Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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La robe dété
Mois daoût, fin daprès-midi. Toulouse paralysée par la chaleur. Lair étouffant assèche et brûle tout, arbres, immeubles, passants, oiseaux, sur le point dexploser, retomber en poussière sur le goudron mou et luisant de lavenue dAlsace-Lorraine.
Une jeune femme sort dun grand magasin, se dirige vers le boulevard de Strasbourg. Elle a fini sa journée de travail. Chevelure brune et jupe pastel se balancent au rythme de ses pas. Elle pense au bain froid qui bientôt va couler. Il faudra tout ouvrir, fenêtres, portes. Laisser entrer la nuit.
Un coup de klaxon explose en mille étincelles sur le macadam. Tout là-haut, dans le ciel immense, les martinets crient, fendent lair de leur bec avide.
LAve Maria propulsé dans lazur par le clocher de Saint-Sernin volette, hagard, de branche en branche, se pose enfin sur les toits, suivi dune série de coups graves, réguliers, implacables, clous de bronze plantés dans les murs de briques, les vitrines, le kiosque à journaux, les volets clos. Sept heures. Les passants commencent à envahir les boulevards. La jeune femme soupire. Une petite perle salée se dilue à la commissure de ses lèvres.
Depuis le matin, il lui semble quelle « traîne », comme enfant chez ses grands-parents. Que fais-tu, petitou, tu es en vacances, grands dieux ! Va courir, ma poulette, au lieu de traîner ! Va ramasser des fleurs pour Mamie, au lieu de tuser les yeux dans le noir. Vois le soleil, vois les oiseaux, ils tattendent, ils chantent pour toi. Mais petitou na envie de rien. Dehors, la mort est partout. Lobscurité seule la protège de lorage des couleurs. Lhorloge fuit sur le sol carrelé où tintent les secondes de cuivre. Les mouches courent sur la toile cirée, flottent calmement dans la pièce, se prennent soudain au tortillon de papier poisseux, font vibrer lair de leur dérisoire agonie. Le corps de petitou est sucé de lintérieur, aspiré par la béance fade dun jour sans fin qui suinte, inutile. Ses yeux saignent au contact des pétales bigarrés. Son regard glisse sur tout et se perd. Oui. La même impression de vacuité, aujourdhui, lemporte au loin, nulle part, à la recherche dun visage perdu depuis toujours. Avec lâge en plus. Papi avait raison. Mais aujourdhui, François la énervée, et le patron a été trop pénible, tatillon, et les collègues, et tout le monde ! Toujours pressés, courant dans tous les sens, à la faire galoper pour rien, par cette chaleur ! Et à midi, à la terrasse du Saint-Sernin, François, comme son père, la couvant, la grondant, la sermonnant. Mais quest-ce quils ont, tous ? Ils ne peuvent pas lui foutre la paix, non ? Alors dormir, mmh dormir une petite heure après le bain, sétendre sur le drap, légère, si légère, la peau caressée par lair, fenêtre grande ouverte, le ciel enveloppant la chambre, semant sur elle des paillettes de lumière glacée.
Rue Roquelaine. La jeune femme appuie machinalement sur le petit bouton noir couronné de cuivre et pousse la lourde porte qui se referme doucement derrière elle. La fraîcheur enfin laccueille au creux dun nid de silence et de paix. Les autos se sont tues. Ses talons sonnent gaiement sur le carreau du hall.
Quelle journée ! Comme hier, avant-hier Banale. Pourtant aujourdhui, lescalier est plus raide, les marches plus hautes. La fatigue, sûrement. Cest bien connu. Elle malaxe les sensations. Alors pourquoi donner de limportance à ce qui La jeune femme monte lentement.
Ce matin, en sortant de chez elle, Marie était en pleine forme. La tête remplie de rêves pour les semaines à venir. Partir, voyager. Tant pis pour les sous. Après tout, elle travaille, et puis le Maroc, lItalie, la Grèce, ce nest pas le bout de monde. Mais dans la journée, son désir sest usé, rongé par les heures moites et un tenace mal de tête. Et cet escalier maintenant, qui nen finit pas ! Vivement le lit.
