Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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par Geneviève Azam
Imprimer l'articleDautres mondes ou une « autre mondialisation » ?
Le terme daltermondialisation est aujourdhui repris par de nombreux « altermondialistes » soucieux, à juste titre, de se débarrasser de la connotation purement protestataire ou souverainiste véhiculée par le vocable « anti-mondialisation ». Les questions posées par le choix de ces termes illustrent les difficultés à penser et caractériser les résistances à lordre libéral. Lapprofondissement de lutopie libérale dans les trente dernières années nest pas étrangère à ces obstacles. En effet, la mondialisation est aussi présentée comme la promesse de libérer lhumanité à la fois de sa condition première grâce à la production infinie de richesses et des autorités dominatrices de tous ordres grâce aux règles « neutres » et pacificatrices de léchange. Dans ces conditions, il est difficile de penser des transformations radicales, puisque les sociétés seraient régies par des mécanismes objectifs et impersonnels, selon une loi économique fondamentale, naturelle et nécessaire. De lanti-mondialisation à laltermondialisation, le changement de préfixe apporte-t-il un éclaircissement suffisant ? Pour en juger, un détour simpose par la recherche du sens véhiculé par le terme même de « mondialisation », censé caractériser le nouvel état du monde et accomplir le rêve duniversalité des Lumières.
La mondialisation
comme négation du monde commun
Il est courant dentendre, souvent en réponse aux altermondialistes, que la mondialisation nest pas un phénomène nouveau et quelle constituerait donc létat normal et naturel
des sociétés.
Si la mondialisation signifie seulement lexistence déchanges entre sociétés différentes et éloignées, cest vrai. Il y a effectivement universalité de léchange, y compris de léchange lointain : les travaux des anthropologues en attestent lintensité même dans les sociétés
traditionnelles. Pensons aux habitants du monde mélanésien, aux « Argonautes de lOuest du Pacifique », selon lexpression de B. Malinowski1, qui pratiquaient la kula, sorte déchange triangulaire entre îles parfois éloignées. Pensons également aux recherches de Fernand Braudel2 qui ont également montré la vigueur des échanges dans toutes les civilisations.
Toutefois, lempreinte dune conception économique du monde, caractéristique de la modernité occidentale, se retrouve dans la représentation de ces échanges, réduits souvent à des échanges économiques qui seraient réalisés dans des cadres finalement assimilés à des formes primitives de sociétés dimport-export ! Or, comme lont montré les travaux de Marcel Mauss3 ou encore ceux de Karl Polanyi4, aussi intenses et complexes que soient les réseaux déchange internationaux avant le capitalisme, ils nobéissent pas à la loi économique du Marché. Lexistence déchanges lointains, de marchés locaux, de foires, nimplique pas une organisation sociale fondée sur la loi abstraite et impersonnelle du Marché selon laquelle tout peut être ramené à une équivalence marchande. Sil y a universalité de léchange, il ny a pas universalité de léchange marchand. Voilà pourquoi, même sil existe des marchés, des lieux concrets déchange dans toutes les sociétés, on ne peut conclure comme le suggère F. Braudel à luniversalité du Marché, car ce dernier nest pas simplement un prolongement de ces lieux concrets déchange, il est un mode abstrait dorganisation sociale. De la même manière, la mondialisation va bien au-delà dune intensification des échanges internationaux.
Cest précisément la pensée économique libérale qui, depuis Adam Smith, réduit léchange, comme fondement des sociétés, à léchange marchand. Ce faisant, elle accrédite lidée de la naturalité et de luniversalité du système du Marché et donc de la mondialisation actuelle. Cette affirmation du jeu des forces impersonnelles et invisibles du Marché laisse penser à un irrésistible mouvement sans tête. Elle favorise parfois les théories du complot international, si caractéristiques des sociétés totalitaires, et permet docculter toujours les projets politiques qui organisent le monde. Or le système du Marché a été institué par les
états comme le rappelle Karl Polanyi pour le XIXe siècle ; il ne sest pas propagé comme
une traînée de poudre. Ce sont aujourdhui également les états, à travers les organisations internationales quils constituent, qui institutionnalisent le système du Marché.
