Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
Milieux du monde
Zones et milieux « Le temps du monde fini commence ». Etrange énoncé de Paul Valéry, qui juxtapose ce qui semble nêtre que pure et simple contradiction : comment ce qui est fini peut-il, dans le même temps, commencer ? Fini doit sentendre comme lopposé douvert, ou dinachevé. Le monde fini est le monde qui ne serait plus en puissance de Nouveaux Mondes, de terres vierges à conquérir. Ce que nous voulons montrer, cest que cette clôture est, dans le même temps, le temps dune absence de clôture. Redoublement de la formule de Paul Valéry : le temps du monde fini commence comme monde in-fini. Cest ainsi, en tous les cas, que nous voulons comprendre le phénomène de la mondialisation, de la mondialisation du monde : la phase dexpansion du monde, qui a constitué celui-ci comme tel, sest renversée en phase intensive, en auto-colonisation du monde. En touchant ses propres limites, le monde sest découvert sans limite, dans limpossibilité de se distinguer dun extérieur transcendant. En sachevant, le monde sest découvert inachevé. Cet inachèvement signifie : il est impossible dassigner la réalité du monde mondialisé à quelque unité, à quelque Un subsumant la totalité de ses composantes. La mondialisation du monde, sa finitude, souvre, ontologiquement, sur linfini. Il y a là quelque chose de plutôt réjouissant il semble pourtant que cette ouverture sur linfini soit empêchée par une série de processus politiques mortifères qui tendent à cliver et contrôler les espaces.
Notre hypothèse est la suivante : tout se passe comme si la production de zones qui morcellent le monde était lextrême tentative pour imposer un aménagement du territoire là où tout territoire devient impossible. Une étude portant sur les conséquences spatiales de la mondialisation savère ainsi nécessaire. Topologie du monde Parler de « méta-espace » pour qualifier le monde issu de la mondialisation est le minimum conceptuel requis pour clairement distinguer entre la mondialisation comme processus dexpansion, qui ne nécessite aucun bouleversement dans la pensée géographique, et le monde mondialisé comme entité ayant une forme dexistence en tant que telle cest la grande différence entre ce que nous nommons aujourdhui la Mon-dialisation et les mondialisations antérieures. Les mondialisations antérieures étaient extensives ; la mondialisation éco-technique est intensive ; mais que nous faut-il entendre par ce terme : mondialisation intensive ? Les géographes ont un nom pour ce phénomène : le « bouclage » du monde. Ce bouclage produit un espace à la fois de dimension limitée et sans bord, un objet fini mais sans voisin. Sil y a encore des « bouts du monde », ils ne peuvent plus quêtre des « angles morts internes ; sil est encore des fronts pionniers, ils ne peuvent progresser que dans la réduction des lacunes intérieures de la mondialisation, non dans lexpansion du monde lui-même »1. Doù la difficulté : comment décrire un objet à la fois limité et sans frontière ?.. La meilleure image que nous ayons à notre disposition pour décrire cet objet nest plus de lordre de la topographie mais de la topologie : un ruban de Möbius. Toucher aux limites du monde implique de pénétrer à lintérieur de celui-ci mais en pénétrant à lintérieur du monde, nous nous retrouvons, soudainement, sur sa face externe Ce « bouclage », nous le devons à la mondialisation économique la globalisation et technologique linformatisation.
