers. Je marche. Sable fin. Je narrête pas de prendre des photos. Le sable et le bruit des vagues. Des avions vont et viennent dans le ciel. Je prends un avion en photo puis un deuxième et un troisième. Puis il y a 50 avions à lheure qui passent au-dessus de cette plage. Je regarde les avions en marchant. Ils font du bruit. Ils décollent de Lax et disparaissent au loin dans la mer vers lOrient. Le soleil est chaud. Ca y est maintenant, je suis aux Etats-Unis. Cest sûr. Cest bien dêtre ici maintenant à cause de tout cet espace. Je voulais venir aux États Unis à cause de lespace. Parce quici, tout est ouvert. Rien nest fermé véritablement, ici. Même la démocratie est ouverte aux États-Unis. La démocratie est tellement ouverte quelle baille sur le reste du monde. La preuve, les Américains envahissent lIrak en ce moment, à cause de cette ouverture. La démocratie, ici, est tour à tour condensation qui se disperse en éclatant et dispersion qui reflue vers un centre. Cest incroyable comme on peut sentir le centre ici. Positivité psychique de limage des Etats-Unis en forme de démocratie sur une plage du pacifique. ON THE BEACH. Ca y est, moi Harry, je suis un démocrate qui se promène entre locéan et le désert, entre le Pacifique et la Death Valley. Là-bas, plus haut, à lest de Los Angeles, derrière les collines dHollywood, le soleil est dément. Alors là-bas, cest le pays de lépouvante à cause du soleil et du paysage qui est grandiose et qui est lunaire avec toutes les roches qui se colorent à laube et à la fin du jour. COLORADO ! Mais il y a plus épouvantable que la Death Valley ! Maintenant, la Death Valley nest plus un désert mais un parcours touristique ! Los Angeles est plus épouvantable que la Death Vally parce quil y a toujours, ici dans cette ville qui sétend sur des centaines de kilomètres, la possibilité dun tremblement de terre qui ne vient pas. Aux États-Unis, les tremblements de terre sont comme la démocratie. Parce que les tremblements de terre sont liés à quelque chose dapocalyptique. On voudrait tous une catastrophe pour en finir avec cette ouverture démocratique dans un étrange bruissement du soleil qui serait le premier rayon dun nouveau monde, mais ce nest pas possible. Le chaos nest pas à la portée de nimporte quel pays. Même démocratique. Pour quil y ait chaos, il faut encore quil y ait une volonté de désordre, il faut que quelquun dise « non » quelque part. Alors quen démocratie, tout le monde dit « oui »
partout. Bien sûr, il y a eu un tremblement de terre, à Los Angeles, en 1994, à 4 h 30. Bien sûr, cétait un séisme damplitude 6, 6 sur léchelle de Richter. Et il y a eu 51 morts et 3000 blessés. Mais il est surtout arrivé quelque chose dimportant en 1939 à Los Angeles, parce que le tremblement de terre de 1939 était un vrai séisme, une vraie catastrophe à cause de John Fante qui a écrit en 1939 dans son roman Ask the Dust quun banc de pierre sest dérobé sous lui et sest écroulé dans le sable avec un bruit sourd et que cétait un vrai tremblement de terre et quaprès, des cris sont arrivés de toute la ville de Los Angeles à cause des effondrements et des scènes de panique. En avril 2003, le 2 avril exactement, il ny a pas eu de tremblement de terre à Los Angeles et jai marché pendant des heures entre Redondo Beach et Santa Monica en pensant à des trucs épouvantables comme de mourir ici. Là, maintenant. Sur cette plage. Crever la bouche ouverte. Avec mon Kodak jetable/single-use camera with flash acheté dans un magasin Albertsons, enfoui à côté de mon cadavre, dans le sable fin. Tout le temps que je suis resté à Los Angeles, je me suis demandé si on pouvait se suicider et voyager en même temps dans un pays comme les États-Unis ? Puis, en rentrant en France, tout le temps du voyage en avion, je me suis dit que non. Non, le voyage