Une fois institué, ce dernier apparaît comme véritable destin et créature autonome qui échappe à ces mêmes forces politiques. Là se trouve certainement une des raisons du succès de ce terme qui pourtant, dans les sociétés modernes, ne dit rien de plus que ce que raconte lhistoire du capitalisme :
« La tendance à créer un marché mondial est incluse dans le concept même de capital, toute limitation y apparaît comme un obstacle à franchir. En premier lieu, il sagit de soumettre chaque moment de la production elle-même à léchange et de supprimer la production de valeurs dusage qui nentrent pas dans léchange proprement dit »5.
Une autre raison de ce succès est à rechercher dans la croyance selon laquelle partout et toujours, les individus font société pour produire et échanger en vue de la satisfaction de besoins illimités. Cest la définition même des sociétés économiques pensées comme simples communautés de besoins. Ainsi, la mondialisation actuelle dessine un espace unique, une humanité qui naurait dautres perspectives que lextension infinie des échanges marchands et la quête duniversalité à travers limpersonnalité des rapports sociaux. Le marché mondial apparaît alors comme u-topie, dans le sens de non-lieu, rêve de transparence et aujourdhui « de bonne gouvernance », sans lieu de pouvoir identifié. Lisons à ce propos Milton Friedman : « Les prix qui émergent des transactions volontaires entre acheteurs et vendeurs sont capables de coordonner lactivité de millions de personnes dont chacune ne connaît que son propre intérêt de telle sorte que la situation sen trouve améliorée. Le système des prix remplit cette tâche en labsence de toute direction centrale et sans quil soit nécessaire que les gens se parlent, ni quils saiment. Lordre économique est une émergence, cest la conséquence non-intentionnelle et non-voulue des actions dun grand nombre de personnes mues par leurs seuls intérêts. Le système des prix fonctionne si bien et avec tant defficacité, que la plupart du temps nous ne sommes même pas conscients quil fonctionne »6.
Cest lannonce dune civilisation rationnelle qui se bornerait à faciliter la vie à travers la quête du bien-avoir assimilé à du bien-être, et dont le souci principal serait dassurer les moyens de subsistance. Cest finalement une métaphysique du maintien de la vie ou plutôt de la survie, une vision de lhumanité soumise à lordre répétitif de la nécessité, privée de toute subjectivité et privée du politique.
Cet économisme tend à annexer progressivement toutes les sphères de lexistence et participe de la fuite et de la démobilisation, beaucoup plus que de la liberté. Lutopie du Marché et de la mondialisation, cest le fol espoir de
laffranchissement de la finitude humaine par la combinaison de moyens techniques toujours plus efficaces.
Le retour de cette utopie du Marché planétaire est une véritable restauration, préparée dans les universités américaines dans les années 1950, en particulier avec Milton Friedman, diffusée par les experts qui peuplent aujourdhui les institutions internationales et enseignée aux élites dirigeantes des pays du monde entier. Cette radicalisation libérale a été portée et mise en uvre dabord par les gouvernements Thatcher et Reagan, puis par les instances dirigeantes de la Communauté européenne et par des gouvernements conquis au dogme libéral. Il sagit bien dun projet politique. Cest un processus identique à celui décrit par Marx à propos de la mise en uvre des lois sur le libre-échange en Angleterre dans
les années 1840 :
« Ils construisent à grands frais des palais, où la League7 établissait en quelque sorte sa demeure officielle ; ils font marcher une armée de missionnaires vers tous les points de lAngleterre, pour quils prêchent la religion du libre-échange ; ils font imprimer et distribuer gratis des milliers de brochures pour éclairer louvrier sur ses propres intérêts, ils dépensent des sommes énormes pour rendre la presse favorable à leur cause, ils organisent une vaste administration pour diriger les mouvements libre-échangistes, et ils déploient toutes les richesses de leur éloquence dans des meetings publics »8.
Cependant, ce marché planétaire, censé porter la paix mondiale et une socialité supérieure, se révèle une utopie, dans un deuxième sens du terme : une société strictement fondée sur la logique individuelle de lintérêt bien compris est auto-destructrice. Cette utopie correspond à lhistoire des trente dernières années qui conduisent de la fable de la « mondialisation heureuse » à la réalité de la contrainte impériale et de la guerre.
