Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
par Paola Balzarro
Imprimer l'articleA quoi servent les larmes des amoureux
Toi aussi, tu tes arrêtée pour secourir cette femme qui hurlait, étendue sur le trottoir.
Blonde, entre deux âges, un manteau couleur fauve dont dépassaient de maigres mollets gainés de gris, une chaussure encore au pied et lautre le talon en lair.
Tout autour, un cercle de passants curieux, tourbillon soudain dans le courant de ce 23 décembre. Ton fils ta tirée par la manche, il voulait rentrer à la maison, et on pouvait le comprendre : à trois ans, après une matinée de shopping, on ne tient plus.
Tu es restée à regarder une minute, le temps de tassurer quon avait bien appelé une ambulance. Puis, quand tu as vu que tout paraissait sous contrôle, et quen plus il y avait là un policier, tu as compris
que tu pouvais téclipser du cercle sans problème, et ten retourner
à tes affaires.
Tu aurais dû la voir deux heures plus tôt cette femme ! Avec quelle fermeté et quelle distance glaciale elle a remis en place le directeur qui voulait la convaincre de se porter volontaire cet après-midi même pour la fête de Noël avec les parents, les chants et la tombola de bienfaisance : quil fasse la proposition à un autre de ses
collègues, peu importe quils aient de la famille, elle, elle nest
même pas catholique.
Quand elle est sortie de lécole, chargée de cahiers pleins de fautes à corriger et de glaïeuls très longs, hommage de sa classe de CP, elle a pensé un instant filer immédiatement à la maison, directement dans la baignoire pleine de mousse bouillante. Il faut dire que le grésil, qui a déjà formé au sol un bourbier marron, lui martèle les lunettes et, malgré le parapluie, lui entre dans le cou, poussé par le vent.
Elle était presque à larrêt du tram où des dizaines de gamins se poussaient en criant pour aller sabriter sous lauvent. Quand, tout à coup, elle a fait demi-tour. Elle a tourné le dos au boulevard qui mène à son quartier, presque aux confins de la ville, et elle sest dirigée vers le centre. A pied, marchant vite pour se réchauffer, alors que la neige mouillée a heureusement commencé à tomber moins fort, comme pour bénir sa décision. La femme va dun pas léger, malgré la charge quelle porte sous le bras ; il est vrai quelle y est habituée, et il est vrai que quelque chose lattire en plein cur de la ville. Au fur et à mesure quelle sapproche du centre, la foule autour delle se fait plus dense et agitée : le nombre de boutiques augmente, les coups dépaule aussi, comme la profusion des couleurs et des voix.
Elle traverse indemne la forêt des acheteurs, comme si elle ne faisait queffleurer le sol, elle glisse entre les voitures en double file, plonge sur le passage pour piétons sans même regarder, sûre de son fait, tandis que derrière leur volant les autres la regardent interloqués, accompagnant sa marche dun choeur nourri de klaxons.
Quand elle arrive sur la place, elle sarrête, reprend son souffle. Elle semble soudain se rendre compte quelle a toujours les glaïeuls dans les bras et quil vaudrait mieux ne pas faire irruption dans létude chargée de fleurs, surtout si elle veut continuer à se persuader quelle na pas éveillé les soupçons de la secrétaire.
En essayant de ne pas trop attirer lattention, elle laisse tomber le bouquet près du piédestal de la statue. Si quelquun sarrêtait pour la regarder maintenant, alors quelle séloigne rapidement du centre de la place, il pourrait la prendre pour une nostalgique de la monarchie qui vient juste de déposer son hommage aux pieds dEmmanuel Philibert et de son cheval sans avoir le courage de sarrêter, ne serait-ce quune minute, pour prier1.
En fait, elle ressent vraiment le besoin de se recueillir un instant, ou mieux, de rassembler toutes les forces quelle a en elle pour affronter linterphone de cet immeuble froid, qui domine de sa masse fin XIXe2 une rue secondaire.