remplace le suicide. On voyage toujours à la place de se suicider. Tant mieux. Si on voyage, cest pour ne pas se suicider. Tant pis. Le voyage est une manière den finir tout en restant en vie. En revanche, on peut se faire tuer quand on est en voyage ou avoir un accident. Comme le monde sécrète de linhumain à Los Angeles, mais comme le monde est beau aussi dans cette fournaise des Tropiques ! Souvent, javais limpression que le monde pouvait se fêler et sécrouler en un mouvement ! Dans un tremblement de terre, les gens meurent de crise cardiaque ou écrasés sous les décombres ou tués à cause des pillages. Là-bas, jai connu labsence totale despoir. Ainsi, en 1994, après le tremblement de terre, il y avait plein de militaires et de policemen dans les rues de Los Angeles à cause de tout ce que ça entraîne comme désordre et comme traumatisme, un tremblement de terre. Là-bas, jai connu aussi le refus continuel de tout. Mais la vie a fini par reprendre son cours. À force ! Comme tout est calme ici. Plat, bas, « down » comme disent les Californiens. Jai aussi connu linsatisfaction consciente et tout ce qui détruit, escamote, subtilise un être. Quel paradis que les États Unis ! Heureusement ! Ici, tout se superpose parce quici, cest toujours le désert pour un bon bout de temps. Heureusement ! Même locéan est désert, ici, à cette heure-ci. Toujours. Oui, mais il y a toujours un tremblement de terre, ailleurs. La terre tremble toujours un peu, nest-ce pas ? Oui. Aujourdhui, il y a un tremblement de terre insupportable mais discret, presque dissimulé, qui na pas son épicentre à Los Angeles mais à Bagdad, en Irak. Et ça fait trembler la terre entière depuis 10 jours. 10 jours, ça peut paraître très court si on passe une semaine à Los Angeles mais ça peut être très long si on est à Bagdad. Parce que ce tremblement de terre est plus quun séisme et moins quune apocalypse. Ou alors, cest comme une apocalypse mais bien planifiée, organisée, contrôlée pour que londe de choc du séisme se répande le moins possible dans toutes les régions du globe mais ait un impact décisif à Bagdad précisément. Maintenant, il est 8 h. Je rentre de la plage. Je descends Manchester Street jusquà lhôtel Furama. Je continue de prendre des photos. Sur cette avenue encore déserte, on ne sent aucune secousse du séisme qui a lieu en Irak. Je suis sûr que même au Bagdad café de Newberry Spring, sur la route de Los Angeles, à Las Vegas, on ne sent rien. Pourtant, on devrait sentir quelque chose, là-bas, à cause du nom du café. Quelle idée dappeler un café « Bagdad café ». Cest peut-être à cause du soleil qui brûle tout ici. Un clin dil au soleil du Moyen-Orient. La seule chose quon sent sur Manchester Street, quand on passe devant les pavillons, cest les Américains qui sont pour la guerre et les Américains qui sont contre. Ceux qui sont contre trouvent la guerre en Irak « insane ». Les autres ne disent rien. Ils attendent que la guerre finisse. Ce tremblement de terre nest pas naturel mais culturel. LUS Army a attaqué lIrak. Les faucons du gouvernement de Georges W. Bush. La preuve, en France, tous les jours depuis une semaine, on peut lire dans les journaux des récits du séisme en Irak. Alors, ce qui est culturel, cest le récit. Ce récit est une longue fable qui dure longtemps. Cest fait exprès à cause de cette guerre qui doit durer longtemps aussi. Quest-ce que ce récit invente ? Une guerre de plus. Quest-ce quon entend ? Rien. Quest-ce quon voit ? Rien. Que du récit. Cest comme si on était en Irak, mais il ny a personne en Irak à part les militaires, les reporters et les Irakiens. Alors, il faut bien que la guerre arrive, depuis le temps quelle était annoncée, la guerre. Un tremblement de terre, quand il est naturel, nest jamais annoncé. Il arrive vite et surprend tout le monde et disparaît aussitôt. La nature aime le hasard. Pas les militaires et les reporters. PREMIER RÉCIT : Quelquun dit quun ciel de poussières noires est tombé sur Bagdad. Puis on entend distinctement : « Si bien quen plein midi, le soleil semble ne pas sêtre encore levé. Émerge du brouillard tout un monde de tours panoramiques, de longues flèches de télécommunication, de lourds palais et de mosquées grandioses. Quand le vent pousse les nuages de suie, on voit apparaître sur la ligne dhorizon, derrière tous ces bâtiments qui font le centre administratif de Bagdad, des colonnes épaisses et torsadées de fumée qui montent très haut et expliquent pourquoi toute la