Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
par Philippe Rouy
Imprimer l'articleLes lieux du crime
DEst, Sud, De lautre côté, trois documentaires de Chantal Akerman
Dans son texte Luvre dart à lépoque de sa reproduction technique, Walter Benjamin évoque ainsi les photos des rues désertes de Paris prises par Eugène Atget au début du XXe siècle : « On a dit à juste titre quil avait photographié ces rues comme on photographie le lieu dun crime. Le lieu dun crime est lui aussi désert. Le cliché quon en prend a pour but de relever des indices. Chez Atget les photographies commencent à devenir des pièces à conviction pour le procès de lhistoire. Cest en cela que réside leur secrète signification politique. »1 Chantal Akerman nest pas photographe. Elle est cinéaste. Mais le dispo-sitif cinématographique à luvre dans
ses trois films relève de cette appréciation esthétique et politique des photographies dAtget par Benjamin. Ce que filme Aker-man, ce sont en effet les lieux dun crime. Des lieux où une vision hégémonique et exclusive du monde produit violence et mort : le Texas et le lynchage dun homme noir par trois blancs dans Sud ; la frontière américano-mexicaine et le contrôle mortifère des émigrés mexicains avec De lautre côté ; lEurope de lEst et lerrance des naufragés de lère communiste dans DEst.
De fait, les trois films se déploient comme de longues traques visuelles, tendues et obsessionnelles. Désert mexicain, banlieues noires du Texas, ou halls de gare russes, tous ces lieux sont patiemment scrutés, avec lenteur et distance. Le même et rigoureux procédé filmique préside à cette quête : absence de commentaires ; très larges et très longs plans fixes, souvent déserts ; lents et fascinants travellings.
Pour la réalisatrice, les paysages et les
lieux ainsi filmés deviennent des palimp-sestes dont limage cinématographique doit pouvoir faire remonter les strates apparemment effacées, exhumer ce qui sy trouve enfoui. Il sagit ici de débusquer la latence et den diffuser son contenu.
Il en est ainsi du travelling arrière sur une petite route boisée de Jasper (Texas) qui conclut Sud. En 1998, le corps de James Byrd Jr, habitant noir de la ville, y a été traîné pendant plus de quatre kilomètres derrière une voiture conduite par trois blancs. Placée à larrière dun véhicule, la caméra de Chantal Akerman reprend
litinéraire de ce calvaire dans toute sa durée. Sur le bitume, apparaissent puis disparaissent des cercles noirs. Ils ont été tracés par
la police pour matérialiser les endroits où ont été retrouvés les
parties du corps de la victime. Au fur et à mesure de ce long trajet filmé, par la constance du cadre avec laquelle il est parcouru, la
simple description de lhorreur dun fait divers contemporain sestompe, submergée par la tension qui sen dégage. Une tension née dun téléscopage entre le rappel historique (les lynchages publiques du début du siècle), limminence de la banalisation de cet événement dans le paysage (on croise une voiture sur cette route), et linéluctabilité de sa dissipation dans les mémoires une fois les marques au sol effacées.
Akerman creuse, gratte, écorche le visible, et démantèle ainsi la structure normative du regard documentaire, où le dire obstrue le plus souvent le voir, où la vitesse tient lieu defficacité. Comme les photos dAtget, ses images « en appellent déjà à un regard déterminé. Elles ne se prêtent plus à une contemplation détachée. Elles inquiètent celui qui les regarde ; pour les saisir, le spectateur devine quil faut chercher un chemin daccès. »2 Et de fait, le dispositif dAker-man maintient celui-ci à distance, empê-chant son abandon à un procédé narratif confortable, il loblige par la durée obstinée des plans à voir et à penser tout ce que ces images dune apparente neutralité contiennent en leur tréfonds de terrible. Car le chemin daccès dont parle Benjamin mène ici à lhistoire tragique de lhumanité toute entière histoire passée, contemporaine et à venir. Une humanité parcellisée faite de mondes contigus dont lintrication est
rendue impossible par cette idée (aussi vieille quelle) que lautre est forcément hostile et dangereux, quil faut donc sen protéger, le soumettre ou, à défaut, léliminer. Le
triptyque de Chantal Akerman est ainsi littéralement hanté par les ravages et les traumatismes immémoriaux induits par cette inenvisageable coexistence territoriale : lexil, la déportation, les camps, le meurtre de masse. Des figures qui napparaissent pas directement à lécran mais dont la présence sombre et sourde, se dessine progressivement à la faveur de motifs visuels récurrents que sont, entre autres, les murs, les foules hagardes, les arbres.