Ce qui étonne Marie, cest quelle ne reconnaît pas la cage descalier. Léclairage nest pas le même. Peut-être une ampoule grillée, ou un effet du brusque passage de la lumière à la pénombre, ou de la fatigue, tout simplement, ou de tout cela à la fois. Prise dun éblouissement, Marie sarrête et se tient à la rampe. Cela ne dure quune fraction de seconde. Elle gravit quelques marches. La peinture des murs nest pas franchement différente, mais tout de même, na pas le même reflet. Quon ait pu tout repeindre dans la journée lui semble impossible. La concierge lavait bien prévenue que cétait dans lair, mais de là à faire si vite Marie sourit, imaginant quelle aurait pu se tromper dimmeuble. Dormir. À quel étage est-elle ? Marie na pas fait attention. Elle a passé sa journée à être ailleurs, alors un peu plus un peu moins. Marie se retrouve devant une porte quelle ouvre sans peine. Elle naurait pas dû manger ce sandwich gras à midi. Elle ferme la porte, pose son sac et le jeu de clefs sur un petit fauteuil couvert dindienne, dans lentrée. Elle sursaute. Un chat miaulant et ronronnant a surgi de lombre et se frotte à ses jambes, amoureux. Que fait-il là ? Marie saccroupit, caresse un dos noir et blanc qui sarrondit, frémissant, ronronnant de plus belle. Elle a dû laisser la fenêtre de la salle de bains ouverte et il a sauté du toit voisin. Elle ouvre la porte et pousse lanimal dehors. Allez, allez, file, vilain petit minou. Elle est trop fatiguée, il fait trop chaud pour perdre du temps à le caresser, lui verser du lait, tous ces gestes quelle aurait accomplis avec plaisir en dautres circonstances. Elle claque la porte et se dirige vers la fenêtre, ouvre largement les volets. Le soleil daoût baigne la salle de séjour. Sur la table ronde brillent un bol entouré de miettes, un couteau, un paquet de biscottes ouvert, un pot de confiture. À droite, la chambre est en désordre. Lit défait, vêtements féminins jetés sur le dossier dune chaise, rideau à moitié tiré, indiquent un départ précipité. Marie est figée au milieu de la pièce. Ce nest pas son appartement. Elle balaye du regard la pièce lumineuse, curiosité denfant. Elle sest trompée détage. Voilà pourquoi lescalier lui a paru si long. Le hasard seul explique la similitude des clefs. Il faudra quelle en parle au syndic de limmeuble. Marie sapprête à sortir. Mais alors, le chat nest peut-être pas seul Elle appelle doucement. Pas de réponse.
La pièce est meublée de façon bizarre. Marie ne saurait dire ce qui la trouble. Peut-être le mélange dancien et détonnamment moderne. Plutôt, certains objets quelle na jamais vus nulle part ailleurs. Près de la porte, une lampe articulée jaune fixée à une petite étagère où sont posés des appareils plats, noirs, couverts décrans et de petites touches. Une table basse en verre épais. Une grande affiche montrant deux formes élancées, deux silhouettes côte à côte. Lune est lexact négatif de lautre : une femme portant sur la tête une amphore, bleue sur fond blanc et blanche sur fond bleu. Le bleu est dense, profond comme la mer. Il fait éclater le blanc. Une femme seule habite ici. Il y a des choses qui ne trompent pas. Un léger parfum oriental flotte dans lair, rappelant le bois de santal ou lencens. Sur tout un mur, en plein soleil, des étagères sont couvertes de livres, de bibelots divers, de photographies. Marie sapproche dun cadre. Des jeunes gens posent devant une montagne enneigée. Elle ny reconnaît personne, pas même un éventuel voisin. Une voisine plutôt. Ce qui la surprend, ce sont les couleurs. Elle nen a jamais vu daussi belles. Et puis quels drôles de vêtements ! Des étrangers, sûrement. Juste à côté, dans un petit cadre ovale en argent, une photo en noir et blanc montre une jeune femme assise dans un fauteuil, tenant serré contre elle, zut !, le chat que Marie a mis à la porte. Longs cheveux noirs, visage fin, sourire ébauché, des yeux très pâles. Marie est étonnée de ne pas lavoir croisée dans lescalier. Elle a dû emménager depuis peu. La jeune femme porte une robe dété sans manches parsemée de minuscules fleurs. Son regard se fige. Cest drôle, cette robe Elle saisit le cadre. Oui, cest exactement la même que celle que Marie vient dacheter. Cest Elle a juste le temps de poser la photo. Une clef tourne dans la serrure mais la porte dentrée ne souvre pas. Quelquun parle au chat. Voix de femme. Marie fait le tour de la table, accroche au passage le bol qui tombe et se casse. La clef à nouveau interroge la serrure. Marie se précipite dans la chambre et sengouffre dans un grand placard-penderie, écarte les vêtements suspendus et tire les deux battants. Pourquoi ne pas avoir expliqué sa méprise ? Son cur bat la chamade. Cest ridicule. Quel réflexe idiot ! De quoi va-t-elle avoir lair ? Et son sac posé dans lentrée ? Et le bol ? Elle est au bord des larmes, de rage, de fatigue, de peur aussi. Elle étouffe sous les vêtements. Dans lentrée, une jeune femme continue de parler au chat. La porte claque. Comment as-tu réussi à sortir, vilain petit minou ? Par la fenêtre de la salle de bains ? Voyou, voyou, vilain coquin. Le chat miaule, ronronne bruyamment, miaule encore. Oui, oui, je vais te donner à manger. Marie est en partie rassurée. La voix est douce, chaude, laccent chantant. La jeune femme entre dans la salle de séjour en soupirant. Quelle journée Quelle chaleur Zut, elle avait