Elle sapproche des sonnettes. Elle effleure de lindex le nom gravé dans le cuivre sous linscription « Notaire ». Elle appuie sur le
bouton. Den haut aucune réponse, seul un déclic métallique. La grille souvre.
Dans la pénombre sélève une rampe descalier. Elle a le souffle court, bien quil y ait peu de marches. Sur le palier, elle se passe les mains dans les cheveux et les sent humides et froids, défaits en mèches lourdes. Peu importe. Ce nest pas la première fois quils se glissent dans les bras lun de lautre presque sans se voir et quils se respirent à pleine bouche à laveuglette, échouant par terre ou au mieux sur le canapé de cuir.
La porte de létude est entrouverte. Elle reprend son souffle et
entre. Seule lentrée est éclairée. La secrétaire, qui saffaire à une
armoire pleine de fiches, se retourne : « Le notaire est parti » dit-elle
sans un sourire.
Dans la pièce tombe un silence absolu. La femme se débat dans ce vide qui nest finalement en avance que de quelques heures sur les projets de la veille tandis que lautre la regarde sans lui fournir le moindre point dappui, ou un mot qui laide à prendre congé en sauvant au moins en partie la face.
Malheur aux pauvres desprit qui ne savent pas trouver une phrase futile pour se tirer dun coup daile des embarras, et surtout malheur aux vaincus pense la femme encore immobile, les yeux à terre sils espèrent quelque clémence.
La sonnerie du téléphone, à quelques mètres delle, lui permet de se ressaisir et de bredouiller une salutation pendant que la secrétaire va répondre dun air ennuyé.
Elle descend les escaliers en courant. Dehors on dirait quil fait
déjà nuit.
En ce moment, il doit être en train de charger les skis sur cet espèce de minibus bleu ciel quil vient de sacheter pour voyager plus à laise avec femme, enfants et chiens. Peut-être même a-t-il déjà passé le Fréjus et est-il déjà en terre de France, dans les montagnes quil aime tant et où on lespère il ira vite sécraser contre un rocher, se cassant pour le moins une jambe. Le pas de la femme est rageur, agité. Eclipse totale de lenseignante au sourire solaire et à la poigne dacier.
Elle se rend compte quelle est en train de tourner en rond autour de limmeuble quand elle sent son estomac lui glisser dans les talons. Peut-être quun sandwich, à ce moment, pourrait contenir la chute de ses entrailles. Elle se décide à entrer dans un bar.
Les verres de ses lunettes sembuent dun coup, dès que londée de chaleur lécrase. Dans la brume des vapeurs au cacao elle rejoint le comptoir, demande un toast au fromage et, tant quelle y est, un
chocolat bouillant qui ne peut lui faire que du bien. Le sucré en bouche, la tiédeur dans la gorge, vague qui descend calmer lestomac, dans une caresse.
Elle regarde autour delle. Deux dames, un peu plus âgées quelle, bavardent, intarissables à une table. Trois hommes probablement camarades de travail rient entre tartines et flûtes pétillantes. Le miroir derrière le comptoir lui renvoie son image blême, terriblement détaillée et distincte malgré tout.
Si elle pouvait se séparer de ce corps qui ne la représente pas, elle le ferait sur le champ. Et là, tout de suite, elle plongerait son âme dans les frusques puantes et les jambes enflées de la clocharde qui sest présentée dans le bar pour demander à manger et qui a été courtoisement mise à la porte. Au moins le chaos quelle a en elle serait visible de tous ; ils comprendraient quaujourdhui, après des années dhistoires à leau de rose, nexistent pour elle que le feu ou la terre brûlée, et quelle na aucune envie de passer le sucre à la jeune femme à la blondeur impeccable qui vient de se coller à elle, ni de commenter les splendeurs et misères de Pinturicchio3 avec le barman.
De lair ; sortir dici ; loin de ces tombeaux blanchis de sucre glace qui sessuient la bouche auréolée de chantilly avant de bafouiller un refus et cracher leur opprobre sur qui est déjà le cul par terre.