La mondialisation est donc bien autre chose quune intensification des échanges internationaux, elle est un système de croyances et un véritable projet politique de régulation sociale. Alors la vertu majeure du terme « mondialisation » est dévoquer un monde réduit à un planisphère où nauraient plus à être discutés les fondements des sociétés et les choix collectifs, cest-à-dire un monde où la dimension politique de lêtre en commun serait absente. Cest lutopie dune économie hors-sol, hors-territoire politique, câblée par les marchés financiers.
Faire vivre dautres mondes
dans un monde commun
Des résistances nombreuses et diverses sexpriment partout sur la planète, se coordonnent et se trouvent classées dans la catégorie de « laltermondialisation ».
Elles sappuient sur la conscience que si la mondialisation, au sens dinternationalisation des échanges, nest pas un phénomène nouveau, un ordre nouveau est pourtant en train de sinstaurer. Il consiste en la tentative planétaire de réduire en marchandises lensemble des activités humaines et lensemble des biens communs de lHumanité. Cest le projet mortifère du franchissement des limites politiques, culturelles, éthiques et écologiques à lexpansion du capital, qui fait de la conquête du vivant sous toutes ses formes son ultime frontière.
Alors, si la nouveauté de la mondialisation actuelle se résume finalement à une tentative de marchandisation généralisée, il est bien évident que les mouvements protestataires ne peuvent revendiquer une « altermarchandisation » !
Le terme d« altermondialisation », si facilement repris par lensemble des médias, peut conduire à enfermer le mouvement de contestation avec son frère ennemi dans un scénario dualiste et dans une vision encore économiste des transformations à entreprendre. Or ces expériences « altermondialistes » portent en elles des projets politiques, des projets collectifs de construction des sociétés pour faire vivre dautres mondes dans un monde commun. Ils expriment implicitement ou explicitement la nécessité de soumettre léconomie, lordre des besoins, à des déterminations extérieures, politiques, culturelles et écologiques. Il faut donc entendre ici le sens de « monde » comme modalité politique dêtre-en-commun, alors que le monde de la mondialisation est une abstraction, le lieu vide dune humanité réduite à la concurrence et à la survie, comme en témoignent les propos de Milton Friedman.
Voilà pourquoi lajout du préfixe « alter » nest pas suffisant pour sortir du déterminisme économiste porté par le vocable de mondialisation. Certes, ce déterminisme caractérise en grande partie les rapports de production capitalistes et la modernité occidentale, mais il est en même temps une création sociale particulière qui ne saurait expliquer lhistoire de toutes les sociétés et par conséquent leur devenir. Limprégnation de ce déterminisme économiste reste encore forte dans certains courants de gauche issus du marxisme, ceux précisément qui ont donné la part essentielle au développement des forces productives et de linfrastructure matérielle dans lexplication de lévolution générale des sociétés.
Et pourtant, nest-il pas impérieux, en se rappelant la pensée du philosophe Cornélius Castoriadis, dinventer des significations nouvelles, étrangères à limaginaire économique dominant encore majoré par les discours sur la mondialisation ? Le mouvement de résistance à la mondialisation libérale, dans sa diversité, est porteur de ces significations que le terme daltermondialisation peut réduire et occulter. En labsence de telles ruptures, laltermondialisation court le risque dêtre le complément ou le supplément dâme social et moral du capitalisme et de la mondialisation. Dénoncer le fossé entre pays riches et pays pauvres, la marchandisation des rapports sociaux, les scandales financiers, la marchandisation des biens collectifs, dans le cadre dun imaginaire économique qui ne serait pas questionné, enferme la protestation dans une dénonciation morale du libéralisme et du capitalisme.
Inventer dautres mondes dans le souci dun monde commun à partager, dun être-ensemble, cest dire que laltermondialisation se situe du côté du politique, cest-à-dire du questionnement des bases sur lesquelles se construit le « non-monde » de la mondialisation, du côté des limites à trouver collectivement et à opposer au déchaînement de laccumulation illimitée des richesses et du capital.
Lambiguïté du terme « altermondialisation » est réelle. Néanmoins, devant les destructions de toutes sortes occasionnées par le libéralisme économique en acte et lurgence à faire barrage à lirréversible, ce débat peut paraître secondaire. Certainement. À condition toutefois que lactivité de réflexion soit toujours vivante, de manière à ne pas senfermer dans un système de pensée excluant, dans une classification clôturée et ne suscitant plus de débat et de confrontation dexpériences. Et à condition également de savoir que « nommer cest créer »9, cest-à-dire que le langage nest pas un simple outil qui reflète le réel ou qui le désigne une fois celui-ci constitué, mais quil crée également du réel en orientant les comportements et la pensée.
