Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
par Vincent Houillon
Imprimer l'articleLes mondes autres
Que reste-il, aux mortels que nous-autres sommes, du monde dans sa mondialisation croissante ? Quadvient-il du monde dans un monde en détresse, dans la mondialisation capitaliste qui renonce à la justice de laccord des mondes hétérogènes et rejoint le destin du monde dans une uniformisation et totalisation mortifères ?
Comment éprouver le défaut de monde alors que le sans distance du monde, la mondialisation, rend enfin le monde apparent ? Nest-il pas paradoxal de parler du manque du monde alors que le monde semble se donner en excès dans la mondialisation, alors que le monde sapparente à la mondialisation ? Le défaut de monde séprouve alors que le monde ne cesse de se présenter sans distance, dans linsistance de sa marchandisation, dans la proximité réductrice de la sphère réduite au globe. A mesure que la mondialisation sétend, le monde se rétrécit. A mesure que les échanges se multiplient, le monde sunifie. A mesure que le monde devient visible, le monde disparaît. La mondialisation est le mouvement accompli du devenir visible du monde, de lapparition intégrale du monde dans lexhibition et le spectacle (le monde-spectacle, le monde du spectacle) et la marchandisation (le monde de la marchandise). Le processus de mondialisation est un processus double de visibilité et din-visibilité du monde : à mesure que devient visible le monde comme lancien support de toutes les visibilités, comme lhorizon des visibilités et lhorizon de la vision, le monde devient invisible, disparaissant dans sa trans-parence : dans la mondialisation du monde manque le monde.
Le défaut de/du monde nest-il pas lépreuve que nous-autres subissons du monde ? Comment éprouver le manque du monde alors que toute expérience suppose le monde considéré comme lhorizon indéfini de nos expériences. Quest-ce que cette épreuve du monde comme manque si ce ne peut être une expérience qui comme toute expérience requiert le monde comme son horizon de possibilité ? Une épreuve impossible qui est lépreuve du décentrement de nous-mêmes en nous autres : le défaut de monde nous altère et nous affecte comme nous-autres ; une épreuve dans laquelle le monde est inséparable de son manque : lépreuve de limpossible du monde lui-même comme monde-autre. Le refus du monde, cest le monde lui-même qui se retire de la puissance déclaircie, de manifestation quest pourtant le monde, son ombre ou sa nuit, le monde en lui-même, cest-à-dire le monde-autre, pas lautre du monde, pas un autre monde, mais la résistance du monde à sa mondialisation, limmanence du monde au sein de sa transcendance marchande, sa retenue ou son retrait : la retenue du monde dans une mondialisation sans retenue.
Quentendons-nous par refus du monde ? Non pas le refus subjectif de la mondialisation (au sens des luttes des altermondialistes) mais au sens dun refus objectif du monde lui-même (même si le qualificatif dobjectif ne convient pas puisquil nest le corrélat que dune subjectivité constituant le monde) : en propre, le monde-autre. Le monde comme refus du monde désigne la dimension non constituable, non marchandisable du monde. Le refus indique quil nest pas seulement constitué par la volonté et la pro-duction humaine de monde alors que le monde est toujours monde de la production. Dans lhistoire du monde et de la production de monde (histoire de la métaphysique du monde), la mondialisation nest pas une nouveauté au sens où le monde est pro-duit par la pro-duction, au sens où produire cest produire le monde, mais la mondialisation est bien une nouveauté au sens de son achèvement historique. En un sens, le refus du monde indique sa grâce : la « grâce » du monde, cest que le monde advienne sans raison, cest lévénement du monde qui se retire sous le monde quil laisse être : la grâce sans raison du monde rationnel, lincalculable du monde du calcul, la gratuité du monde marchand, ce qui est donné sans être susceptible déchange. La mondialisation libérale ne supporte pas la grâce du monde ou sa liberté inépuisable. Comme la rose de Silésius1, le monde est sans pourquoi, il advient par sa propre grâce. La mondialisation libérale nous promet seulement un monde sans grâce.