oublié de fermer la fenêtre. Vite, un bain et dodo. Après on verra. Elle sapproche de la table. Marie risque un il entre les robes. Et voilà, encore une bêtise, un bol tout neuf. Cest le deuxième en quinze jours. Coquin, tu exagères. Allez, file te cacher. Marie ne peut sempêcher de sourire. La jeune femme ramasse les débris de porcelaine blanche et les porte dans la cuisine. Marie entend un bruit dassiette. Voilà, tiens, Coquin goulu. Elle revient en chantonnant et se laisse tomber sur le lit, se débarrassant de ses sandales quelle fait voler dans un coin de la chambre. Marie peut voir son visage. Il ne lui est pas inconnu. Elle se recroqueville sous les robes. Il faudrait une chance inouïe pour que la jeune femme sorte de la chambre et lui laisse le chemin libre jusquà lentrée. Allez, je me secoue. Marie écarte à peine un pan de tissu. Elle étouffe. La jeune femme commence à se déshabiller, sarrête. Elle ouvre les volets en grand, contemple son reflet dans la vitre de la fenêtre, ramène ses cheveux en arrière et les enroule sur eux-mêmes, tenant de sa main en étoile ce chignon improvisé. Sa silhouette rappelle celle de la femme à lamphore bleue et son reflet blanc. La jeune femme caresse son cou, sa nuque, frôle ses seins du bout des doigts, lâche dun coup ses cheveux. Elle secoue la tête en soupirant. Marie a soudain envie de la prendre dans ses bras. La jeune femme se retourne et sassied sur le bord du lit, le visage dans les mains. Marie senfouit sous les vêtements. La jeune femme se lève, ouvre le placard et prend dun geste rapide une robe pendue quelle étale sur le lit, puis séloigne vers la salle de bains. Au bout de quelques secondes, leau coule à flots dans la baignoire. Une radio se met à chanter sur un air récent de Piaf. Marie écarte les robes. La jeune femme fredonne, entre dans leau. Cest le moment ou jamais. Marie attend une minute ou deux. Quelques clapotis se mêlent aux paroles qui tournent dans la pièce, et les cloches sonnent, sonnent. Marie sort doucement du placard. Elle aperçoit une partie de la baignoire. Des pieds samusent à barboter. Sur le lit, elle reconnaît la robe à fleurs. Elle se glisse hors de la chambre, traverse la salle de séjour. Dans sa précipitation, elle accroche de lépaule la lampe articulée qui sous le coup sallume et tend son bras vers le plafond. Réprimant un cri, Marie file vers lentrée, saisit son sac au passage et sort de lappartement, tire doucement la porte. Les jambes lui manquent. Elle est en nage, souffle coupé. Heureusement, personne dans lescalier.
Encore essoufflée, Marie plonge une main dans son sac. Les clefs. Tout vacille. Elle a perdu ses clefs. Soudain son regard séclaire. Mais non. Elle se rappelle. Ce matin, en sortant, elle a fermé précipitamment la porte pour empêcher Coquin de sortir. Et voilà. Elle doit redescendre, demander à la concierge son double, remonter. Comme si la journée à lagence navait pas été assez pénible. Elle pose son sac devant la porte et descend en râlant. À son retour elle trouve Coquin près du sac. Il miaule en la voyant et se précipite vers elle. Un rayon de soleil gicle sur sa robe tigrée. Mais que fais-tu là, vilain Coquin ? Elle met la clef dans la serrure et se baisse pour ramasser sac et chat dans un même mouvement. Mais je ronronne comme un avion, moi, madame. Comment as-tu réussi à sortir de la maison, vilain petit minou ? Elle fait jouer la serrure et pousse la porte du pied. Par la fenêtre de la salle de bains ? Voyou, voyou, vilain Coquin. Elle laisse filer lanimal et pose son sac sur le petit fauteuil recouvert dindienne. Son trousseau est là, accroché à un petit clou doré, à côté du verrou. Marie jette le double des clefs sur le fauteuil. Cest une journée à marquer dune pierre blanche. Elle qui avait hâte dêtre seule, chez elle, au calme, cest réussi. Depuis midi, tout cloche. François la agacée. Il veut vivre avec elle, il veut un enfant delle, il veut, il veut. Cest toujours la même chose. Elle ne dit pas non, ni oui non plus. Sil commençait par moins la désirer, par moins le dire surtout, peut-être pourrait-elle respirer plus librement. Alors elle élude, elle sévade, elle rit. Elle sait que lamour excessif de François nest pas seul en cause dans sa résistance, dans son entêtement à vouloir vivre seule. Cet étouffement vient dailleurs. Au fond de ses yeux, un petit nuage violet se développe, un minuscule jet dencre qui trouble sa vue, sa joie, la lumière de lété, la flèche de Saint-Sernin qui défie le ciel. Il fait si beau. Elle aimerait être à la campagne, chez ses grands-parents, dans lherbe, au milieu des fleurs. Elle aimerait se verser un grand verre deau fraîche anisée, boire à pleines gorgées le soleil dans les yeux, sentir quelques gouttes couler sur son menton et son cou. Mais François est blessé par son silence, son rire, la distance quelle maintient depuis toujours. Il se vexe même, Monsieur. Un comble. Sa petite fierté de mâle en prend un coup. Il insiste, puis lâche prise. Le repas sest mal fini. Cest de plus en plus fréquent. Mais le petit nuage violet ne la pas quittée. Il a teinté laprès-midi passé à répondre aux clients de lagence, à expliquer, à sourire, à remercier. Il ne manquait plus que cette histoire de clefs. Marie a toujours été distraite, comme sa mère, dit Papi. En plus, ce matin, elle a oublié de fermer la fenêtre. Décidément.