Globa-lisation et informatisation se manifestent spatialement sous la forme de « réticulations enchevêtrées et articulées qui serait mieux illustrée par limage des anastomoses organiques que par celles des poupées russes ». Les géographes ont toujours été confrontés à des difficultés de représentation : la distance qui sépare deux localités, deux villes nest pas quune affaire despace, mais aussi de temps. Il est dès lors nécessaire de distinguer entre plusieurs métriques et plusieurs logiques spatiales. Mais avec ce nouveau « géon » quest le monde, les difficultés se redoublent : la mondialisation éco-technique accentue la diversité des métriques et les différentiels de vitesse : à la métrique des déplacements au sol (« topographique ») , à la métrique aérienne (« topologique »), il faut ajouter, nous dit le géographe Christian Grataloup, celle par « recomposition à distance » (« hertzienne »). La difficulté est dautant plus grande pour lexercice de la représentation que les mobilités senchevêtrent, et quon ne peut plus les séparer en termes despaces bien délimités : une ville peut abriter plusieurs logiques spatiales, plusieurs métriques. Cest, pour le coup, lopposition centre/périphérie qui perd de son sens, opposition annulée par toute forme de « télé »-transport, par le fait que le centre dune cité peut abriter tous les moyens de communication, toutes les formes de déplacements possibles. Le centre pénètre la périphérie et la périphérie inonde le centre. « Lecture réticulaire et dynamique » qui ne permet plus de penser en termes de territoire, mais bien plutôt en termes de réseaux. Réseaux Selon Manuel Castells, un réseau est « un ensemble de nuds interconnectés [ ]. La distance (ou lintensité et la fréquence de linteraction) entre deux points (ou positions sociales) est plus courte (ou plus fréquente, ou plus intense) entre deux nuds dun même réseau quentre deux nuds de réseaux différents. Ainsi la distance (physique, sociale, économique, politique) dune position ou dun point donné varie de zéro (pour tout nud dun même réseau) à linfini (pour tout point extérieur au réseau) »2.
La notion d« espace des flux » proposée par Manuel Castells dans La société en réseaux peut nous être très utile, dans la mesure où elle prétend décrire le monde, la réalité mondiale sous tous ses aspects à partir de la notion de réseaux. L« espace des flux » est composé de trois strates : linfrastructure technologique et le flux des « impulsions électroniques », le réseau des « cités globales », et lorganisation des élites. Commençons par la dernière de ces strates. Aucun individu, aucun groupe ne peut prétendre occuper le centre du Dispositif Mondial en regard duquel se définirait une périphérie : lorganisation des élites se décrit par les relations quentretiennent ces groupes, par certaines formes de superpositions fonctionnelles (lex-dirigeant communiste de lex-U.R.S.S. devenu chef dentreprise connecté au réseau maffieux, lEtat entrepreneur, etc.), par une forme de continuité productive qui tapisse le monde globalisé. Car cest bien comme organisation globale que ce multiple sidentifie, et non sous la forme dune classe : « les élites sont cosmopolites et les masses, locales »3. Notons pour linstant simplement que le terme de réseau traduit ici lhétérogénéité radicale de cette non-classe dominante que tente de décrire Manuel Castells Une « cité globale » se définit comme processus et non comme « forme » ou lieu : processus de décision, de contrôle, de production, dinnovation, etc. La cité globale est dabord et avant tout « cité informationnelle ». Cette caractéristique processuelle, nous la retrouvons chez tous les auteurs qui sattachent à décrire lémergence dun nouveau genre de ville à lère de la mondialisation : Rem Koolhaas, avec le concept de « ville générique »4 (qui compare celle-ci à une « boite de vitesse ») ; Saskia Sassen, qui définit le « réseau central des villes-mondes » à partir de « fonctions » centrales : financières, juridiques, dorganisation, dencadrement, etc. fonctions qui définissent le cur « productif » de ces villes-mondes5.