ville sue cette brume sale ». DEUXIÈME RÉCIT : Quelquun dit que le militaire américain est un animal bondissant qui avance par sauts successifs ainsi les militaires ont progressé rapidement à lintérieur du territoire irakien. Puis on entend aussi distinctement que dans le premier récit : « Depuis le Koweït, une longue colonne blindée du 7e de cavalerie a fait un bond denviron 160 km à travers le désert et sest arrêtée au contact des troupes irakiennes à Nasiriyah qui est le premier pont sur le fleuve Euphrate. Cest un point important à partir duquel partent les deux principales routes pour Bagdad, distant de plus de 300 km. Dautres bonds ont eu lieu en particulier sur la courte façade maritime de lIrak et avec lannonce de la prise, par des troupes aéroportées de deux bases aériennes à plus de 200 km à louest du pays ». Alors, moi Harry, jutilise à Los Angeles, un appareil photo jetable pour mieux capter le air-conditionned nightmare qui est ici. AIR-CONDITIONNED NIGHTMARE : quand un européen arrive aux Etats-Unis, il ne découvre rien. Étrange continent qui déclenche en nous plus de réminiscences que démotions. Inversion chronologique, quand les Etats-Unis deviennent le vieux continent et quand lEurope est un continent jeune, très jeune, balbutiant à peine sa production culturelle, ses arts et sa fascination pour un cosmos dont on a jamais eu idée depuis les Grecs. Bien sûr, il y a le cinéma hollywodien, mais ce nest pas tout, il y a aussi dernière nous 50 ans de civilisation américaine qui a intégré, dévoré, digéré notre modernité Est-ce que ces 50 ans de civilisation valent 21 siècles de tradition occidentale ? Peut-être ou peut-être pas. De toute façon, cest bien daller à Los Angeles pour recouvrer la mémoire. Non pas la mémoire des origines, mais celle de lavenir. FUTURE. YES FUTURE. Depuis que je suis arrivé, jai dans la tête 1. la chanson débile de Nicolas Peyrac : « So far away from LA/ So far ago from Frisco », 2. le souvenir de ma première lecture en 1986 de Bukowski au lycée et 3. les fucks des blondes californiennes autour des piscines dans les X tournés dans la vallée de San Fernando. Je ne sais pas où tout ça peut me mener. Oui, mais il est possible que ces récits ne constituent déjà plus le ressort principal de lintérêt pour le savoir. Mais maintenant, il est possible aussi quon se foute du savoir. Mais maintenant lessentiel, cest de constituer des banques de données qui pourraient ouvrir la vie sur un jeu infini. Des banques de données avec des questions et des réponses. Par exemple, à la question : est-ce quun tremblement de terre, cest du jeu ? On pourrait répondre : non. Pourquoi ? Parce que John Fante a eu très peur en 1939 et quon continue davoir peur aujourdhui, même si le tremblement de terre qui a lieu en Irak est moins photogénique que celui de Fante Autre question qui peut nous venir à lesprit : est-ce que risquer sa vie, cest du jeu ? Réponse : je ne sais pas si John Fante est mort dans un tremblement de terre ou non. Dernière question : est-ce que des millions dIrakiens peuvent jouer avec des soldats américains et anglais qui envahissent leur pays ? Il ny a pas toujours de réponses aux questions, même dans une banque de données. Alors, il y a lalternative de tourner les mots et le sens au niveau de la parole pour prendre le temps de réfléchir. Pendant combien de temps on peut réfléchir ? Les faire tourner les mots parce quil y a des gens qui ne sont bons quà ça. Les écrivains ne sont bons quà ça. Qui ? Nous les écrivains. Moi, Harry et les autres, des Américains : Hubert Selby Jr, Hemingway et Fante. Tourner, tourner, tout retourner et détourner jusquà produire un coup ! Une déflagration ! Un éclair ! Oui, mais ce jeu est un jeu dont la pertinence nest ni le vrai, ni le faux, ni le juste, ni le beau, mais lefficient. Encore une dernière question :
quest-ce quun bon coup ? Réponse : un coup est un bon coup