Laltermondialisation ne doit pas seulement entreprendre de faire un autre monde, ni simplement de le rêver, mais de laisser-être le monde comme monde sans le faire à son image ou à limage de Dieu (lautre monde des théologiens ou des fanatiques toujours prompts à nous y envoyer ). Même la formule de Marx appelant au dépassement de linterprétation du monde (qui est un mode de la production du monde à son image) par sa transformation où il sagit dimporter le monde dans le rapport social humain en reconnaissant que la construction sociale du monde demande une reconstruction depuis un rapport social juste nous semble insuffisante pour faire droit au monde-autre en ce que cette transformation sociale appartient à la sphère de la puissance.
Les évangélistes de la mondialisation annoncent la bonne nouvelle du monde, que le monde est Un, mondialisé, dont lhorizon dévoile la diversité culturelle quelle subsume. La mondialisation ne nie pas la diversité culturelle mais lintègre dans son horizon marchand. Elle est alors plutôt labsence dégard pour le refus du monde où le monde se donne, une sorte de trahison de lOccident né du scrupule de lautre. Le monde est une invention de lOccident et la mondialisation sa propre trahison : la mondialisation achève réellement lunité idéale du monde. Car le monde est tout dabord une Idée. Le monde comme idéalité est la forme dans laquelle la présence dun objet peut être garantie et répétée comme le même, lhorizon dans lequel le même objet peut être échangé et vendu, peut être consommé et détruit. Le monde est une idéalité garantissant la marchandise (le monde est le certificat de garantie de la marchandise dans sa présence). Ainsi la mondialisation nest pas le simple processus dextension de la marchandise car le monde est le fondement même de la marchandise comme telle : sans monde, comme Idée ou comme horizon de la garantie de tout présent et de tout objet, pas de marchandise. Le monde est la condition de possibilité de la marchandise qui, en retour, nomme le monde depuis ce quil permet : la mondialisation se nomme depuis la marchandisation qui oblitère la possibilité originaire du monde comme ouverture aux choses ; elle est la nomination idéologique du monde. La condition de possibilité de la marchandise se voit comprise depuis la marchandise maîtresse et traîtresse du monde : le monde se reflète dans la marchandise selon le renversement idéologique de la réflection marchande. Cest ce que laisse voir la critique de Marx dune contre-réflexion, dune destruction du mode spéculaire et renversant du spectacle du monde capitaliste. Il est évident que le monde nest pas une marchandise au sens où il nest pas une marchandise particulière mais il est bien une marchandise, selon la formule des altermondialistes, au sens de la condition de toute marchandise pensée depuis ce quil conditionne : le monde tend à se confondre avec la marchandise et nest pas seulement le support de toutes marchandises, il est lhorizon de la marchandise et, à lépoque de la mondialisation, lhorizon indépassable de la marchandise. Le problème est que cette nomination sopère depuis le processus second de la marchandisation : le monde est lorigine de la marchandise et lorigine nest pas une marchandise. Mais la mondialisation oblitère louverture originaire du monde dans laquelle le monde en lui-même se retire. Le monde se retire à même sa mondialisation qui commence où débute le monde : la mondialisation est loubli achevé du monde-autre.
La mondialisation consiste à vouer le monde à la propriété, à lappropriation par un nous particulier : la mondialisation tend à lappropriation finale du monde, ce que nous avons im-proprement en commun : le monde commun. Le monde commun est justement ce que nous navons et naurons jamais en propre : limpropre du monde est notre monde commun. Alors que la mondialisation reconduit le monde à un nous déjà déterminé, à un nous-sujet, propriétaire du monde (comme maître et possesseur du monde), à un nous défini par la propriété et lappropriation du monde, à linverse et par la grâce du monde, nous sommes amenés à nous altérer, nous autres, reconnaissant linappropriable don du monde qui nous a précédé. Le monde commun est celui qui nous est donné et non pas celui qui nous est vendu. Le don du monde est la condition de possibilité de la marchandise qui est la condition dimpossibilité du don lui-même, loubli de la grâce du monde. Cette mise en commun du monde se distingue de la mise en monde comme Un dans la mondialisation. La mondialisation opère une privatisation du monde qui se révèle être une véritable privation du monde : elle nous prive du monde, nous autres désormais privés de mondes. Car limpropriété du monde est sa pluralité. Linappropriable du monde, le monde-autre, est sa pluralité : loubli fondamental du monde de la mondialisation est loubli de sa pluralité. Le monde comme Idée, comme Unité, comme unité idéale réalisée dans la mondialisation est ce qui masque sa pluralité. Le monde de la mondialisation est ce qui voile la pluralité des mondes. Le monde-autre lui-même désigne la pluralité des mondes : le monde saltère dune altération plurielle de mondes dont nous autres faisons lépreuve dans le défaut de monde2.