Marie sapprête à ranger la vaisselle du matin. Et voilà, encore une bêtise, un bol tout neuf en mille morceaux. Cest le deuxième en quinze jours. Marie se baisse pour ramasser les débris. Coquin, tu exagères. Allez, file te cacher. Elle a envie de pleurer, sans raison, comme un enfant se réfugie dans les larmes, derrière ce rideau de pudeur qui le protège des grands. Elle prépare à manger pour Coquin qui se frotte contre ses mollets. Pourquoi François insiste-t-il ? Elle lui a déjà demandé davoir confiance, dêtre patient. Au fond delle-même, quelque chose quelle a du mal à dire la retient. Mais non, François a tout compris, lui. Il est adulte, lui. Il parle de blocage, de ceci, de cela. Il plaque des raisonnements savants sur la bouche de Marie. Un voile didées recouvre labîme où gît un secret, doù pourrait jaillir lamour quil réclame. Et Marie étouffe. Personne ne pourra jamais voir son petit nuage violet, si léger, si beau, parfumé. Il est rempli dimages effacées, de visages éclatants dont il ne reste quune élégance parme. Toujours le même visage féminin vu sur une petite photographie cerclée dargent, qui la poursuit depuis toujours, quelle reconstitue chaque matin.
Dans la chambre, Marie se laisse tomber en arrière sur le lit et fait voler ses sandales. Elle ferme les yeux. La jeune femme assise sur un gros fauteuil de cuir, serrant contre elle un chat noir et blanc, la fixe de ses yeux deau. Elle ébauche un sourire. Ses cheveux courts bouclés, très noirs, la pâleur de ses yeux, lui donnent un air espiègle. Elle est désirable. Elle est le désir même. Delle émane une intarissable douceur. Elle est la lumière qui enveloppe le petit nuage violet de Marie, léternelle jeunesse. La vie. Mais limage se trouble. Allez, il faut que je me secoue. Marie se lève, ôte son chemisier blanc, fait glisser sa jupe. Elle ouvre la fenêtre. Dans la vitre, elle est prise par le regard de lautre, de léternelle absente. Elle rassemble ses longs cheveux, les entortille sur eux-mêmes comme un chignon à lancienne et demeure ainsi, tête penchée sur le côté, comme sur laffiche de Matisse. Son corps lui plaît. Elle aimerait que François la voit ainsi, comme elle se voit, comme elle est vue à cet instant précis par son propre reflet. Elle aimerait quil caresse ses seins. Lair est soudain plus doux. Ses cheveux lâchés tombent lourdement sur ses épaules. Tout cela nest quun jeu. Le jeu du corps. Mais le visage quelle aperçoit dans la vitre la contemple depuis un lieu qui nexiste pas, qui naît des battements de son cur denfant. Sa mère, morte en lui donnant la vie. Sa mère, qui chaque jour meurt et revit en elle. Sa mère, qui toujours sest dérobée à ses appels, qui toujours la précède ou la suit. Marie sassied sur le bord du lit et pose le visage de labsente au creux de ses mains. Hormis la petite photo, elle na quun seul souvenir. Bien plus que cela, un refuge, une crypte. Une robe dété trouvée par hasard au fond dune armoire chez ses grands-parents, celle que sa mère porte sur la photo. Elle la prise sans rien dire à personne. Elle la emportée et cachée comme un trésor. Jamais la robe ne la quittée depuis ce jour. Marie sy réfugie quand elle est seule, seule avec son reflet. Jamais personne ne la vue ainsi vêtue. Marie ouvre la penderie. Elle étale la robe sur le lit, va dans la salle de bains. Elle ouvre le robinet à fond, allume le transistor. Un vieil air dEdith Piaf se met à tourner dans la pièce. Elle le prend au vol. Marie reste un long moment sans bouger. Seuls ses pieds frétillent gaiement dans leau fraîche. Elle se sèche lentement, enfile la robe. Allongée sur le lit, elle repense à François. Il nest pas si grand quil le dit. Il ne sait pas être petit, voilà tout. Marie tend son bras et, à tâtons, cherche le téléphone posé par terre. Elle va lappeler, tout lui dire. La robe dété, le petit nuage violet, les fleurs. Cest alors que Marie aperçoit la lampe allumée dressant vers le plafond sa corolle jaune. Sur le mur, la femme à lamphore se déhanche avec élégance, se rapproche et séloigne, reflet bleu, reflet blanc.