Si la mondialisation est un projet global de construction des sociétés selon le modèle unique de la régulation marchande, laltermondialisation ne constitue pas un programme unique alternatif comme son appellation pourrait le suggérer. Tisser des liens nouveaux entre les humains et avec la Nature, faire vivre des cultures différentes dans un monde commun, se construit dès aujourdhui dans le foisonnement international des luttes et des expériences et à travers leur coordination et leur confrontation.
La mondialisation
comme négation du monde commun
Il est courant dentendre, souvent en réponse aux altermondialistes, que la mondialisation nest pas un phénomène nouveau et quelle constituerait donc létat normal et naturel
des sociétés.
Si la mondialisation signifie seulement lexistence déchanges entre sociétés différentes et éloignées, cest vrai. Il y a effectivement universalité de léchange, y compris de léchange lointain : les travaux des anthropologues en attestent lintensité même dans les sociétés
traditionnelles. Pensons aux habitants du monde mélanésien, aux « Argonautes de lOuest du Pacifique », selon lexpression de B. Malinowski1, qui pratiquaient la kula, sorte déchange triangulaire entre îles parfois éloignées. Pensons également aux recherches de Fernand Braudel2 qui ont également montré la vigueur des échanges dans toutes les civilisations.
Toutefois, lempreinte dune conception économique du monde, caractéristique de la modernité occidentale, se retrouve dans la représentation de ces échanges, réduits souvent à des échanges économiques qui seraient réalisés dans des cadres finalement assimilés à des formes primitives de sociétés dimport-export ! Or, comme lont montré les travaux de Marcel Mauss3 ou encore ceux de Karl Polanyi4, aussi intenses et complexes que soient les réseaux déchange internationaux avant le capitalisme, ils nobéissent pas à la loi économique du Marché. Lexistence déchanges lointains, de marchés locaux, de foires, nimplique pas une organisation sociale fondée sur la loi abstraite et impersonnelle du Marché selon laquelle tout peut être ramené à une équivalence marchande. Sil y a universalité de léchange, il ny a pas universalité de léchange marchand. Voilà pourquoi, même sil existe des marchés, des lieux concrets déchange dans toutes les sociétés, on ne peut conclure comme le suggère F. Braudel à luniversalité du Marché, car ce dernier nest pas simplement un prolongement de ces lieux concrets déchange, il est un mode abstrait dorganisation sociale. De la même manière, la mondialisation va bien au-delà dune intensification des échanges internationaux.
Cest précisément la pensée économique libérale qui, depuis Adam Smith, réduit léchange, comme fondement des sociétés, à léchange marchand. Ce faisant, elle accrédite lidée de la naturalité et de luniversalité du système du Marché et donc de la mondialisation actuelle. Cette affirmation du jeu des forces impersonnelles et invisibles du Marché laisse penser à un irrésistible mouvement sans tête. Elle favorise parfois les théories du complot international, si caractéristiques des sociétés totalitaires, et permet docculter toujours les projets politiques qui organisent le monde. Or le système du Marché a été institué par les
états comme le rappelle Karl Polanyi pour le XIXe siècle ; il ne sest pas propagé comme
une traînée de poudre. Ce sont aujourdhui également les états, à travers les organisations internationales quils constituent, qui institutionnalisent le système du Marché.
Une fois institué, ce dernier apparaît comme véritable destin et créature autonome qui échappe à ces mêmes forces politiques. Là se trouve certainement une des raisons du succès de ce terme qui pourtant, dans les sociétés modernes, ne dit rien de plus que ce que raconte lhistoire du capitalisme :
« La tendance à créer un marché mondial est incluse dans le concept même de capital, toute limitation y apparaît comme un obstacle à franchir. En premier lieu, il sagit de soumettre chaque moment de la production elle-même à léchange et de supprimer la production de valeurs dusage qui nentrent pas dans léchange proprement dit »5.