Comment finalement (ou initialement) laisser entendre le défaut de monde, le monde-autre, dans la mondialisation unifiante et totalisante ? Précisément dans la question posée Combien de mondes ? La question laisse apercevoir le monde-autre comme si elle témoignait en retour de limpossible qui la précède. Bien quelle lui emprunte encore son mode de pensée et le langage du calcul, la question Combien de mondes ? sarrache de lhorizon dunité du monde de la mondialisation : interroger le monde en sa pluralité, cest déjà indiquer que le monde nest pas un, cest inquiéter lunité du monde et lassurance nécessaire à la mondialisation marchande.
La question « combien » est justement celle qui interroge la présomption dunité du monde qui sachève dans la mondialisation. Cette question est une question traditionnelle de la philosophie et de la métaphysique, résolue et subsumée sous lunité dun monde. Elle est aussi une question de science fiction préoccupée par lhabitation des autres mondes. Pour cette tradition, la question est de savoir si dautres mondes sont habités alors que pour nous autres, aujourdhui, se pose la question de savoir si nous pouvons habiter notre monde et lhabiter sous la pluralité, lhabiter comme être-au-monde ou, selon la belle expression de J.P. Millet, comme être-aux-mondes.3 Cette suspension radicale suspend lassurance du monde, du même monde mais aussi celle de la pluralité des mondes découpés sur lhorizon dun seul : lassurance de mon monde ou de lautre monde ou du monde de lautre est suspendue et souvre au monde-autre, à laltération originale du monde qui dévoile sa pluralité. Lassurance « unaire » sefface devant la question plus originale de lêtre-aux-mondes ou du « jeu des mondes ». « Faire droit à la question de la pluralité des mondes, cest laisser sannoncer la possibilité que la pluralité des possibles sannonce à travers chaque possibilité de monde, cest laisser sannoncer la possibilité dune appartenance indécidable, telle que lappartenance à un monde soit affectée dautres appartenances possibles »4. A lannonce des évangélistes de la mondialisation répond lautre annonce des mondes autres et des appartenances multiples, non pas quil ny ait plus dappartenance mais que toute appartenance soit toujours déjà hantée par dautres appartenances possibles, que tout monde (mon monde) soit déjà hanté par les mondes autres, selon un « espacement des mondes possibles » que désigne linter-national. Que lappartenance à un monde, à un même monde, à un monde comme espace homogène et rassurant soit hanté par lhétérogénéité radicale des mondes, de lespacement entre les mondes : le monde-autre, laltération du monde ou son auto-différance comme espacement des mondes dappartenance.
Le monde-autre nest pas un autre monde, ni un au-delà du monde mais le lieu où le monde sexcepte de lui-même, lexception du monde où savance la pluralité des mondes : le dehors sans au-delà du monde dans lopposition à tout monde exclusif et patriotique. « Lappel au-dehors, un dehors qui ne soit ni un autre monde, ni un arrière-monde, il ny a pas dautre mouvement à opposer à toutes formes de patriotisme, quelles quelles soient »5. Le patriotisme nest pas le simple attachement au monde national, à la Nation comme monde, au territoire défendu derrière ses frontières infranchissables, au monde patriotique. Le patriotisme prétend que le monde ne se présente que selon la forme du monde-Un et ne se donne que comme seul monde (seul monde vivable et digne de lhumanité) à lexclusion des autres : un mono-monde Le destin de lidée de monde est de sachever ou de commencer par le patriotisme. En quoi la question Combien de mondes ? est une question a-patriotique, une question dapatride. Le patriotisme se définit par lexclusion des mondes autres dans laffirmation de lexclusivité dun seul monde : ainsi la mondialisation est un patriotisme où, seffectue laliénation de lhomme au monde tel quil est.
