Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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Interlude
Il est fou. Elle ne pouvait sempêcher de répéter ces mots en le regardant. Il est fou. Il y avait exactement un mois quils avaient quitté leur petit logement. Pas quitté, non, plutôt abandonné. Avant que les voisins ne se lèvent et que leurs regards ne leur retirent le peu qui leur restait encore, la fierté. Pourtant, ils les connaissaient à peine; juste un bonjour par-ci, dans le hall, en partant le matin; juste un bonsoir par-là, devant lascenseur, en rentrant le soir. Ils les connaissaient à peine, mais cétait encore trop pour affronter leur pitié ou leur réprobation. Gérard et elle ne les reverraient jamais plus, ni demain ni un autre jour, mais dans limmédiat ils existaient, ils étaient vivants avec leurs jugements mêlés de sentiments divers quils pouvaient lire dans leurs yeux. Déjà, quand lhuissier était venu avec ses hommes pour enlever tout ce qui leur restait encore, ni lun ni lautre navaient pu supporter les coups dil gênés quils leur avaient lancés sans dire un mot, en se dépêchant de rentrer chez eux et de refermer leur porte. La machine était en marche et rien naurait pu larrêter. La banque, la première, avait senti le vent venir. Très vite, ils avaient été interdits de chéquier. Puis le téléphone avait été coupé. Le gaz et lélectricité avaient suivi. Toutes les démarches avaient dérapé. On ne pouvait plus rien faire pour eux. Si encore ils avaient eu des enfants, ils auraient pu espérer des aides, suffisamment pour tenir et voir venir. Mais non, ils navaient même pas denfants à mettre en avant, rien qui puisse forcer lattendrissement ou la compassion. Dailleurs, ils nétaient pas mariés, pas même pacsés, « faxés » comme disait Gérard en plaisantant. Et puis, la veille, cest leau qui avait été coupée à son tour. Ils avaient compris que tout était fini, quil ny avait plus rien à faire, plus de solution, plus despoir, que cétait inutile de continuer à se battre. Ils avaient pris la décision de partir. Vers quelle destination ? Ils ne savaient pas. Nimporte où, là où ils nauraient pas à faire la queue pour quémander un secours, pour apitoyer des regards indifférents ou fatigués, pour contempler tous ces jours qui nen finissent pas de se succéder, pour effacer dans les yeux de lautre le désespoir qui ronge lamour, pour retrouver une dignité oubliée puis perdue de démarches en humiliations, dhumiliations en échecs, déchecs en haine.
Il est fou. Il lavait entraînée sur le sable humide, lavait invitée à monter les marches en bois et lui avait ouvert la porte. Se pliant en deux, il lui avait dit avec ce sérieux dont il avait le secret : la maison de Madame. Elle était entrée. Cétait une petite baraque en bois construite sur pilotis à même la plage. Lété, elle servait aux surveillants et aux secouristes pour y entreposer leur matériel et sy reposer. Un volet quon soulevait et accrochait à la paroi faisait office de fenêtre. À moins de cinquante mètres se déployait sous leurs yeux limmensité de locéan. Il ny avait rien dautre que le sable, leau et le ciel. Elle avait souri, soudain heureuse. Elle avait limpression dassister à la naissance du monde quand rien nannonce encore larrivée de lhomme et de ses cités qui ressemblent à de gros ventres dégringolant en bourrelets qui enflent et se multiplient. Avec le travail qui broie la vie. Les mots qui blessent. Les gestes obscènes qui salissent. Les montagnes de marchandises qui donnent le vertige. Les regards éteints qui se meurent. Les lumières qui fabriquent les rêves. Les ordres qui avilissent. La haine qui tue. Les sirènes qui vrillent les nerfs et déchirent les pensées. Le gaz carbonique qui bouffe les poumons. Non, tout cela nexistait plus ici, juste un mauvais cauchemar qui lui collait encore à la peau depuis cette aube grise où avec Gérard, leurs sacs sur le dos, ils avaient
dévalé les marches en silence et sétaient enfuis dans la rue comme des voleurs quils étaient. Ils avaient ri ensuite, mais cétait un rire nerveux, flétri, plein de honte et de peur. Ils avaient marché longtemps à travers le labyrinthe silencieux de la ville jusquà atteindre la frontière des faubourgs, cette ligne de démarcation qui sépare la ville de
la campagne. Cest comme ça que leur lon-gue marche avait commencé en direction
de louest.