Elle sort dans le vent qui lui gifle les joues et loblige à relever le
col de son manteau. La clocharde a disparue. Elle regarde autour delle. Rien. Elle aurait pu se secouer un peu avant de ses pensées damour et de néant, lever le nez de son nombril douloureux et mettre la main au portefeuille. Eh bien non. Dommage. Encore une fois elle a raté le coche.
Elle revient sur ses pas, à reculons, décidée à en finir au plus vite avec cette matinée décidément mal entamée ; ainsi elle essaye de penser à ce quelle va faire de laprès-midi pour se distraire avant daffronter la due-giorni4 de stress qui comme tout le monde lattend elle aussi, entre des frères qui tirent la tête, des belles-surs hystériques et des neveux possédés par le diable.
De leau, avant tout. Une mousse enveloppante de jasmin et de chaleur pour dissoudre toutes les croûtes de lâme. Elle sétalera sur le visage un masque aux amandes douces et sur les cheveux un baume de racines orientales, après quoi elle plongera corps et âme au milieu des cadavres et des membres mutilés de son dernier polar américain, pour essayer de noyer toute sa douleur dans ce bain de sang. Puis, quand elle en aura envie, elle sétendra sur le lit avec la photo dun jeune homme arrachée pas plus tard quhier dans une revue, elle noiera son regard dans les muscles lumineux, qui soffrent dans un geste dabandon, et elle le possédera, le cur enfin léger, en suivant le rythme que son corps réclamera. Entre-temps, si Dieu le veut, il fera déjà nuit et avec laide de quelques gouttes bénies elle pourra sombrer dans un sommeil qui la fera traverser, en un seul saut et sans image, jusquà laube de la veillée de Noël.
Mais il nétait pas écrit que ce jour là elle rentrerait chez elle ainsi, serrant entre les jambes sa pauvre queue de loup-garou déconfit, bien cachée sous sa jupe plissée. Un Messager sétait déjà mis en route, et quelque chose était en train de bouger au coin de la rue,
à quelques pas.
Un jeune à la peau ambrée, probablement venu dAfrique ou du Proche-Orient, avait ouvert son grand sac en plastique sous les arcades et ayant conquis un coin de trottoir il sortait des écharpes colorées de soie arborant une marque imitée dune maison française.
Elle vit de loin les passants sattrouper autour.
Alors quelle allait vers eux, elle remarqua quun policier averti par un commerçant était en train de sapprocher. Elle aperçut le geste soudain du jeune, qui ramassait la marchandise en un clin dil et qui essayait de séloigner, elle vit le policier lattraper par le bras, les gens qui tout à coup faisait le vide autour deux et qui pressaient le pas. Léclair des yeux noirs pris au piège.
Elle était exactement là, devant les deux, quand le jeune homme réussit à se défaire dune bourrade et commença à courir.
Ce fut laffaire dun instant. Le policier bondit en avant, comme un lion furieux qui, trop sûr de lui, a laissé échapper sa proie.
La femme neut pas besoin de temps pour se décider. Tout se déroula au même moment. Il lui suffit de se déporter dun demi-mètre, comme par le fait du hasard, pour se retrouver sur la trajectoire du poursuivant. Lequel, immanquablement, finit contre elle, sans comprendre ce qui diable était arrivé.
Comme un avant-centre vif-argent, effleuré par lépaule dun défenseur à peine dans la surface de réparation rebondit dans les airs et glace deffroi le stade tout entier, en retombant sur le terrain comme mort, ainsi la femme senvole.
Et quand elle retombe à terre, elle lance un cri. Epouvantable, déchirant. Il ne vient sûrement pas de la douleur quelle ressent à la cheville, très légèrement contusionnée, ni de limperceptible éraflure qui lui strie la main.
La foule reste pétrifiée. Le policier hésite un instant, balançant entre linstinct du chasseur et leffroi davoir estropié devant tout le monde une dame innocente.