En plus du monde de la mondialisation, il reste encore lespace des mondes, le monde-autre dans son altération indéfinie, oblitérée par le monde de la mondialisation. Le monde de la mondialisation fait perdre les mondes, tout comme le Soleil faisait disparaître les astres de lunivers selon la remarque du philosophe lors de sa promenade en compagnie de la marquise, imaginée par Fontenelle dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes :
« Ah mécriai-je, je ne puis lui [le Soleil]
pardonner de me faire perdre de vue tous
ces Mondes »6
Que reste-il du monde, du monde comme reste, là où disparaît le monde où nous-autres sommes sans mondes et hors mondes, sans mondes habitables, sans autres pour nous porter vers les mondes à venir, selon un à venir imprévisible et pluriel ? « Le monde sen va, il me faut te porter » dit le poète
Paul Celan. Mais qui nous portera encore, nous-autres ?
Il reste le reste incalculable, qui reste au-delà du calcul.
Il nous reste ce qui reste multiple et pluriel, au-delà du monde et de son assurante unité : le « reste du monde »7, en trop ou en défaut.
Il nous reste le « reste du monde ».
Comment éprouver le défaut de monde alors que le sans distance du monde, la mondialisation, rend enfin le monde apparent ? Nest-il pas paradoxal de parler du manque du monde alors que le monde semble se donner en excès dans la mondialisation, alors que le monde sapparente à la mondialisation ? Le défaut de monde séprouve alors que le monde ne cesse de se présenter sans distance, dans linsistance de sa marchandisation, dans la proximité réductrice de la sphère réduite au globe. A mesure que la mondialisation sétend, le monde se rétrécit. A mesure que les échanges se multiplient, le monde sunifie. A mesure que le monde devient visible, le monde disparaît. La mondialisation est le mouvement accompli du devenir visible du monde, de lapparition intégrale du monde dans lexhibition et le spectacle (le monde-spectacle, le monde du spectacle) et la marchandisation (le monde de la marchandise). Le processus de mondialisation est un processus double de visibilité et din-visibilité du monde : à mesure que devient visible le monde comme lancien support de toutes les visibilités, comme lhorizon des visibilités et lhorizon de la vision, le monde devient invisible, disparaissant dans sa trans-parence : dans la mondialisation du monde manque le monde.
Le défaut de/du monde nest-il pas lépreuve que nous-autres subissons du monde ? Comment éprouver le manque du monde alors que toute expérience suppose le monde considéré comme lhorizon indéfini de nos expériences. Quest-ce que cette épreuve du monde comme manque si ce ne peut être une expérience qui comme toute expérience requiert le monde comme son horizon de possibilité ? Une épreuve impossible qui est lépreuve du décentrement de nous-mêmes en nous autres : le défaut de monde nous altère et nous affecte comme nous-autres ; une épreuve dans laquelle le monde est inséparable de son manque : lépreuve de limpossible du monde lui-même comme monde-autre. Le refus du monde, cest le monde lui-même qui se retire de la puissance déclaircie, de manifestation quest pourtant le monde, son ombre ou sa nuit, le monde en lui-même, cest-à-dire le monde-autre, pas lautre du monde, pas un autre monde, mais la résistance du monde à sa mondialisation, limmanence du monde au sein de sa transcendance marchande, sa retenue ou son retrait : la retenue du monde dans une mondialisation sans retenue.
Quentendons-nous par refus du monde ? Non pas le refus subjectif de la mondialisation (au sens des luttes des altermondialistes) mais au sens dun refus objectif du monde lui-même (même si le qualificatif dobjectif ne convient pas puisquil nest le corrélat que dune subjectivité constituant le monde) : en propre, le monde-autre. Le monde comme refus du monde désigne la dimension non constituable, non marchandisable du monde. Le refus indique quil nest pas seulement constitué par la volonté et la pro-duction humaine de monde alors que le monde est toujours monde de la production. Dans lhistoire du monde et de la production de monde (histoire de la métaphysique du monde), la mondialisation nest pas une nouveauté au sens où le monde est pro-duit par la pro-duction, au sens où produire cest produire le monde, mais la mondialisation est bien une nouveauté au sens de son achèvement historique. En un sens, le refus du monde indique sa grâce : la « grâce » du monde, cest que le monde advienne sans raison, cest lévénement du monde qui se retire sous le monde quil laisse être : la grâce sans raison du monde rationnel, lincalculable du monde du calcul, la gratuité du monde marchand, ce qui est donné sans être susceptible déchange. La mondialisation libérale ne supporte pas la grâce du monde ou sa liberté inépuisable. Comme la rose de Silésius1, le monde est sans pourquoi, il advient par sa propre grâce. La mondialisation libérale nous promet seulement un monde sans grâce.