Une jeune femme sort dun grand magasin, se dirige vers le boulevard de Strasbourg. Elle a fini sa journée de travail. Chevelure brune et jupe pastel se balancent au rythme de ses pas. Elle pense au bain froid qui bientôt va couler. Il faudra tout ouvrir, fenêtres, portes. Laisser entrer la nuit.
Un coup de klaxon explose en mille étincelles sur le macadam. Tout là-haut, dans le ciel immense, les martinets crient, fendent lair de leur bec avide.
LAve Maria propulsé dans lazur par le clocher de Saint-Sernin volette, hagard, de branche en branche, se pose enfin sur les toits, suivi dune série de coups graves, réguliers, implacables, clous de bronze plantés dans les murs de briques, les vitrines, le kiosque à journaux, les volets clos. Sept heures. Les passants commencent à envahir les boulevards. La jeune femme soupire. Une petite perle salée se dilue à la commissure de ses lèvres.
Depuis le matin, il lui semble quelle « traîne », comme enfant chez ses grands-parents. Que fais-tu, petitou, tu es en vacances, grands dieux ! Va courir, ma poulette, au lieu de traîner ! Va ramasser des fleurs pour Mamie, au lieu de tuser les yeux dans le noir. Vois le soleil, vois les oiseaux, ils tattendent, ils chantent pour toi. Mais petitou na envie de rien. Dehors, la mort est partout. Lobscurité seule la protège de lorage des couleurs. Lhorloge fuit sur le sol carrelé où tintent les secondes de cuivre. Les mouches courent sur la toile cirée, flottent calmement dans la pièce, se prennent soudain au tortillon de papier poisseux, font vibrer lair de leur dérisoire agonie. Le corps de petitou est sucé de lintérieur, aspiré par la béance fade dun jour sans fin qui suinte, inutile. Ses yeux saignent au contact des pétales bigarrés. Son regard glisse sur tout et se perd. Oui. La même impression de vacuité, aujourdhui, lemporte au loin, nulle part, à la recherche dun visage perdu depuis toujours. Avec lâge en plus. Papi avait raison. Mais aujourdhui, François la énervée, et le patron a été trop pénible, tatillon, et les collègues, et tout le monde ! Toujours pressés, courant dans tous les sens, à la faire galoper pour rien, par cette chaleur ! Et à midi, à la terrasse du Saint-Sernin, François, comme son père, la couvant, la grondant, la sermonnant. Mais quest-ce quils ont, tous ? Ils ne peuvent pas lui foutre la paix, non ? Alors dormir, mmh dormir une petite heure après le bain, sétendre sur le drap, légère, si légère, la peau caressée par lair, fenêtre grande ouverte, le ciel enveloppant la chambre, semant sur elle des paillettes de lumière glacée.
Rue Roquelaine. La jeune femme appuie machinalement sur le petit bouton noir couronné de cuivre et pousse la lourde porte qui se referme doucement derrière elle. La fraîcheur enfin laccueille au creux dun nid de silence et de paix. Les autos se sont tues. Ses talons sonnent gaiement sur le carreau du hall.
Quelle journée ! Comme hier, avant-hier Banale. Pourtant aujourdhui, lescalier est plus raide, les marches plus hautes. La fatigue, sûrement. Cest bien connu. Elle malaxe les sensations. Alors pourquoi donner de limportance à ce qui La jeune femme monte lentement.
Ce matin, en sortant de chez elle, Marie était en pleine forme. La tête remplie de rêves pour les semaines à venir. Partir, voyager. Tant pis pour les sous. Après tout, elle travaille, et puis le Maroc, lItalie, la Grèce, ce nest pas le bout de monde. Mais dans la journée, son désir sest usé, rongé par les heures moites et un tenace mal de tête. Et cet escalier maintenant, qui nen finit pas ! Vivement le lit.
Ce qui étonne Marie, cest quelle ne reconnaît pas la cage descalier. Léclairage nest pas le même. Peut-être une ampoule grillée, ou un effet du brusque passage de la lumière à la pénombre, ou de la fatigue, tout simplement, ou de tout cela à la fois. Prise dun éblouissement, Marie sarrête et se tient à la rampe. Cela ne dure quune fraction de seconde. Elle gravit quelques marches. La peinture des murs nest pas franchement différente, mais tout de même, na pas le même reflet. Quon ait pu tout repeindre dans la journée lui semble impossible. La concierge lavait bien prévenue que cétait dans lair, mais de là à faire si vite Marie sourit, imaginant quelle aurait pu se tromper dimmeuble. Dormir. À quel étage est-elle ? Marie na pas fait attention. Elle a passé sa journée à être ailleurs, alors un peu plus un peu moins. Marie se retrouve devant une porte quelle ouvre sans peine. Elle naurait pas dû manger ce sandwich gras à midi. Elle ferme la porte, pose son sac et le jeu de clefs sur un petit fauteuil couvert dindienne, dans lentrée. Elle sursaute. Un chat miaulant et ronronnant a surgi de lombre et se frotte à ses jambes, amoureux. Que fait-il là ? Marie saccroupit, caresse un dos noir et blanc qui sarrondit, frémissant, ronronnant de plus belle. Elle a dû laisser la fenêtre de la salle de bains ouverte et il a sauté du toit voisin. Elle ouvre la porte et pousse lanimal dehors. Allez, allez, file, vilain petit minou. Elle est trop fatiguée, il fait trop chaud pour perdre du temps à le caresser, lui verser du lait, tous ces gestes quelle aurait accomplis avec plaisir en dautres circonstances. Elle claque la porte et se dirige vers la fenêtre, ouvre largement les volets. Le soleil daoût baigne la salle de séjour. Sur la table ronde brillent un bol entouré de miettes, un couteau, un paquet de biscottes ouvert, un pot de confiture. À droite, la chambre est en désordre. Lit défait, vêtements féminins jetés sur le dossier dune chaise, rideau à moitié tiré, indiquent un départ précipité. Marie est figée au milieu de la pièce. Ce nest pas son appartement. Elle balaye du regard la pièce lumineuse, curiosité denfant. Elle sest trompée détage. Voilà pourquoi lescalier lui a paru si long. Le hasard seul explique la similitude des clefs. Il faudra quelle en parle au syndic de limmeuble. Marie sapprête à sortir. Mais alors, le chat nest peut-être pas seul Elle appelle doucement. Pas de réponse.