En attendant, le jeune homme sest bien sûr évanoui parmi la forêt de corps et il sest retiré dans lombre sans laisser de traces, comme il était venu.
Pendant ce temps son ange gardien se contorsionne par terre, comme si elle avait les jambes brisées, alors quautour, la foule de ses semblables ou supposés tels ne reconnaît pas lennemie et nattaque pas ; au contraire elle se penche sur cette fontaine de larmes, au point de sétouffer presque.
Quelquun rassemble les cahiers des écoliers, étalés dans la boue, tandis que le policier, cloué sur place par son forfait, sactive pour appeler les secours.
De toutes parts des regards réprobateurs le transpercent.
Le grésil est en train de se transformer, et lentement il commence à blanchir tout ce quil rencontre. Au loin, on entend une sirène
qui approche.
Dici peu elle sera à lhôpital, où elle se laissera retourner par des mains gantées de blanc qui, scrupuleuses, la parcourront de la tête aux pieds pour vérifier si tout est entier là-dedans si besoin avec laide des rayons X ; mais ils ne verront rien.
Et surtout, ils ne sapercevront pas de létrange gaîté qui brille dans ses yeux quand, déclarée unanimement indemne, elle sautera du lit comme un grillon en grande forme et linstant daprès elle sera déjà loin, presque portée par un vent ami.
Blonde, entre deux âges, un manteau couleur fauve dont dépassaient de maigres mollets gainés de gris, une chaussure encore au pied et lautre le talon en lair.
Tout autour, un cercle de passants curieux, tourbillon soudain dans le courant de ce 23 décembre. Ton fils ta tirée par la manche, il voulait rentrer à la maison, et on pouvait le comprendre : à trois ans, après une matinée de shopping, on ne tient plus.
Tu es restée à regarder une minute, le temps de tassurer quon avait bien appelé une ambulance. Puis, quand tu as vu que tout paraissait sous contrôle, et quen plus il y avait là un policier, tu as compris
que tu pouvais téclipser du cercle sans problème, et ten retourner
à tes affaires.
Tu aurais dû la voir deux heures plus tôt cette femme ! Avec quelle fermeté et quelle distance glaciale elle a remis en place le directeur qui voulait la convaincre de se porter volontaire cet après-midi même pour la fête de Noël avec les parents, les chants et la tombola de bienfaisance : quil fasse la proposition à un autre de ses
collègues, peu importe quils aient de la famille, elle, elle nest
même pas catholique.
Quand elle est sortie de lécole, chargée de cahiers pleins de fautes à corriger et de glaïeuls très longs, hommage de sa classe de CP, elle a pensé un instant filer immédiatement à la maison, directement dans la baignoire pleine de mousse bouillante. Il faut dire que le grésil, qui a déjà formé au sol un bourbier marron, lui martèle les lunettes et, malgré le parapluie, lui entre dans le cou, poussé par le vent.
Elle était presque à larrêt du tram où des dizaines de gamins se poussaient en criant pour aller sabriter sous lauvent. Quand, tout à coup, elle a fait demi-tour. Elle a tourné le dos au boulevard qui mène à son quartier, presque aux confins de la ville, et elle sest dirigée vers le centre. A pied, marchant vite pour se réchauffer, alors que la neige mouillée a heureusement commencé à tomber moins fort, comme pour bénir sa décision. La femme va dun pas léger, malgré la charge quelle porte sous le bras ; il est vrai quelle y est habituée, et il est vrai que quelque chose lattire en plein cur de la ville. Au fur et à mesure quelle sapproche du centre, la foule autour delle se fait plus dense et agitée : le nombre de boutiques augmente, les coups dépaule aussi, comme la profusion des couleurs et des voix.
Elle traverse indemne la forêt des acheteurs, comme si elle ne faisait queffleurer le sol, elle glisse entre les voitures en double file, plonge sur le passage pour piétons sans même regarder, sûre de son fait, tandis que derrière leur volant les autres la regardent interloqués, accompagnant sa marche dun choeur nourri de klaxons.