Laltermondialisation ne doit pas seulement entreprendre de faire un autre monde, ni simplement de le rêver, mais de laisser-être le monde comme monde sans le faire à son image ou à limage de Dieu (lautre monde des théologiens ou des fanatiques toujours prompts à nous y envoyer ). Même la formule de Marx appelant au dépassement de linterprétation du monde (qui est un mode de la production du monde à son image) par sa transformation où il sagit dimporter le monde dans le rapport social humain en reconnaissant que la construction sociale du monde demande une reconstruction depuis un rapport social juste nous semble insuffisante pour faire droit au monde-autre en ce que cette transformation sociale appartient à la sphère de la puissance.
Les évangélistes de la mondialisation annoncent la bonne nouvelle du monde, que le monde est Un, mondialisé, dont lhorizon dévoile la diversité culturelle quelle subsume. La mondialisation ne nie pas la diversité culturelle mais lintègre dans son horizon marchand. Elle est alors plutôt labsence dégard pour le refus du monde où le monde se donne, une sorte de trahison de lOccident né du scrupule de lautre. Le monde est une invention de lOccident et la mondialisation sa propre trahison : la mondialisation achève réellement lunité idéale du monde. Car le monde est tout dabord une Idée. Le monde comme idéalité est la forme dans laquelle la présence dun objet peut être garantie et répétée comme le même, lhorizon dans lequel le même objet peut être échangé et vendu, peut être consommé et détruit. Le monde est une idéalité garantissant la marchandise (le monde est le certificat de garantie de la marchandise dans sa présence). Ainsi la mondialisation nest pas le simple processus dextension de la marchandise car le monde est le fondement même de la marchandise comme telle : sans monde, comme Idée ou comme horizon de la garantie de tout présent et de tout objet, pas de marchandise. Le monde est la condition de possibilité de la marchandise qui, en retour, nomme le monde depuis ce quil permet : la mondialisation se nomme depuis la marchandisation qui oblitère la possibilité originaire du monde comme ouverture aux choses ; elle est la nomination idéologique du monde. La condition de possibilité de la marchandise se voit comprise depuis la marchandise maîtresse et traîtresse du monde : le monde se reflète dans la marchandise selon le renversement idéologique de la réflection marchande. Cest ce que laisse voir la critique de Marx dune contre-réflexion, dune destruction du mode spéculaire et renversant du spectacle du monde capitaliste. Il est évident que le monde nest pas une marchandise au sens où il nest pas une marchandise particulière mais il est bien une marchandise, selon la formule des altermondialistes, au sens de la condition de toute marchandise pensée depuis ce quil conditionne : le monde tend à se confondre avec la marchandise et nest pas seulement le support de toutes marchandises, il est lhorizon de la marchandise et, à lépoque de la mondialisation, lhorizon indépassable de la marchandise. Le problème est que cette nomination sopère depuis le processus second de la marchandisation : le monde est lorigine de la marchandise et lorigine nest pas une marchandise. Mais la mondialisation oblitère louverture originaire du monde dans laquelle le monde en lui-même se retire. Le monde se retire à même sa mondialisation qui commence où débute le monde : la mondialisation est loubli achevé du monde-autre.
La mondialisation consiste à vouer le monde à la propriété, à lappropriation par un nous particulier : la mondialisation tend à lappropriation finale du monde, ce que nous avons im-proprement en commun : le monde commun. Le monde commun est justement ce que nous navons et naurons jamais en propre : limpropre du monde est notre monde commun. Alors que la mondialisation reconduit le monde à un nous déjà déterminé, à un nous-sujet, propriétaire du monde (comme maître et possesseur du monde), à un nous défini par la propriété et lappropriation du monde, à linverse et par la grâce du monde, nous sommes amenés à nous altérer, nous autres, reconnaissant linappropriable don du monde qui nous a précédé. Le monde commun est celui qui nous est donné et non pas celui qui nous est vendu. Le don du monde est la condition de possibilité de la marchandise qui est la condition dimpossibilité du don lui-même, loubli de la grâce du monde. Cette mise en commun du monde se distingue de la mise en monde comme Un dans la mondialisation. La mondialisation opère une privatisation du monde qui se révèle être une véritable privation du monde : elle nous prive du monde, nous autres désormais privés de mondes. Car limpropriété du monde est sa pluralité. Linappropriable du monde, le monde-autre, est sa pluralité : loubli fondamental du monde de la mondialisation est loubli de sa pluralité. Le monde comme Idée, comme Unité, comme unité idéale réalisée dans la mondialisation est ce qui masque sa pluralité. Le monde de la mondialisation est ce qui voile la pluralité des mondes. Le monde-autre lui-même désigne la pluralité des mondes : le monde saltère dune altération plurielle de mondes dont nous autres faisons lépreuve dans le défaut de monde2.