La pièce est meublée de façon bizarre. Marie ne saurait dire ce qui la trouble. Peut-être le mélange dancien et détonnamment moderne. Plutôt, certains objets quelle na jamais vus nulle part ailleurs. Près de la porte, une lampe articulée jaune fixée à une petite étagère où sont posés des appareils plats, noirs, couverts décrans et de petites touches. Une table basse en verre épais. Une grande affiche montrant deux formes élancées, deux silhouettes côte à côte. Lune est lexact négatif de lautre : une femme portant sur la tête une amphore, bleue sur fond blanc et blanche sur fond bleu. Le bleu est dense, profond comme la mer. Il fait éclater le blanc. Une femme seule habite ici. Il y a des choses qui ne trompent pas. Un léger parfum oriental flotte dans lair, rappelant le bois de santal ou lencens. Sur tout un mur, en plein soleil, des étagères sont couvertes de livres, de bibelots divers, de photographies. Marie sapproche dun cadre. Des jeunes gens posent devant une montagne enneigée. Elle ny reconnaît personne, pas même un éventuel voisin. Une voisine plutôt. Ce qui la surprend, ce sont les couleurs. Elle nen a jamais vu daussi belles. Et puis quels drôles de vêtements ! Des étrangers, sûrement. Juste à côté, dans un petit cadre ovale en argent, une photo en noir et blanc montre une jeune femme assise dans un fauteuil, tenant serré contre elle, zut !, le chat que Marie a mis à la porte. Longs cheveux noirs, visage fin, sourire ébauché, des yeux très pâles. Marie est étonnée de ne pas lavoir croisée dans lescalier. Elle a dû emménager depuis peu. La jeune femme porte une robe dété sans manches parsemée de minuscules fleurs. Son regard se fige. Cest drôle, cette robe Elle saisit le cadre. Oui, cest exactement la même que celle que Marie vient dacheter. Cest Elle a juste le temps de poser la photo. Une clef tourne dans la serrure mais la porte dentrée ne souvre pas. Quelquun parle au chat. Voix de femme. Marie fait le tour de la table, accroche au passage le bol qui tombe et se casse. La clef à nouveau interroge la serrure. Marie se précipite dans la chambre et sengouffre dans un grand placard-penderie, écarte les vêtements suspendus et tire les deux battants. Pourquoi ne pas avoir expliqué sa méprise ? Son cur bat la chamade. Cest ridicule. Quel réflexe idiot ! De quoi va-t-elle avoir lair ? Et son sac posé dans lentrée ? Et le bol ? Elle est au bord des larmes, de rage, de fatigue, de peur aussi. Elle étouffe sous les vêtements. Dans lentrée, une jeune femme continue de parler au chat. La porte claque. Comment as-tu réussi à sortir, vilain petit minou ? Par la fenêtre de la salle de bains ? Voyou, voyou, vilain coquin. Le chat miaule, ronronne bruyamment, miaule encore. Oui, oui, je vais te donner à manger. Marie est en partie rassurée. La voix est douce, chaude, laccent chantant. La jeune femme entre dans la salle de séjour en soupirant. Quelle journée Quelle chaleur Zut, elle avait oublié de fermer la fenêtre. Vite, un bain et dodo. Après on verra. Elle sapproche de la table. Marie risque un il entre les robes. Et voilà, encore une bêtise, un bol tout neuf. Cest le deuxième en quinze jours. Coquin, tu exagères. Allez, file te cacher. Marie ne peut sempêcher de sourire. La jeune femme ramasse les débris de porcelaine blanche et les porte dans la cuisine. Marie entend un bruit dassiette. Voilà, tiens, Coquin goulu. Elle revient en chantonnant et se laisse tomber sur le lit, se débarrassant de ses sandales quelle fait voler dans un coin de la chambre. Marie peut voir son visage. Il ne lui est pas inconnu. Elle se recroqueville sous les robes. Il faudrait une chance inouïe pour que la jeune femme sorte de la chambre et lui laisse le chemin libre jusquà lentrée. Allez, je me secoue. Marie écarte à peine un pan de tissu. Elle étouffe. La jeune femme commence à se déshabiller, sarrête. Elle ouvre les volets en grand, contemple son reflet dans la vitre de la fenêtre, ramène ses cheveux en arrière et les enroule sur eux-mêmes, tenant de sa main en étoile ce chignon improvisé. Sa silhouette rappelle celle de la femme à lamphore bleue et son reflet blanc. La jeune femme caresse