Quand elle arrive sur la place, elle sarrête, reprend son souffle. Elle semble soudain se rendre compte quelle a toujours les glaïeuls dans les bras et quil vaudrait mieux ne pas faire irruption dans létude chargée de fleurs, surtout si elle veut continuer à se persuader quelle na pas éveillé les soupçons de la secrétaire.
En essayant de ne pas trop attirer lattention, elle laisse tomber le bouquet près du piédestal de la statue. Si quelquun sarrêtait pour la regarder maintenant, alors quelle séloigne rapidement du centre de la place, il pourrait la prendre pour une nostalgique de la monarchie qui vient juste de déposer son hommage aux pieds dEmmanuel Philibert et de son cheval sans avoir le courage de sarrêter, ne serait-ce quune minute, pour prier1.
En fait, elle ressent vraiment le besoin de se recueillir un instant, ou mieux, de rassembler toutes les forces quelle a en elle pour affronter linterphone de cet immeuble froid, qui domine de sa masse fin XIXe2 une rue secondaire.
Elle sapproche des sonnettes. Elle effleure de lindex le nom gravé dans le cuivre sous linscription « Notaire ». Elle appuie sur le
bouton. Den haut aucune réponse, seul un déclic métallique. La grille souvre.
Dans la pénombre sélève une rampe descalier. Elle a le souffle court, bien quil y ait peu de marches. Sur le palier, elle se passe les mains dans les cheveux et les sent humides et froids, défaits en mèches lourdes. Peu importe. Ce nest pas la première fois quils se glissent dans les bras lun de lautre presque sans se voir et quils se respirent à pleine bouche à laveuglette, échouant par terre ou au mieux sur le canapé de cuir.
La porte de létude est entrouverte. Elle reprend son souffle et
entre. Seule lentrée est éclairée. La secrétaire, qui saffaire à une
armoire pleine de fiches, se retourne : « Le notaire est parti » dit-elle
sans un sourire.
Dans la pièce tombe un silence absolu. La femme se débat dans ce vide qui nest finalement en avance que de quelques heures sur les projets de la veille tandis que lautre la regarde sans lui fournir le moindre point dappui, ou un mot qui laide à prendre congé en sauvant au moins en partie la face.
Malheur aux pauvres desprit qui ne savent pas trouver une phrase futile pour se tirer dun coup daile des embarras, et surtout malheur aux vaincus pense la femme encore immobile, les yeux à terre sils espèrent quelque clémence.
La sonnerie du téléphone, à quelques mètres delle, lui permet de se ressaisir et de bredouiller une salutation pendant que la secrétaire va répondre dun air ennuyé.
Elle descend les escaliers en courant. Dehors on dirait quil fait
déjà nuit.
En ce moment, il doit être en train de charger les skis sur cet espèce de minibus bleu ciel quil vient de sacheter pour voyager plus à laise avec femme, enfants et chiens. Peut-être même a-t-il déjà passé le Fréjus et est-il déjà en terre de France, dans les montagnes quil aime tant et où on lespère il ira vite sécraser contre un rocher, se cassant pour le moins une jambe. Le pas de la femme est rageur, agité. Eclipse totale de lenseignante au sourire solaire et à la poigne dacier.
Elle se rend compte quelle est en train de tourner en rond autour de limmeuble quand elle sent son estomac lui glisser dans les talons. Peut-être quun sandwich, à ce moment, pourrait contenir la chute de ses entrailles. Elle se décide à entrer dans un bar.
Les verres de ses lunettes sembuent dun coup, dès que londée de chaleur lécrase. Dans la brume des vapeurs au cacao elle rejoint le comptoir, demande un toast au fromage et, tant quelle y est, un
chocolat bouillant qui ne peut lui faire que du bien. Le sucré en bouche, la tiédeur dans la gorge, vague qui descend calmer lestomac, dans une caresse.