Dans De lautre côté, la frontière qui sépare les États-Unis du Mexique est physiquement matérialisée par un mur. Récemment construit par les autorités américaines afin dempêcher lafflux démigrés
mexicains, il est là pour restreindre les voies de passage à la traversée du désert. La cinéaste filme ce mur sous tous les angles. Ligne infinie qui scinde en deux la perspective dune plaine aride. Grilles de métal que longent les files dautomobilistes mexicains en attente à la frontière. Barrière de tôle surdimensionnée de chaque côté de laquelle on sépie sans même se voir. De cette accumulation de plans mutiques, Chantal Akerman construit une architecture mentale de la claustration. Le mur dressé nest plus simplement une frontière administrative tangible, mais bien la paroi infranchissable dun camp. Un camp misérable où on crève de faim, sous la surveillance de mâtins suréquipés. Et pour ceux qui, nayant plus rien à perdre, tenteront quand même la fuite, le voyage se conclura dune mort par épuisement programmée, dans les paysages désertiques des westerns hollywoodiens paysages dont Akerman, révèle autant la beauté mythique que la violence politique.
Là où un mur est bâti, le camp nest jamais loin, et, inévitablement, le crime dÉtat imminent. De lautre côté ne montre rien dautre que cela.
Dans DEst, tourné dix ans plus tôt, en 1993, le mur nest plus là, mais les hommes et les femmes quil contenait sont enfin visibles. La caméra senfonce parmi eux comme à lintérieur dune forêt. Elle déroule de longs et bouleversants travellings latéraux sur ces foules hagardes dEurope de lEst agglutinées sur les quais de gare, dans les stations de métro, aux arrêts de bus, deux ans après la chute de lempire soviétique. Cohorte de naufragés dune époque révolu, ils ont été abandonnés là, dans les ruines dun monde finissant, par ceux qui les avait contraints à y rester pendant cinquante ans. Ils attendent. Ils sont immobiles. Et la caméra remonte lentement ces haies serrées dhumains en transit. Dans le froid, la neige et la nuit. Comme un passage en revue dune armée défaite. Ils sont immobiles, et pourtant cest une procession, limminence dun exil. Mais pour aller où ? Déjà un autre rideau de fer se dresse devant eux (invisible mais tout aussi efficace), celui érigé par des sociétés occidentales autrefois si promptes à accueillir la dissidence et qui ne voient plus aujourdhui en eux que le fléau de limmigration. Cest là toute la tension que DEst instille : limpossibilité de déterminer si, pour ces hommes et ces femmes, la catastrophe est passée ou encore à venir. Car les fantômes de lhistoire ne séloignent jamais vraiment des films de Chantal Akerman. Dans ces terrifiants travellings les barbelés ne sont pas visibles, mais ces naufragés-là sont filmés comme furent filmés et photographiés les détenus des camps dextermination nazis. Exil ou déportation, chez Akerman la frontière est à jamais ténue.
Il en va de même des nombreux plans darbres isolés au milieu de prairies qui émaillent Sud. Derrière ces récurrentes visions buco-liques dun monde apaisé où noirs et blancs cohabitent enfin, ce sont en fait les potences auxquelles étaient pendus en toute impunité les noirs que lon finit par regarder et avec elles, la prégnance dune réactivation toujours possible.
Que dire des images infrarouges issues des caméras de surveillance américaines présentes dans De lautre côté ? On y distingue des files dhommes (des émigrants mexicains) marchant vers leur propre mort. Silhouettes blanches capturées par le viseur, ils ne sont rien dautre que les dommages collatéraux inhérents à la réussite des guerres modernes. Les traces furtives dune altérité souffrante quil est politiquement préférable de réduire à une simple hallucination télévisuelle.
Tournés sans aucune image darchive, les trois films dAkerman sins-crivent pourtant profondément dans lhistoire sanglante dun XXe siècle dont nous ne sommes toujours pas sortis. Un siècle traversé par des conceptions du monde à visée totalisante, dont la réa-lisation passe inévitablement par la mise au ban de toute altérité. Et ce que la cinéaste laisse sourdre de ses images contemporaines apparemment dépourvues de tout tragique, cest bien la permanence historique de cette négation de lautre. Son inscription dans le paysage, les visages et les corps, comme une marque à jamais indélébile et une menace toujours planante. Ni enquêtes, ni démonstrations, DEst, Sud, et De lautre côté sont des films de cette immanence-là.
ses trois films relève de cette appréciation esthétique et politique des photographies dAtget par Benjamin. Ce que filme Aker-man, ce sont en effet les lieux dun crime. Des lieux où une vision hégémonique et exclusive du monde produit violence et mort : le Texas et le lynchage dun homme noir par trois blancs dans Sud ; la frontière américano-mexicaine et le contrôle mortifère des émigrés mexicains avec De lautre côté ; lEurope de lEst et lerrance des naufragés de lère communiste dans DEst.