son cou, sa nuque, frôle ses seins du bout des doigts, lâche dun coup ses cheveux. Elle secoue la tête en soupirant. Marie a soudain envie de la prendre dans ses bras. La jeune femme se retourne et sassied sur le bord du lit, le visage dans les mains. Marie senfouit sous les vêtements. La jeune femme se lève, ouvre le placard et prend dun geste rapide une robe pendue quelle étale sur le lit, puis séloigne vers la salle de bains. Au bout de quelques secondes, leau coule à flots dans la baignoire. Une radio se met à chanter sur un air récent de Piaf. Marie écarte les robes. La jeune femme fredonne, entre dans leau. Cest le moment ou jamais. Marie attend une minute ou deux. Quelques clapotis se mêlent aux paroles qui tournent dans la pièce, et les cloches sonnent, sonnent. Marie sort doucement du placard. Elle aperçoit une partie de la baignoire. Des pieds samusent à barboter. Sur le lit, elle reconnaît la robe à fleurs. Elle se glisse hors de la chambre, traverse la salle de séjour. Dans sa précipitation, elle accroche de lépaule la lampe articulée qui sous le coup sallume et tend son bras vers le plafond. Réprimant un cri, Marie file vers lentrée, saisit son sac au passage et sort de lappartement, tire doucement la porte. Les jambes lui manquent. Elle est en nage, souffle coupé. Heureusement, personne dans lescalier.
Encore essoufflée, Marie plonge une main dans son sac. Les clefs. Tout vacille. Elle a perdu ses clefs. Soudain son regard séclaire. Mais non. Elle se rappelle. Ce matin, en sortant, elle a fermé précipitamment la porte pour empêcher Coquin de sortir. Et voilà. Elle doit redescendre, demander à la concierge son double, remonter. Comme si la journée à lagence navait pas été assez pénible. Elle pose son sac devant la porte et descend en râlant. À son retour elle trouve Coquin près du sac. Il miaule en la voyant et se précipite vers elle. Un rayon de soleil gicle sur sa robe tigrée. Mais que fais-tu là, vilain Coquin ? Elle met la clef dans la serrure et se baisse pour ramasser sac et chat dans un même mouvement. Mais je ronronne comme un avion, moi, madame. Comment as-tu réussi à sortir de la maison, vilain petit minou ? Elle fait jouer la serrure et pousse la porte du pied. Par la fenêtre de la salle de bains ? Voyou, voyou, vilain Coquin. Elle laisse filer lanimal et pose son sac sur le petit fauteuil recouvert dindienne. Son trousseau est là, accroché à un petit clou doré, à côté du verrou. Marie jette le double des clefs sur le fauteuil. Cest une journée à marquer dune pierre blanche. Elle qui avait hâte dêtre seule, chez elle, au calme, cest réussi. Depuis midi, tout cloche. François la agacée. Il veut vivre avec elle, il veut un enfant delle, il veut, il veut. Cest toujours la même chose. Elle ne dit pas non, ni oui non plus. Sil commençait par moins la désirer, par moins le dire surtout, peut-être pourrait-elle respirer plus librement. Alors elle élude, elle sévade, elle rit. Elle sait que lamour excessif de François nest pas seul en cause dans sa résistance, dans son entêtement à vouloir vivre seule. Cet étouffement vient dailleurs. Au fond de ses yeux, un petit nuage violet se développe, un minuscule jet dencre qui trouble sa vue, sa joie, la lumière de lété, la flèche de Saint-Sernin qui défie le ciel. Il fait si beau. Elle aimerait être à la campagne, chez ses grands-parents, dans lherbe, au milieu des fleurs. Elle aimerait se verser un grand verre deau fraîche anisée, boire à pleines gorgées le soleil dans les yeux, sentir quelques gouttes couler sur son menton et son cou. Mais François est blessé par son silence, son rire, la distance quelle maintient depuis toujours. Il se vexe même, Monsieur. Un comble. Sa petite fierté de mâle en prend un coup. Il insiste, puis lâche prise. Le repas sest mal fini. Cest de plus en plus fréquent. Mais le petit nuage violet ne la pas quittée. Il a teinté laprès-midi passé à répondre aux clients de lagence, à expliquer, à sourire, à remercier. Il ne manquait plus que cette histoire de clefs. Marie a toujours été distraite, comme sa mère, dit Papi. En plus, ce matin, elle a oublié de fermer la fenêtre. Décidément.