Elle regarde autour delle. Deux dames, un peu plus âgées quelle, bavardent, intarissables à une table. Trois hommes probablement camarades de travail rient entre tartines et flûtes pétillantes. Le miroir derrière le comptoir lui renvoie son image blême, terriblement détaillée et distincte malgré tout.
Si elle pouvait se séparer de ce corps qui ne la représente pas, elle le ferait sur le champ. Et là, tout de suite, elle plongerait son âme dans les frusques puantes et les jambes enflées de la clocharde qui sest présentée dans le bar pour demander à manger et qui a été courtoisement mise à la porte. Au moins le chaos quelle a en elle serait visible de tous ; ils comprendraient quaujourdhui, après des années dhistoires à leau de rose, nexistent pour elle que le feu ou la terre brûlée, et quelle na aucune envie de passer le sucre à la jeune femme à la blondeur impeccable qui vient de se coller à elle, ni de commenter les splendeurs et misères de Pinturicchio3 avec le barman.
De lair ; sortir dici ; loin de ces tombeaux blanchis de sucre glace qui sessuient la bouche auréolée de chantilly avant de bafouiller un refus et cracher leur opprobre sur qui est déjà le cul par terre.
Elle sort dans le vent qui lui gifle les joues et loblige à relever le
col de son manteau. La clocharde a disparue. Elle regarde autour delle. Rien. Elle aurait pu se secouer un peu avant de ses pensées damour et de néant, lever le nez de son nombril douloureux et mettre la main au portefeuille. Eh bien non. Dommage. Encore une fois elle a raté le coche.
Elle revient sur ses pas, à reculons, décidée à en finir au plus vite avec cette matinée décidément mal entamée ; ainsi elle essaye de penser à ce quelle va faire de laprès-midi pour se distraire avant daffronter la due-giorni4 de stress qui comme tout le monde lattend elle aussi, entre des frères qui tirent la tête, des belles-surs hystériques et des neveux possédés par le diable.
De leau, avant tout. Une mousse enveloppante de jasmin et de chaleur pour dissoudre toutes les croûtes de lâme. Elle sétalera sur le visage un masque aux amandes douces et sur les cheveux un baume de racines orientales, après quoi elle plongera corps et âme au milieu des cadavres et des membres mutilés de son dernier polar américain, pour essayer de noyer toute sa douleur dans ce bain de sang. Puis, quand elle en aura envie, elle sétendra sur le lit avec la photo dun jeune homme arrachée pas plus tard quhier dans une revue, elle noiera son regard dans les muscles lumineux, qui soffrent dans un geste dabandon, et elle le possédera, le cur enfin léger, en suivant le rythme que son corps réclamera. Entre-temps, si Dieu le veut, il fera déjà nuit et avec laide de quelques gouttes bénies elle pourra sombrer dans un sommeil qui la fera traverser, en un seul saut et sans image, jusquà laube de la veillée de Noël.
Mais il nétait pas écrit que ce jour là elle rentrerait chez elle ainsi, serrant entre les jambes sa pauvre queue de loup-garou déconfit, bien cachée sous sa jupe plissée. Un Messager sétait déjà mis en route, et quelque chose était en train de bouger au coin de la rue,
à quelques pas.
Un jeune à la peau ambrée, probablement venu dAfrique ou du Proche-Orient, avait ouvert son grand sac en plastique sous les arcades et ayant conquis un coin de trottoir il sortait des écharpes colorées de soie arborant une marque imitée dune maison française.
Elle vit de loin les passants sattrouper autour.
Alors quelle allait vers eux, elle remarqua quun policier averti par un commerçant était en train de sapprocher. Elle aperçut le geste soudain du jeune, qui ramassait la marchandise en un clin dil et qui essayait de séloigner, elle vit le policier lattraper par le bras, les gens qui tout à coup faisait le vide autour deux et qui pressaient le pas. Léclair des yeux noirs pris au piège.
Elle était exactement là, devant les deux, quand le jeune homme réussit à se défaire dune bourrade et commença à courir.