De fait, les trois films se déploient comme de longues traques visuelles, tendues et obsessionnelles. Désert mexicain, banlieues noires du Texas, ou halls de gare russes, tous ces lieux sont patiemment scrutés, avec lenteur et distance. Le même et rigoureux procédé filmique préside à cette quête : absence de commentaires ; très larges et très longs plans fixes, souvent déserts ; lents et fascinants travellings.
Pour la réalisatrice, les paysages et les
lieux ainsi filmés deviennent des palimp-sestes dont limage cinématographique doit pouvoir faire remonter les strates apparemment effacées, exhumer ce qui sy trouve enfoui. Il sagit ici de débusquer la latence et den diffuser son contenu.
Il en est ainsi du travelling arrière sur une petite route boisée de Jasper (Texas) qui conclut Sud. En 1998, le corps de James Byrd Jr, habitant noir de la ville, y a été traîné pendant plus de quatre kilomètres derrière une voiture conduite par trois blancs. Placée à larrière dun véhicule, la caméra de Chantal Akerman reprend
litinéraire de ce calvaire dans toute sa durée. Sur le bitume, apparaissent puis disparaissent des cercles noirs. Ils ont été tracés par
la police pour matérialiser les endroits où ont été retrouvés les
parties du corps de la victime. Au fur et à mesure de ce long trajet filmé, par la constance du cadre avec laquelle il est parcouru, la
simple description de lhorreur dun fait divers contemporain sestompe, submergée par la tension qui sen dégage. Une tension née dun téléscopage entre le rappel historique (les lynchages publiques du début du siècle), limminence de la banalisation de cet événement dans le paysage (on croise une voiture sur cette route), et linéluctabilité de sa dissipation dans les mémoires une fois les marques au sol effacées.
Akerman creuse, gratte, écorche le visible, et démantèle ainsi la structure normative du regard documentaire, où le dire obstrue le plus souvent le voir, où la vitesse tient lieu defficacité. Comme les photos dAtget, ses images « en appellent déjà à un regard déterminé. Elles ne se prêtent plus à une contemplation détachée. Elles inquiètent celui qui les regarde ; pour les saisir, le spectateur devine quil faut chercher un chemin daccès. »2 Et de fait, le dispositif dAker-man maintient celui-ci à distance, empê-chant son abandon à un procédé narratif confortable, il loblige par la durée obstinée des plans à voir et à penser tout ce que ces images dune apparente neutralité contiennent en leur tréfonds de terrible. Car le chemin daccès dont parle Benjamin mène ici à lhistoire tragique de lhumanité toute entière histoire passée, contemporaine et à venir. Une humanité parcellisée faite de mondes contigus dont lintrication est
rendue impossible par cette idée (aussi vieille quelle) que lautre est forcément hostile et dangereux, quil faut donc sen protéger, le soumettre ou, à défaut, léliminer. Le
triptyque de Chantal Akerman est ainsi littéralement hanté par les ravages et les traumatismes immémoriaux induits par cette inenvisageable coexistence territoriale : lexil, la déportation, les camps, le meurtre de masse. Des figures qui napparaissent pas directement à lécran mais dont la présence sombre et sourde, se dessine progressivement à la faveur de motifs visuels récurrents que sont, entre autres, les murs, les foules hagardes, les arbres.
Dans De lautre côté, la frontière qui sépare les États-Unis du Mexique est physiquement matérialisée par un mur. Récemment construit par les autorités américaines afin dempêcher lafflux démigrés
mexicains, il est là pour restreindre les voies de passage à la traversée du désert. La cinéaste filme ce mur sous tous les angles. Ligne infinie qui scinde en deux la perspective dune plaine aride. Grilles de métal que longent les files dautomobilistes mexicains en attente à la frontière. Barrière de tôle surdimensionnée de chaque côté de laquelle on sépie sans même se voir. De cette accumulation de plans mutiques, Chantal Akerman construit une architecture mentale de la claustration. Le mur dressé nest plus simplement une frontière administrative tangible, mais bien la paroi infranchissable dun camp. Un camp misérable où on crève de faim, sous la surveillance de mâtins suréquipés. Et pour ceux qui, nayant plus rien à perdre, tenteront quand même la fuite, le voyage se conclura dune mort par épuisement programmée, dans les paysages désertiques des westerns hollywoodiens paysages dont Akerman, révèle autant la beauté mythique que la violence politique.