quand il est technique. Exemple dun bon coup qui marche en 2003 quand Georges W. Bush, qui est le président des Etats-Unis, dit (TROISIÈME RÉCIT) : « mes chers concitoyens, à cette heure, les forces américaines et de la coalition ont engagé les premières opérations militaires pour désarmer lIrak et libérer son peuple et défendre le monde contre un grave danger. Mes chers concitoyens, sur mes ordres, les forces de la coalition ont commencé à frapper des cibles militaires sélectionnées pour saper les capacités de Saddam Hussein à mener une guerre. Il sagit des premières étapes de ce qui sera, mes chers concitoyens, une campagne vaste et concertée. Mes chers
concitoyens, plus de 35 pays fournissent un soutien crucial qui va de lutilisation de bases aériennes et navales à lassistance en matière
de renseignement ou de logistique et au déploiement dunités de combat. Mes chers concitoyens et mes chers compatriotes, les menaces qui pèsent sur notre pays et le monde seront éliminées. Mes chers concitoyens et mes chers compatriotes, nous traverserons cette période de périls et propagerons la paix. Mes chers concitoyens et mes chers compatriotes, nous défendrons notre liberté. Mes chers concitoyens et mes chers compatriotes, nous apporterons la liberté aux autres. Et nous vaincrons, mes chers concitoyens et mes chers compatriotes. Que dieu bénisse notre pays et tous ceux qui le défendent ! », ça marche pour les concitoyens et les compatriotes. Pourquoi ? À cause de la démocratie. Maintenant que je suis à L.A., je pense quil faudrait inventer un symptôme clinique pour dire le tremblement de terre en Irak, mais aussi tous les tremblements de terre à venir. On donne toujours un nom aux tornades et aux ouragans et aux tempêtes et aux éclipses et aux étoiles, alors pourquoi ne pas donner un nom aux tremblements de terre ? Par exemple « K », K comme Irak ! cest un beau nom, non ? Tout y est : lindice, lexploration, le déchiffrement, la tentative description dun milieu, lévénement, leffet catalysable et linfini, ah linfini ! Pourquoi ? Parce que lIrak est pays qui nexiste, depuis les Etats-Unis, que sous la forme dun récit de guerre. Comment ? K COMME IRAK ! K ? Comme Harry K ? Non ! K comme Capa. Andrei Friedmann dit Capa fonde en 1947 lagence photo Magnum. Ou K comme Kodak jetable. Mais tu nes pas Capa ! Je ne suis peut-être pas Capa, mais je mitraille quand même les rues de Los Angeles de mon Kodak jetable. Tu ne te prends pas pour Capa, quand même, avec ton Kodak jetable à Los Angeles ? La mitraille, il ny a que ça de vrai. La preuve, pourquoi Capa a appelé son agence Magnum, si ce nest pas pour mitrailler le monde avec des photos ? Des armes, des armes, toujours des armes, il nous faut beaucoup de nouvelles armes ! Voilà, voilà, nous sommes dans lespace littéraire qui est un espace surarmé. Oui, là, quand cet espace est une carte détat-major à cause des récits qui jaillissent de toute part ! Est-ce que tous les peuples ont droit aux récits ? On sait que les peuples ont droit à la science et à la religion et à la culture, mais est-ce quils ont droit aux récits ? Non ! Alors, le peuple irakien a de la chance en 2003 ! Ce qui est bien avec les tremblements de terre et les guerres, cest quon peut suivre leur mouvement sur une carte. Un récit, ça peut servir à montrer ce mouvement. Est-ce que vous pouvez voir depuis les Etats-Unis, mais aussi depuis la France et la Russie et lAustralie, tout ce mouvement ? Est-ce que ça fait suffisamment masse ? On croit que la guerre fait lhistoire, cest faux ! La guerre fait la géographie ! De la tectonique des plaques ! Mais si, il y a des récits de guerre, la guerre nest pas la littérature parce que la guerre, cest la guerre. Il y a des gens qui meurent à la guerre, mais personne ne meurt à cause de la littérature ! Ca dépend. Mais de toute façon, il y a moins de gens qui meurent à cause dun livre quà cause de bombes à fragmentations. À Los Angeles, il y a un réseau tentaculaire de freeways. Aujourdhui, 3 avril 2003, jai lu dans un journal français comment les Américains viennent dutiliser en Irak des cluster bombs qui sont des débris équipés de petits parachutes. À Los Angeles, il y a le désert et beaucoup darbres et des taillis et des herbes folles au bord des autoroutes. Les cluster bombs sont équipés de compensateurs de vent, mais ils arrosent quand même sans précision