Ce fut laffaire dun instant. Le policier bondit en avant, comme un lion furieux qui, trop sûr de lui, a laissé échapper sa proie.
La femme neut pas besoin de temps pour se décider. Tout se déroula au même moment. Il lui suffit de se déporter dun demi-mètre, comme par le fait du hasard, pour se retrouver sur la trajectoire du poursuivant. Lequel, immanquablement, finit contre elle, sans comprendre ce qui diable était arrivé.
Comme un avant-centre vif-argent, effleuré par lépaule dun défenseur à peine dans la surface de réparation rebondit dans les airs et glace deffroi le stade tout entier, en retombant sur le terrain comme mort, ainsi la femme senvole.
Et quand elle retombe à terre, elle lance un cri. Epouvantable, déchirant. Il ne vient sûrement pas de la douleur quelle ressent à la cheville, très légèrement contusionnée, ni de limperceptible éraflure qui lui strie la main.
La foule reste pétrifiée. Le policier hésite un instant, balançant entre linstinct du chasseur et leffroi davoir estropié devant tout le monde une dame innocente.
En attendant, le jeune homme sest bien sûr évanoui parmi la forêt de corps et il sest retiré dans lombre sans laisser de traces, comme il était venu.
Pendant ce temps son ange gardien se contorsionne par terre, comme si elle avait les jambes brisées, alors quautour, la foule de ses semblables ou supposés tels ne reconnaît pas lennemie et nattaque pas ; au contraire elle se penche sur cette fontaine de larmes, au point de sétouffer presque.
Quelquun rassemble les cahiers des écoliers, étalés dans la boue, tandis que le policier, cloué sur place par son forfait, sactive pour appeler les secours.
De toutes parts des regards réprobateurs le transpercent.
Le grésil est en train de se transformer, et lentement il commence à blanchir tout ce quil rencontre. Au loin, on entend une sirène
qui approche.
Dici peu elle sera à lhôpital, où elle se laissera retourner par des mains gantées de blanc qui, scrupuleuses, la parcourront de la tête aux pieds pour vérifier si tout est entier là-dedans si besoin avec laide des rayons X ; mais ils ne verront rien.
Et surtout, ils ne sapercevront pas de létrange gaîté qui brille dans ses yeux quand, déclarée unanimement indemne, elle sautera du lit comme un grillon en grande forme et linstant daprès elle sera déjà loin, presque portée par un vent ami.
Journaliste spécialisée dans le cinéma à la Rai-International, romancière et nouvelliste italienne, Paola Balzarro a réalisé, par ailleurs, plusieurs mises en scène des textes de Paul Weismann. Elle a publié en 1994 un roman pour enfants, L'acqua del tempo giusto (éd. Sinnos Editore).
(1) Emmanuel Philibert Duc de Savoie (1528-1580), ayant transféré la cour de Savoie à Turin en 1563. La scène doit se passer à Turin, Place Saint-Charles.
(2) La sua mole umbertina : « sa masse humbertienne », en référence au règne de Humbert 1er de Savoie, roi dItalie (1878-1900).
(3) Il sagit dAlessandro del Piero, grand joueur de léquipe nationale italienne de football et non du peintre du XVe siècle (N.D.T.).
(4) Expression empruntée au vocabulaire sportif. Cf. les épreuves cyclistes qui se déroulent sur plusieus jours (N.D.T.).
(1) Emmanuel Philibert Duc de Savoie (1528-1580), ayant transféré la cour de Savoie à Turin en 1563. La scène doit se passer à Turin, Place Saint-Charles.
(2) La sua mole umbertina : « sa masse humbertienne », en référence au règne de Humbert 1er de Savoie, roi dItalie (1878-1900).
(3) Il sagit dAlessandro del Piero, grand joueur de léquipe nationale italienne de football et non du peintre du XVe siècle (N.D.T.).
(4) Expression empruntée au vocabulaire sportif. Cf. les épreuves cyclistes qui se déroulent sur plusieus jours (N.D.T.).
Paola Balzarro