Il est fou, répétait-elle encore, emportée par cette joie née du spectacle qui se dé-ployait devant ses yeux. Elle avait senti ses mains entourer sa taille et se poser sur son ventre. Elle avait senti la chaleur de son corps serré contre son dos, la douceur de sa joue contre la sienne. Il ny avait plus rien queux, lui et elle, face à un monde nouveau qui se découvrait et soffrait. Jamais, depuis ces trois dernières années, elle navait éprouvé cette sensation de bonheur absolu, comme si elle était sur le point de se dissoudre dans lespace, comme si par leffet dun coup de baguette magique la chute infernale et inexorable de ces trois dernières années avait pris fin, que Gérard et elle renaissaient à lespoir dune terre vierge de toute mémoire et de toute menace. Il ny avait plus en cet instant que la rumeur profonde de locéan, une rumeur amplifiée par le silence de lhiver, et leurs corps soudés et fondus dans cette rumeur venue forcément de léternité.
Ils avaient achevé lhiver puis avaient traversé le printemps sans que quiconque ne vienne troubler le bonheur de leur solitude. Ils avaient parfois limpression de vivre sur une île déserte. Ils se contemplaient en riant et en se disant quils étaient les premiers êtres humains à occuper ce monde. Gérard ajoutait que, forcément, ce serait à lui de le remplir de sa substance et à elle denfanter pour que les continents se peuplent. Et puis ils avaient réfléchi. Ils étaient tombés daccord. Surtout pas ! Surtout ne pas faire cette bêtise, ne pas recommencer lerreur du repeuplement et transformer ce paradis en un enfer dont ils pouvaient témoigner de lincohérence et de la barbarie. Emmitouflés dans leurs duvets, ils se couchaient avec la nuit et se levaient avec le jour. Gérard la quittait pour visiter les habitations fermées et revenait avec des provisions, de leau potable et même des vêtements chauds. Il avait aussi repéré les endroits où ils pouvaient se laver. Ils avaient pris lhabitude de leau froide qui durcit les corps et fouette le sang. Elle passait de longues heures à marcher en scrutant le sable mouillé en quête de coquillages ou sur les rochers quand la marée basse faisait apparaître dans les anfractuosités recouvertes de mousse des oursins et des moules et parfois aussi des poissons pris au piège. Ils les faisaient cuire sur un petit réchaud à gaz rapporté de lune des expéditions de Gérard.
Les jours passaient et ils avaient oublié les années sombres et grises de la ville, les jours derrance sur les routes. Le monde leur appartenait. Ils étaient seuls à loccuper. Ils se suffisaient à eux-mêmes. Ils navaient ni projet, ni avenir. Cétait des choses qui appartenaient au passé, un passé qui leur semblait lointain, perdu dans de mauvais rêves. Dailleurs, ils évitaient den parler comme sils avaient conclu un accord tacite. Seul le présent immédiat comptait avec sa profusion de couleurs et de lumières, ses rafales de vent, ses pluies violentes, son air chargé de sel, ses intermèdes ensoleillés, ses tempêtes brutales, le fracas des vagues, ses brumes épaisses, les piaillements stridents des mouettes. Aucun jour ne ressemblait au précédent. Quand ils se levaient le matin et relevaient le volet, ils contemplaient la mer et le ciel pour décider du programme du jour. Ils se sentaient eux-mêmes neufs et disponibles, assurés quils étaient de navoir autre chose à faire quà respirer, regarder et écouter, quà saimer et vivre. Chaque jour nouveau leur appartenait sans que des individus étrangers à leur vie ne décident de leurs gestes, de leurs pensées, de leurs actions. Ils ne gênaient personne et navaient pas le sentiment de faire du tort ou de porter atteinte à quiconque. Même les légers larcins quotidiens de Gérard dans les habitations fermées avaient sur leurs lèvres un goût dinnocence. Ils étaient heureux, simplement heureux.
Dans la lumière violente de leurs torches, les gendarmes les avaient découverts serrés lun contre lautre dans leurs duvets. Ils dormaient dun sommeil profond.
Il est fou. Il lavait entraînée sur le sable humide, lavait invitée à monter les marches en bois et lui avait ouvert la porte. Se pliant en deux, il lui avait dit avec ce sérieux dont il avait le secret : la maison de Madame. Elle était entrée. Cétait une petite baraque en bois construite sur pilotis à même la plage. Lété, elle servait aux surveillants et aux secouristes pour y entreposer leur matériel et sy reposer. Un volet quon soulevait et accrochait à la paroi faisait office de fenêtre. À moins de cinquante mètres se déployait sous leurs yeux limmensité de locéan. Il ny avait rien dautre que le sable, leau et le ciel. Elle avait souri, soudain heureuse. Elle avait limpression dassister à la naissance du monde quand rien nannonce encore larrivée de lhomme et de ses cités qui ressemblent à de gros ventres dégringolant en bourrelets qui enflent et se multiplient. Avec le travail qui broie la vie. Les mots qui blessent. Les gestes obscènes qui salissent. Les montagnes de marchandises qui donnent le vertige. Les regards éteints qui se meurent. Les lumières qui fabriquent les rêves. Les ordres qui avilissent. La haine qui tue. Les sirènes qui vrillent les nerfs et déchirent les pensées. Le gaz carbonique qui bouffe les poumons. Non, tout cela nexistait plus ici, juste un mauvais cauchemar qui lui collait encore à la peau depuis cette aube grise où avec Gérard, leurs sacs sur le dos, ils avaient
dévalé les marches en silence et sétaient enfuis dans la rue comme des voleurs quils étaient. Ils avaient ri ensuite, mais cétait un rire nerveux, flétri, plein de honte et de peur. Ils avaient marché longtemps à travers le labyrinthe silencieux de la ville jusquà atteindre la frontière des faubourgs, cette ligne de démarcation qui sépare la ville de
la campagne. Cest comme ça que leur lon-gue marche avait commencé en direction
de louest.