Comment finalement (ou initialement) laisser entendre le défaut de monde, le monde-autre, dans la mondialisation unifiante et totalisante ? Précisément dans la question posée Combien de mondes ? La question laisse apercevoir le monde-autre comme si elle témoignait en retour de limpossible qui la précède. Bien quelle lui emprunte encore son mode de pensée et le langage du calcul, la question Combien de mondes ? sarrache de lhorizon dunité du monde de la mondialisation : interroger le monde en sa pluralité, cest déjà indiquer que le monde nest pas un, cest inquiéter lunité du monde et lassurance nécessaire à la mondialisation marchande.
La question « combien » est justement celle qui interroge la présomption dunité du monde qui sachève dans la mondialisation. Cette question est une question traditionnelle de la philosophie et de la métaphysique, résolue et subsumée sous lunité dun monde. Elle est aussi une question de science fiction préoccupée par lhabitation des autres mondes. Pour cette tradition, la question est de savoir si dautres mondes sont habités alors que pour nous autres, aujourdhui, se pose la question de savoir si nous pouvons habiter notre monde et lhabiter sous la pluralité, lhabiter comme être-au-monde ou, selon la belle expression de J.P. Millet, comme être-aux-mondes.3 Cette suspension radicale suspend lassurance du monde, du même monde mais aussi celle de la pluralité des mondes découpés sur lhorizon dun seul : lassurance de mon monde ou de lautre monde ou du monde de lautre est suspendue et souvre au monde-autre, à laltération originale du monde qui dévoile sa pluralité. Lassurance « unaire » sefface devant la question plus originale de lêtre-aux-mondes ou du « jeu des mondes ». « Faire droit à la question de la pluralité des mondes, cest laisser sannoncer la possibilité que la pluralité des possibles sannonce à travers chaque possibilité de monde, cest laisser sannoncer la possibilité dune appartenance indécidable, telle que lappartenance à un monde soit affectée dautres appartenances possibles »4. A lannonce des évangélistes de la mondialisation répond lautre annonce des mondes autres et des appartenances multiples, non pas quil ny ait plus dappartenance mais que toute appartenance soit toujours déjà hantée par dautres appartenances possibles, que tout monde (mon monde) soit déjà hanté par les mondes autres, selon un « espacement des mondes possibles » que désigne linter-national. Que lappartenance à un monde, à un même monde, à un monde comme espace homogène et rassurant soit hanté par lhétérogénéité radicale des mondes, de lespacement entre les mondes : le monde-autre, laltération du monde ou son auto-différance comme espacement des mondes dappartenance.
Le monde-autre nest pas un autre monde, ni un au-delà du monde mais le lieu où le monde sexcepte de lui-même, lexception du monde où savance la pluralité des mondes : le dehors sans au-delà du monde dans lopposition à tout monde exclusif et patriotique. « Lappel au-dehors, un dehors qui ne soit ni un autre monde, ni un arrière-monde, il ny a pas dautre mouvement à opposer à toutes formes de patriotisme, quelles quelles soient »5. Le patriotisme nest pas le simple attachement au monde national, à la Nation comme monde, au territoire défendu derrière ses frontières infranchissables, au monde patriotique. Le patriotisme prétend que le monde ne se présente que selon la forme du monde-Un et ne se donne que comme seul monde (seul monde vivable et digne de lhumanité) à lexclusion des autres : un mono-monde Le destin de lidée de monde est de sachever ou de commencer par le patriotisme. En quoi la question Combien de mondes ? est une question a-patriotique, une question dapatride. Le patriotisme se définit par lexclusion des mondes autres dans laffirmation de lexclusivité dun seul monde : ainsi la mondialisation est un patriotisme où, seffectue laliénation de lhomme au monde tel quil est.