La domination exercée en matière de finance internationale, de services et de conseil par New York, Tokyo et Londres fait de ces villes le prototype des cités globales. Mais il est bien plus juste de constater que, dans ces villes ou ailleurs, ce ne sont pas les villes entières qui sont emportées par ces activités de pointe, mais uniquement certains quartiers. Toujours la même conversion du regard à opérer pour qui pense en termes de réseaux : il ne sagit ni dopposer une classe à une autre classe, ni une ville connectée à une ville déconnectée, mais de pointer dans le réseau global des différences dintensité, des connexions plus ou moins fortes. Connexion, déconnexion, processus, « cité informationnelle », « ère de linformation » pour reprendre le sous-titre du livre de Castells : cest bien la première strate, linfrastructure, qui semble donner le ton (et limage) de la « société en réseaux ». World Wide Web : Internet, le « réseau des réseaux », nomme pour certains LE réseau par excellence. Cest ici quil faut devenir très prudent, car la pensée en réseaux sexpose à un double risque : dune part, simplement envisager le réseau comme réalité émergeant au XXe siècle ; dautre part, rabattre le réseau en général sur sa composante technologique. Comme le montre parfaitement Castells, la constitution de lentreprise en réseau précède la diffusion du réseau techno-informationnel (le kanban a été introduit chez Toyota en 1948). Plus encore : les réseaux de type marchands nont pas attendu la crise du fordisme pour constituer le mode de circulation des flux économiques. On comprend dès lors la suspicion dun économiste comme Michel Henochsberg : définie comme une multiplicité de flux, léconomie a toujours été en réseaux. Cest linstitution politique du marché qui provoque la verticalisation de léconomie : codage des flux économiques par le marché, surcodage du marché par lEtat. La crise du « mode de régulation » fordiste sera dès lors, avec la crise de lEtat, la redécouverte du réseau. Et, pour le coup, la possibilité de redécouvrir, en pensée, ce quest véritablement un marché : système auto-référentiel codant les flux, sous condition de « macropouvoirs » ; à distinguer, précise Henochsberg, du concept flou de réseau, ayant le défaut de trop coller à son « image » et de masquer la réalité des rapports de force sans lesquels la réalité du marché serait perdue de vue.6 Mais alors, de quoi parlons-nous vraiment lorsque nous parlons de réseaux, de la « société en réseaux » ? En vérité, de deux choses bien différentes : des formes de désétatisation et de dénationalisation marquant la fin dun certain type dEtat et donnant libre cours à la transnationalisation des activités économiques ; dune installation de type technique, que nous nommerons laménagement informatique du monde.
Lieux et territoires : ce qui est arrivé à lespace Sans la claire distinction entre aménagement informatique du monde et transnationalisation, il nous est impossible de comprendre que lespace des hommes a subi une double destruction : celle des territoires dune part, et celle des lieux dautre part. Cette distinction est, la plupart du temps, effacée par le concept de réseau. A ce titre, de quoi nous parle vraiment Manuel Castells : de la destruction des territoires ou de labolition des lieux ? Il y a deux approches de la notion de territoire : lune, éthologique, sest constituée au XXe siècle ; lautre a pris un sens juridico-politique fondamental aux XVIIe et XVIIIe siècles, et forme lune des pointes de la triangulation Etat-Peuple-Territoire. Entendu à partir de son sens juridico-politique moderne, le territoire est un espace délimité par des frontières sur lesquelles sexerce la souveraineté de lEtat. Cest à lintérieur de ce territoire que les distances sont mesurées et administrées. Mais linscription politique de la distance doit être rapportée à linstitution des frontières : la formation politique du territoire éloigne son dehors (les autres Etats), et rapproche son propre dedans, le plisse les distances nont de sens quintégrées au temps que lon met à parcourir lespace. Multiplicité originelle des métriques disions-nous.
Le territoire ainsi décrit contient des lieux qui, au contraire des territoires, se définissent par une absence de distance interne : pour le géographe Jacques Lévy, un lieu est un « espace défini par la non-pertinence de la distance en son sein »7. On pourrait dire : un lieu est une ponctualité « dans » lespace qui ne semble pas se définir en termes spatiaux. On ne parcourt pas un lieu, mais on le vit, on expérimente ce qui nest somme toute que la matérialisation de certains événements architecturaux, de certaines décisions artistiques. Nous semblons ici plutôt définir ce que les géographes nomment des « hauts-lieux », chargés par quelque événement fondateur : guerres, signatures de traités, supposés miracles etc. Le haut-lieu implique parfois une élévation spatiale préalable, donnée par la topographie, mais sa caractéristique fondamentale est dêtre leffet dune assomption de lespace. Assomption religieuse, politique éminemment symbolique. A tel point que le haut-lieu excède lespace proprement dit, et sinscrit dans une dimension langagière, historique. Corps subtil dun récit, le haut-lieu est susceptible dêtre raconté. Lon voit bien par conséquent que le haut-lieu ne fait quexacerber la facture de tout lieu : même connu de quelques-uns, le « lieu-dit » nest autre quune ponctualité arrachée à lespace par un acte de nomination. En définitive, les territoires ne sopposent pas aux lieux : dune part, en ceci que le (haut-)lieu est nécessaire à létablissement politique du territoire ; dautre part, en cela que, pour un territoire étatique, tout autre Etat est un lieu une ponctualité symbolique, événementielle, un référent par rapport auquel se situer. La distinction conceptuelle que nous venons déclairer est néanmoins fondamentale pour comprendre ce qui est arrivé à lespace. Nous affirmons ceci : ce que la transnationalisation de lactivité économique met en cause, cest la possibilité du territoire, entendu dans son sens juridico-politique ; la possibilité de constituer des lieux en tant que tels est atteinte non par les mouvements de transnationalisations économiques, mais par le rapport que nous entretenons avec les nouvelles technologies et le processus dinformatisation du monde quelles impliquent. Lissage du monde et contrôle gouvernemental des zones Ce double processus dessine une nouvelle configuration spatiale que les concepts d« espace strié » et d« espace lisse » décrits par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux nous semblent aptes à décrire.