Il est fou, répétait-elle encore, emportée par cette joie née du spectacle qui se dé-ployait devant ses yeux. Elle avait senti ses mains entourer sa taille et se poser sur son ventre. Elle avait senti la chaleur de son corps serré contre son dos, la douceur de sa joue contre la sienne. Il ny avait plus rien queux, lui et elle, face à un monde nouveau qui se découvrait et soffrait. Jamais, depuis ces trois dernières années, elle navait éprouvé cette sensation de bonheur absolu, comme si elle était sur le point de se dissoudre dans lespace, comme si par leffet dun coup de baguette magique la chute infernale et inexorable de ces trois dernières années avait pris fin, que Gérard et elle renaissaient à lespoir dune terre vierge de toute mémoire et de toute menace. Il ny avait plus en cet instant que la rumeur profonde de locéan, une rumeur amplifiée par le silence de lhiver, et leurs corps soudés et fondus dans cette rumeur venue forcément de léternité.
Ils avaient achevé lhiver puis avaient traversé le printemps sans que quiconque ne vienne troubler le bonheur de leur solitude. Ils avaient parfois limpression de vivre sur une île déserte. Ils se contemplaient en riant et en se disant quils étaient les premiers êtres humains à occuper ce monde. Gérard ajoutait que, forcément, ce serait à lui de le remplir de sa substance et à elle denfanter pour que les continents se peuplent. Et puis ils avaient réfléchi. Ils étaient tombés daccord. Surtout pas ! Surtout ne pas faire cette bêtise, ne pas recommencer lerreur du repeuplement et transformer ce paradis en un enfer dont ils pouvaient témoigner de lincohérence et de la barbarie. Emmitouflés dans leurs duvets, ils se couchaient avec la nuit et se levaient avec le jour. Gérard la quittait pour visiter les habitations fermées et revenait avec des provisions, de leau potable et même des vêtements chauds. Il avait aussi repéré les endroits où ils pouvaient se laver. Ils avaient pris lhabitude de leau froide qui durcit les corps et fouette le sang. Elle passait de longues heures à marcher en scrutant le sable mouillé en quête de coquillages ou sur les rochers quand la marée basse faisait apparaître dans les anfractuosités recouvertes de mousse des oursins et des moules et parfois aussi des poissons pris au piège. Ils les faisaient cuire sur un petit réchaud à gaz rapporté de lune des expéditions de Gérard.
Les jours passaient et ils avaient oublié les années sombres et grises de la ville, les jours derrance sur les routes. Le monde leur appartenait. Ils étaient seuls à loccuper. Ils se suffisaient à eux-mêmes. Ils navaient ni projet, ni avenir. Cétait des choses qui appartenaient au passé, un passé qui leur semblait lointain, perdu dans de mauvais rêves. Dailleurs, ils évitaient den parler comme sils avaient conclu un accord tacite. Seul le présent immédiat comptait avec sa profusion de couleurs et de lumières, ses rafales de vent, ses pluies violentes, son air chargé de sel, ses intermèdes ensoleillés, ses tempêtes brutales, le fracas des vagues, ses brumes épaisses, les piaillements stridents des mouettes. Aucun jour ne ressemblait au précédent. Quand ils se levaient le matin et relevaient le volet, ils contemplaient la mer et le ciel pour décider du programme du jour. Ils se sentaient eux-mêmes neufs et disponibles, assurés quils étaient de navoir autre chose à faire quà respirer, regarder et écouter, quà saimer et vivre. Chaque jour nouveau leur appartenait sans que des individus étrangers à leur vie ne décident de leurs gestes, de leurs pensées, de leurs actions. Ils ne gênaient personne et navaient pas le sentiment de faire du tort ou de porter atteinte à quiconque. Même les légers larcins quotidiens de Gérard dans les habitations fermées avaient sur leurs lèvres un goût dinnocence. Ils étaient heureux, simplement heureux.
Dans la lumière violente de leurs torches, les gendarmes les avaient découverts serrés lun contre lautre dans leurs duvets. Ils dormaient dun sommeil profond.
Romancier, auteur entre autres de Végas (éd du Laquet, 2002) et Le crépuscule de lAraignée (éd du Laquet, 2001).