des zones immenses. Los Angeles est une ville américaine qui ressemble à une banlieue à perte de vue régulière et provinciale où les maisons de bois qui sont entourées de jardins coquets témoignent dune réelle qualité de vie. Quand les cluster bombs se posent, ils nexplosent pas tout de suite et sont des armes mortelles pour les civils. Ainsi, 33 civils sont morts hier, dans une ville irakienne qui sappelle Hilla. Oui, mais il y a des écrivains qui meurent aussi à cause de la littérature : Sénèque, Chénier, Poe, Artaud, Rimbaud, Nietzsche, Reich, Guibert, Foucault. Et il y en aura encore beaucoup. À Los Angeles, il y a aussi le point daboutissement de la conquête de lOuest et le point darrivée de la 66 Road. Heureusement quil y a aussi des morts dans la littérature ! Il faut bien que la tragédie ravage tout le monde. Écrivains y compris ! Mais cest surtout à cause de la crise de la culture que les écrivains meurent. Ce nest pas à cause de la politique. Les écrivains qui meurent nont pas compris que la seule culture valable est la culture américaine qui est une culture qui comprend des écrivains comme Hubert Selby Jr et Hemingway et Fante, mais aussi beaucoup de cinéastes et beaucoup de musiciens. Ceci jusquà ce que les uvres souvrent comme souvre la démocratie sur le monde. Et les récits de guerre alors ? Ah, les récits de guerre de Los Angeles (USA) à Bagdad (Irak) ! Oui, mais Capa nétait ni un soldat, ni un écrivain, mais Capa était un photographe. Capa faisait des photos isolées pour illustrer une histoire. Oui, mais toutes les photos mitraillent ! Il y a bien longtemps que les écrivains nont plus le monopole de la littérature. Tant mieux ! Ou tant pis ! Il ny a pas que la littérature dans la vie, il y a aussi la vie. Il y a bien longtemps que la littérature est un mythe à cause de Tocqueville qui écrit dans De la démocratie en Amérique que dans les démocraties, il y a des milliers de vendeurs didées pour quelques grands écrivains. Peut-être que la littérature na jamais existé que dans la tête des écrivains. Oui, mais quand Tocqueville a écrit cétait avant la guerre de Sécession. Cétait avant les premières photos de guerre sur un vrai champ de bataille. Cétait avant John Fante et Capa ! Cétait avant le air-conditionned nightmare que tu es en train de photographier ! Et si les photographes étaient aujourdhui les vrais écrivains à cause des légendes des photos ? Voilà peut-être où sont les vrais récits aujourdhui : dans les légendes. Qui lit les légendes des photos ? Personne ! Parce que les photos sont tellement irradiantes quil est difficile de soutenir son attention sur les légendes. Qui lit les écrivains ? Personne ! Parce que les noms des écrivains sont si célèbres quil est impossible de lire un livre sans traverser un nom décrivain de part en part. Combien de fois, je me suis perdu dans un nom ! Des fois, on parle deux à cause de leur nom mais on ne les lit jamais, ou alors quand on les lit, on rentre dans une colère folle parce que la littérature, ça vous détraque toujours. La littérature, ça vous fait toujours exploser la tête à cause de toutes les injustices que ça dénonce, la littérature ! Idéaliste ! Mégalomaniaque ! Visionnaire ! Non ! Non ! Non ! Non, je ne suis pas idéaliste, mégalomaniaque et visionnaire ! Je veux juste me promener sur une plage du Pacifique entre Redondo Beach à Santa Monica ! K COMME IRAK est un symptôme clinique dépoque parce que dans lindustrie littéraire du début du XXIe siècle, il ny a que Georges W. Bush et les reporters qui sont en Irak pour dire quelque chose dimportant. Aujourdhui, on plaint plus les reporters qui risquent leur vie sous les bombes anglo-américaines dans les villes irakiennes que les civils irakiens ! Aujourdhui, le plus grand écrivain du monde est le président des USA qui parle de justice à la télé à ses concitoyens et à ses compatriotes. Comme jaime Los Angeles !
Le texte est extrait dun travail en cours. Christophe Fiat a récemment publié De la
ritournelle (Léo Scheer, 2002) et Bienvenue à Sexpol (Léo Scheer, 2003)
ritournelle (Léo Scheer, 2002) et Bienvenue à Sexpol (Léo Scheer, 2003)
Christophe Fiat