Lespace « strié » est un espace métrique, dont on peut mesurer les distances, ayant un nombre entier de dimensions, aux directions intangibles et distinctes. Lespace « lisse » est non métrique, « amorphe », type patchwork, « à variation continue de direction, sans tangente », sans « dimension supplémentaire à ce qui le parcourt ou sinscrit en lui ». Lespace lisse est tel que « lespace lui-même et ce qui occupe lespace tendent à sidentifier ». Il se constitue par « accumulation de voisinages, et chaque accumulation définit une zone dindiscernabilité propre au devenir »8. Construire un espace strié, cest plier un espace lisse à la possibilité dune mesure en produisant les conditions techniques et culturelles de cette métrique : par larchitecture, les formes durbanisation et dorganisation politique du territoire. Découpe, délimitation, verticalisation de lespace : « deux séries de parallèles qui sentrecroisent perpendiculairement, et dont les unes, verticales, jouent plutôt le rôle de fixes ou de constantes, les autres, horizontales, plutôt le rôle de variable ». Quadrillage de lespace qui produit son homogénéisation. Un espace sans « dimension supplémentaire à ce qui le parcourt ou sinscrit en lui », où « lespace lui-même et ce qui occupe lespace tendent à sidentifier » : ces caractéristiques de lespace lisse semblent pouvoir sappliquer à la spatialité du monde mondialisé. Mais ce qui est très particulier avec la mondialisation éco-technique, cest quelle rend impossible un certain type dopération politique : les réseaux, les formes de relation entre les « villes globales » ne répondent plus à la logique qui oppose centres et périphéries. Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que personne, quaucun Etat, quaucune ville, quaucune puissance supposée impériale ne tentera doccuper le centre, ou plutôt de forcer un centre à lexistence ; mais cela signifie que ce forçage sera de plus en plus reconnu comme un coup de force sans aucune légitimité, cela signifie quaucun discours idéologique naura désormais la force de justifier cette occupation inversez le monde comme vous voudrez, ce que vous placerez en haut vous reviendra par le bas
En effet, la mondialisation rend impossible la logique territoriale : le monde nest pas un territoire. Plus encore, le monde ne peut pas, ne pourra jamais être, en tant que tel, un territoire. Un territoire suppose en effet la possibilité de frontières, mais la possibilité consistant à instituer une frontière mondiale na aucun sens si le monde est un ruban de Möbius ! Cette institution ne serait pensable que si et seulement si le monde terrestre sopposait à un autre monde, quil sagirait dexploiter Que le monde ne puisse pas devenir un territoire implique de nouvelles formes de « striage » du monde : non plus linstitution politique des frontières, mais des modalités de contrôle, telles que Deleuze a commencé de les décrire dans les années 1980. Contrôle en continu, en temps réel, faisant fond sur des technologies de pointe. Se connecter, cest, sans paranoïa excessive, se placer en toute simplicité dans les mailles dun système de contrôle : tenir quInternet est un simple espace lisse, cest fermer les yeux sur les protocoles de navigation (adresse IP, serveur, etc.) qui rendent possibles absolument toutes les formes dinquisitions électroniques. Mais quen est-il des non-connectés ? Nous parlions plus haut de destruction des territoires et des lieux ; mais lopération fondamentale par laquelle lespace mondial se constitue aujourdhui est bien plutôt le clivage.