Là où un mur est bâti, le camp nest jamais loin, et, inévitablement, le crime dÉtat imminent. De lautre côté ne montre rien dautre que cela.
Dans DEst, tourné dix ans plus tôt, en 1993, le mur nest plus là, mais les hommes et les femmes quil contenait sont enfin visibles. La caméra senfonce parmi eux comme à lintérieur dune forêt. Elle déroule de longs et bouleversants travellings latéraux sur ces foules hagardes dEurope de lEst agglutinées sur les quais de gare, dans les stations de métro, aux arrêts de bus, deux ans après la chute de lempire soviétique. Cohorte de naufragés dune époque révolu, ils ont été abandonnés là, dans les ruines dun monde finissant, par ceux qui les avait contraints à y rester pendant cinquante ans. Ils attendent. Ils sont immobiles. Et la caméra remonte lentement ces haies serrées dhumains en transit. Dans le froid, la neige et la nuit. Comme un passage en revue dune armée défaite. Ils sont immobiles, et pourtant cest une procession, limminence dun exil. Mais pour aller où ? Déjà un autre rideau de fer se dresse devant eux (invisible mais tout aussi efficace), celui érigé par des sociétés occidentales autrefois si promptes à accueillir la dissidence et qui ne voient plus aujourdhui en eux que le fléau de limmigration. Cest là toute la tension que DEst instille : limpossibilité de déterminer si, pour ces hommes et ces femmes, la catastrophe est passée ou encore à venir. Car les fantômes de lhistoire ne séloignent jamais vraiment des films de Chantal Akerman. Dans ces terrifiants travellings les barbelés ne sont pas visibles, mais ces naufragés-là sont filmés comme furent filmés et photographiés les détenus des camps dextermination nazis. Exil ou déportation, chez Akerman la frontière est à jamais ténue.
Il en va de même des nombreux plans darbres isolés au milieu de prairies qui émaillent Sud. Derrière ces récurrentes visions buco-liques dun monde apaisé où noirs et blancs cohabitent enfin, ce sont en fait les potences auxquelles étaient pendus en toute impunité les noirs que lon finit par regarder et avec elles, la prégnance dune réactivation toujours possible.
Que dire des images infrarouges issues des caméras de surveillance américaines présentes dans De lautre côté ? On y distingue des files dhommes (des émigrants mexicains) marchant vers leur propre mort. Silhouettes blanches capturées par le viseur, ils ne sont rien dautre que les dommages collatéraux inhérents à la réussite des guerres modernes. Les traces furtives dune altérité souffrante quil est politiquement préférable de réduire à une simple hallucination télévisuelle.
Tournés sans aucune image darchive, les trois films dAkerman sins-crivent pourtant profondément dans lhistoire sanglante dun XXe siècle dont nous ne sommes toujours pas sortis. Un siècle traversé par des conceptions du monde à visée totalisante, dont la réa-lisation passe inévitablement par la mise au ban de toute altérité. Et ce que la cinéaste laisse sourdre de ses images contemporaines apparemment dépourvues de tout tragique, cest bien la permanence historique de cette négation de lautre. Son inscription dans le paysage, les visages et les corps, comme une marque à jamais indélébile et une menace toujours planante. Ni enquêtes, ni démonstrations, DEst, Sud, et De lautre côté sont des films de cette immanence-là.
De lautre côté est sorti en salle le 4 juin 2003. A cette occasion DEst (1993) et Sud (1999) ont fait lobjet dune nouvelle distribution.
(1) Walter Benjamin, Luvre dart à lépoque de sa reproductibilité technique, Éditions Allia. A lire également (et surtout à regarder) Eugène Atget, Collection Photo Poche, Nathan.
(2) Idem.
(1) Walter Benjamin, Luvre dart à lépoque de sa reproductibilité technique, Éditions Allia. A lire également (et surtout à regarder) Eugène Atget, Collection Photo Poche, Nathan.
(2) Idem.