En plus du monde de la mondialisation, il reste encore lespace des mondes, le monde-autre dans son altération indéfinie, oblitérée par le monde de la mondialisation. Le monde de la mondialisation fait perdre les mondes, tout comme le Soleil faisait disparaître les astres de lunivers selon la remarque du philosophe lors de sa promenade en compagnie de la marquise, imaginée par Fontenelle dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes :
« Ah mécriai-je, je ne puis lui [le Soleil]
pardonner de me faire perdre de vue tous
ces Mondes »6
Que reste-il du monde, du monde comme reste, là où disparaît le monde où nous-autres sommes sans mondes et hors mondes, sans mondes habitables, sans autres pour nous porter vers les mondes à venir, selon un à venir imprévisible et pluriel ? « Le monde sen va, il me faut te porter » dit le poète
Paul Celan. Mais qui nous portera encore, nous-autres ?
Il reste le reste incalculable, qui reste au-delà du calcul.
Il nous reste ce qui reste multiple et pluriel, au-delà du monde et de son assurante unité : le « reste du monde »7, en trop ou en défaut.
Il nous reste le « reste du monde ».
(1) « La rose est sans raison, et, fleurissant sans cause, / na garde à sa beauté, ni si lon voit la rose », Le Pélerin chérubinique, Livre I, distique 289, PUF, 1964.
(2) « il ny a dexpérience au sens fort du terme que là où je suis affecté par quelque chose qui est tout autre que moi, par une irréductible pluralité des mondes », Jacques Derrida, p. 249, Idiomes, nationalités, déconstructions, Rencontre de Rabat avec Jacques Derrida, Cahiers Intersignes, n°13, 1998.
(3) Ibid. p. 175.
(4) Ibid., p. 168-169.
(5) Maurice Blanchot, Ecrits politiques, Editions Lignes et Manifestes, Léo Scheer, 2003, p. 113.
(6) Entretiens sur la pluralité des mondes, librairie Nizet, 2e tirage, 1984, p. 15.
(7) Comme le rappelle René Major, « the Rest of the World, évoqué par son sigle ROW, est une expression du Département dEtat américain pour parler des pays qui, depuis la fin de la guerre froide, refusent de saligner (the row, cest aussi la rangée, lalignement sur le modèle de société et de gouvernement qui a réussi à concentrer, à sapproprier ou à confisquer la majeure partie des ressources naturelles et des pouvoirs technoscientifiques, et qui est parvenu à le faire de manière rationnelle. », La démocratie en cruauté, Galilée, 2003, p.11-12.
Par cette tournure, nous voulons désigner ce qui refuse de sidentifier au monde dans sa mondialisation : lénigme de la pluralité du monde.
(2) « il ny a dexpérience au sens fort du terme que là où je suis affecté par quelque chose qui est tout autre que moi, par une irréductible pluralité des mondes », Jacques Derrida, p. 249, Idiomes, nationalités, déconstructions, Rencontre de Rabat avec Jacques Derrida, Cahiers Intersignes, n°13, 1998.
(3) Ibid. p. 175.
(4) Ibid., p. 168-169.
(5) Maurice Blanchot, Ecrits politiques, Editions Lignes et Manifestes, Léo Scheer, 2003, p. 113.
(6) Entretiens sur la pluralité des mondes, librairie Nizet, 2e tirage, 1984, p. 15.
(7) Comme le rappelle René Major, « the Rest of the World, évoqué par son sigle ROW, est une expression du Département dEtat américain pour parler des pays qui, depuis la fin de la guerre froide, refusent de saligner (the row, cest aussi la rangée, lalignement sur le modèle de société et de gouvernement qui a réussi à concentrer, à sapproprier ou à confisquer la majeure partie des ressources naturelles et des pouvoirs technoscientifiques, et qui est parvenu à le faire de manière rationnelle. », La démocratie en cruauté, Galilée, 2003, p.11-12.
Par cette tournure, nous voulons désigner ce qui refuse de sidentifier au monde dans sa mondialisation : lénigme de la pluralité du monde.