Pour Manuel Castells, ce clivage se présente comme étanche séparation entre deux réalités « parallèles »9 : lune pour laquelle le temps se réduit au temps réel et lespace au réseau, lautre pour laquelle le temps sappréhende comme temps vécu et lespace comme lieu. Dun côté les réseaux, de lautre les lieux des lieux déconnectés de la réalité des réseaux : lorganisation en réseau global des mégacités produit la déconnexion des « populations locales qui sont fonctionnellement inutiles ou socialement perturbatrices »10. Dun côté la « mondialisation » et le « réseau », de lautre l« identité », le « Soi », le « Sujet »11. Ce quil faut bien comprendre, cest que ce clivage ne fait pas que répéter lancienne opposition entre centre riche et périphérie pauvre : comme nous lavons vu plus haut, la rupture sinscrit également au cur des cités dirigeantes. Larticulation centre/périphérie définissait un monde sous domination économico-politique ; ce clivage est la traduction dun monde pour lequel lappareillage techno-informatique est le médium par lequel seffectue le commerce, et la diffusion dinformation, la transmission de savoirs, la formation de certains liens communautaires, etc. Dans ce dispositif, la distinction centre/périphérie est un effet second du processus de clivage. Cest ici que les Etats interviennent. Dans le dispositif éco-technique, les Etats ne disparaissent pas, mais se réduisent à une simple fonction : ce que Olivier Dollfus nomme avec justesse le « cantonnement »12.
Le cantonnement clive les territoires, en séparant dun côté ce qui sert à la production du capital, et de lautre ce qui apparaît comme inutile. Mais le clivage nest pas une simple opération de séparation : il sagit de trouver des techniques pour fixer les populations, pour empêcher leur mobilité. Ainsi, au Pérou, les fonds des organismes internationaux servent à maintenir sur place les populations des Andes, à promouvoir leurs cultures traditionnelles qui ne seront jamais exportées, tandis quon développe louverture de la côte sur le marché mondial. On comprend que le cantonnement saccompagne dune hypertrophie de la fonction policière des Etats : car il sagit, dabord et avant tout, de maintenir lOrdre. « Tolérance zéro » comme le dit lEtat français. Prolifération de la forme « Etat-pénal » mise en lumière par Loïc Wacquant. Cest ainsi que se créent des zones : des bouts despace non pas raccordés à dautres bouts, mais séparés entre eux de façon la plus étanche possible. Le morcellement de lespace est leffet, plus que de la technique-réseau, du redoublement policier de ce que cette technique rend possible. Ce type de séparation nest pas nouveau ; ce qui est nouveau, cest le fait quaucune unité territoriale ne permet dopérer une véritable assomption de ces espaces en lieux ni sur le plan étatique, ni au niveau mondial. Consé-quence : au niveau mondial où nul territoire nest instituable, ce ne sont plus des peuples qui sont lobjet des pratiques de contrôle, mais des populations dont les critères didentification ne sont plus de lordre de la nation ou de la langue, mais de la compatibilité avec le système éco-technique dominant. Vers la Terre Zones et contrôle, nous lavons dit, répondent à un objectif : délimiter lespace là où lespace mondial nest pas, en tant que tel, politiquement délimitable. Le problème, pour tout pouvoir aujourdhui, est quil ne peut plus se reposer sur lopposition centre/périphérie. Pour le dire autrement, il nest plus possible de constituer UN lieu, ou des lieux émanant de quelque Un primordial, capable de concentrer labsolu.
Cette impossibilité est précisément leffet de la mondialisation du monde. Et cest à cette lumière que doivent être aujourdhui exposées les tentatives « impérialistes » consistant à imposer de force un Centre. Ce que masquent ces tentatives, cest le fait que labsence dUn, dun Absolu, nest pas un malheur mais une chance : la libération des infinis comme tels, aucun ne pouvant revendiquer pour soi lAbsolu celui-ci supposant, par essence, sa séparation davec tout autre. Avec la mondialisation du monde, ce qui peut saffirmer est simplement le fait quun lieu est nécessairement en rapport avec dautres lieux : chaque lieu est un mi-lieu, un entre-deux-lieux, un lieu parmi dautres. Pas de lieu isolé mais mise en rapport de tout lieu avec le monde, quil transite ; relativité des lieux. Egalité ontologique des lieux comme milieux nullement parce que tout lieu est un absolu à légal de tout lieu, mais parce que tout lieu communique du monde. Cette communication des lieux devrait rendre impossible la constitution dentités politiques fermées sur elles-mêmes. Nous devons en effet désormais nous méfier du désir territorial, nous devons prendre garde à ce que linstitution politique des territoires ne seffectue pas au détriment des milieux, dans un déni du monde commun. Après Gérard Granel, et dune autre façon, Peter Sloterdijk affirme à son tour quil est bien probable que les années trente soient, dune certaine manière, encore devant nous : face à la mondialisation, des identités tenterons de se reconstituer sous la forme étanche de lethnie, avec ce que cela induit de purification et dextermination, ou du « Soi » sans Autre13.