Marie sapprête à ranger la vaisselle du matin. Et voilà, encore une bêtise, un bol tout neuf en mille morceaux. Cest le deuxième en quinze jours. Marie se baisse pour ramasser les débris. Coquin, tu exagères. Allez, file te cacher. Elle a envie de pleurer, sans raison, comme un enfant se réfugie dans les larmes, derrière ce rideau de pudeur qui le protège des grands. Elle prépare à manger pour Coquin qui se frotte contre ses mollets. Pourquoi François insiste-t-il ? Elle lui a déjà demandé davoir confiance, dêtre patient. Au fond delle-même, quelque chose quelle a du mal à dire la retient. Mais non, François a tout compris, lui. Il est adulte, lui. Il parle de blocage, de ceci, de cela. Il plaque des raisonnements savants sur la bouche de Marie. Un voile didées recouvre labîme où gît un secret, doù pourrait jaillir lamour quil réclame. Et Marie étouffe. Personne ne pourra jamais voir son petit nuage violet, si léger, si beau, parfumé. Il est rempli dimages effacées, de visages éclatants dont il ne reste quune élégance parme. Toujours le même visage féminin vu sur une petite photographie cerclée dargent, qui la poursuit depuis toujours, quelle reconstitue chaque matin.
Dans la chambre, Marie se laisse tomber en arrière sur le lit et fait voler ses sandales. Elle ferme les yeux. La jeune femme assise sur un gros fauteuil de cuir, serrant contre elle un chat noir et blanc, la fixe de ses yeux deau. Elle ébauche un sourire. Ses cheveux courts bouclés, très noirs, la pâleur de ses yeux, lui donnent un air espiègle. Elle est désirable. Elle est le désir même. Delle émane une intarissable douceur. Elle est la lumière qui enveloppe le petit nuage violet de Marie, léternelle jeunesse. La vie. Mais limage se trouble. Allez, il faut que je me secoue. Marie se lève, ôte son chemisier blanc, fait glisser sa jupe. Elle ouvre la fenêtre. Dans la vitre, elle est prise par le regard de lautre, de léternelle absente. Elle rassemble ses longs cheveux, les entortille sur eux-mêmes comme un chignon à lancienne et demeure ainsi, tête penchée sur le côté, comme sur laffiche de Matisse. Son corps lui plaît. Elle aimerait que François la voit ainsi, comme elle se voit, comme elle est vue à cet instant précis par son propre reflet. Elle aimerait quil caresse ses seins. Lair est soudain plus doux. Ses cheveux lâchés tombent lourdement sur ses épaules. Tout cela nest quun jeu. Le jeu du corps. Mais le visage quelle aperçoit dans la vitre la contemple depuis un lieu qui nexiste pas, qui naît des battements de son cur denfant. Sa mère, morte en lui donnant la vie. Sa mère, qui chaque jour meurt et revit en elle. Sa mère, qui toujours sest dérobée à ses appels, qui toujours la précède ou la suit. Marie sassied sur le bord du lit et pose le visage de labsente au creux de ses mains. Hormis la petite photo, elle na quun seul souvenir. Bien plus que cela, un refuge, une crypte. Une robe dété trouvée par hasard au fond dune armoire chez ses grands-parents, celle que sa mère porte sur la photo. Elle la prise sans rien dire à personne. Elle la emportée et cachée comme un trésor. Jamais la robe ne la quittée depuis ce jour. Marie sy réfugie quand elle est seule, seule avec son reflet. Jamais personne ne la vue ainsi vêtue. Marie ouvre la penderie. Elle étale la robe sur le lit, va dans la salle de bains. Elle ouvre le robinet à fond, allume le transistor. Un vieil air dEdith Piaf se met à tourner dans la pièce. Elle le prend au vol. Marie reste un long moment sans bouger. Seuls ses pieds frétillent gaiement dans leau fraîche. Elle se sèche lentement, enfile la robe. Allongée sur le lit, elle repense à François. Il nest pas si grand quil le dit. Il ne sait pas être petit, voilà tout. Marie tend son bras et, à tâtons, cherche le téléphone posé par terre. Elle va lappeler, tout lui dire. La robe dété, le petit nuage violet, les fleurs. Cest alors que Marie aperçoit la lampe allumée dressant vers le plafond sa corolle jaune. Sur le mur, la femme à lamphore se déhanche avec élégance, se rapproche et séloigne, reflet bleu, reflet blanc.
Romancier, il enseigne la philosophie à l'Université de Toulouse-Le Mirail. Jean-Jacques Marimbert a publié Raphaëlle, roman (éd. du Ricochet, 2000), Départ, récit poétique (éd. de la Renarde Rouge, 2000) et La vie sera un sourire du ciel clément, nouvelles (éd. du Ricochet, 1996), ainsi que deux ouvrages en littérature jeunesse Le Col maudit (coll. Souris noire, Syros, 2002) et Les ailes de Camille, roman (Casterman, 2002).