Mais à la différence des années trente du XXe siècle, nulle volonté de conquête ne pourra longuement animer ces territorialisations désastreuses sous peine de les reconduire précisément vers ce quelles redoutent : le monde mondialisé Notre question : comment éviter ce pur déchaînement politique des pulsions de mort ? Réponse : penser des nouvelles formes de reterritorialisation à hauteur du monde mondialisé des reterritorialisations qui ne soient pas à la recherche dune implantation. Deux exemples : constituer lEurope ne peut aujourdhui avoir de sens que si lEurope se forme sur fond du monde, hors toute volonté didentification, tout nationalisme, toute figuration impériale. Se territorialiser ne peut aujourdhui signifier que le fait de se constituer politiquement comme milieu par lequel le monde se communique, à soi et à dautres, pour soi et pour dautres. Cest sans doute à partir de ces mêmes attendus que pourrait être envisagée la constitution de Villes Mondiales qui ne soient pas des raccords de zones, mais des villes autonomes, ayant une organisation politique capable de faire droit à cette hospitalité généralisée que la mondialisation appelle : penser, comme a pu le faire Derrida, la « ville-refuge » comme point local dun cosmopolitisme. Cest ainsi, et seulement ainsi, que la mondialisation du monde pourrait être une chance.
Laisser-être le monde comme espace lisse Enfin laisser vivre les populations-nomades qui ont tant souffert des répartitions nationales-étatiques Mais ces nouvelles formes de territorialisation dans un monde qui en tant que tel ne peut constituer un territoire devront prendre en considération une réalité que la mondialisation tend à effacer, et que le cosmopolitisme lui-même ignore : la réalité de la Terre. Cest en effet que la mondialisation du monde sest constituée par assomption de la terre. Cette réalité de la Terre semble avoir été oubliée. Avec la mondialisation du monde, cette réalité fait retour, au mieux comme revient le refoulé, au pire comme ce qui manque de symbolisation. La Terre, aujourdhui, est un peu le déchet du monde ce que le monde laisse derrière lui après son englobement. Avec la Conférence de la Terre qui sest tenue à Rio en 1992, avec les Accords de Kyoto en 1997, cest bien une tentative de conversion planétaire qui se fait jour, un rappel de Terre au milieu du Monde. Parvenir à penser cela : la Terre non comme source, la Terre non comme astre errant, mais comme ce qui nous vient par tous les milieux du monde, et emporte les hommes au-delà de leur cosmopolitisme très humain ; trop humain.
(2) M. Castells, La société en réseaux.1. Lère de linformation, Paris, Fayard, 1998, p. 526.
(3) Ibidem, p. 467.
(4) R. Koolhaas, « La ville générique » in Mutations, Bor-deaux, Arc en rêve centre darchitecture, 2001, p. 725.
(5) S. Sassen, « Nouvelle géographie politique » in Multitudes n°3, Paris, Exils, 2000, pp. 89-90.
(6) M. Henochsberg, La place du marché, Paris, Denoël, 2001, pp. 359-365.
(7) J. Lévy, « Une géographie visitée par le monde », op. cit., p. 24.
(8) G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 609.
(9) M. Castells, op. cit., p. 480.
(10) Ibidem, p. 455.
(11) Ibidem, p. 44.
(12) O. Dollfus, La mondialisation, Paris, Presse de Sciences Politiques, 1997, pp. 99-100.
(13) G. Granel, « Les années trente sont devant nous » in Etudes, Paris, Galilée, 1995. P. Sloterdijk, Dans le même bateau, Paris, Rivages poche, 2003, p. 63-67.