Une autre raison de ce succès est à rechercher dans la croyance selon laquelle partout et toujours, les individus font société pour produire et échanger en vue de la satisfaction de besoins illimités. Cest la définition même des sociétés économiques pensées comme simples communautés de besoins. Ainsi, la mondialisation actuelle dessine un espace unique, une humanité qui naurait dautres perspectives que lextension infinie des échanges marchands et la quête duniversalité à travers limpersonnalité des rapports sociaux. Le marché mondial apparaît alors comme u-topie, dans le sens de non-lieu, rêve de transparence et aujourdhui « de bonne gouvernance », sans lieu de pouvoir identifié. Lisons à ce propos Milton Friedman : « Les prix qui émergent des transactions volontaires entre acheteurs et vendeurs sont capables de coordonner lactivité de millions de personnes dont chacune ne connaît que son propre intérêt de telle sorte que la situation sen trouve améliorée. Le système des prix remplit cette tâche en labsence de toute direction centrale et sans quil soit nécessaire que les gens se parlent, ni quils saiment. Lordre économique est une émergence, cest la conséquence non-intentionnelle et non-voulue des actions dun grand nombre de personnes mues par leurs seuls intérêts. Le système des prix fonctionne si bien et avec tant defficacité, que la plupart du temps nous ne sommes même pas conscients quil fonctionne »6.
Cest lannonce dune civilisation rationnelle qui se bornerait à faciliter la vie à travers la quête du bien-avoir assimilé à du bien-être, et dont le souci principal serait dassurer les moyens de subsistance. Cest finalement une métaphysique du maintien de la vie ou plutôt de la survie, une vision de lhumanité soumise à lordre répétitif de la nécessité, privée de toute subjectivité et privée du politique.
Cet économisme tend à annexer progressivement toutes les sphères de lexistence et participe de la fuite et de la démobilisation, beaucoup plus que de la liberté. Lutopie du Marché et de la mondialisation, cest le fol espoir de
laffranchissement de la finitude humaine par la combinaison de moyens techniques toujours plus efficaces.
Le retour de cette utopie du Marché planétaire est une véritable restauration, préparée dans les universités américaines dans les années 1950, en particulier avec Milton Friedman, diffusée par les experts qui peuplent aujourdhui les institutions internationales et enseignée aux élites dirigeantes des pays du monde entier. Cette radicalisation libérale a été portée et mise en uvre dabord par les gouvernements Thatcher et Reagan, puis par les instances dirigeantes de la Communauté européenne et par des gouvernements conquis au dogme libéral. Il sagit bien dun projet politique. Cest un processus identique à celui décrit par Marx à propos de la mise en uvre des lois sur le libre-échange en Angleterre dans
les années 1840 :
« Ils construisent à grands frais des palais, où la League7 établissait en quelque sorte sa demeure officielle ; ils font marcher une armée de missionnaires vers tous les points de lAngleterre, pour quils prêchent la religion du libre-échange ; ils font imprimer et distribuer gratis des milliers de brochures pour éclairer louvrier sur ses propres intérêts, ils dépensent des sommes énormes pour rendre la presse favorable à leur cause, ils organisent une vaste administration pour diriger les mouvements libre-échangistes, et ils déploient toutes les richesses de leur éloquence dans des meetings publics »8.
Cependant, ce marché planétaire, censé porter la paix mondiale et une socialité supérieure, se révèle une utopie, dans un deuxième sens du terme : une société strictement fondée sur la logique individuelle de lintérêt bien compris est auto-destructrice. Cette utopie correspond à lhistoire des trente dernières années qui conduisent de la fable de la « mondialisation heureuse » à la réalité de la contrainte impériale et de la guerre.
La mondialisation est donc bien autre chose quune intensification des échanges internationaux, elle est un système de croyances et un véritable projet politique de régulation sociale. Alors la vertu majeure du terme « mondialisation » est dévoquer un monde réduit à un planisphère où nauraient plus à être discutés les fondements des sociétés et les choix collectifs, cest-à-dire un monde où la dimension politique de lêtre en commun serait absente. Cest lutopie dune économie hors-sol, hors-territoire politique, câblée par les marchés financiers.
Faire vivre dautres mondes
dans un monde commun
Des résistances nombreuses et diverses sexpriment partout sur la planète, se coordonnent et se trouvent classées dans la catégorie de « laltermondialisation ».
Elles sappuient sur la conscience que si la mondialisation, au sens dinternationalisation des échanges, nest pas un phénomène nouveau, un ordre nouveau est pourtant en train de sinstaurer. Il consiste en la tentative planétaire de réduire en marchandises lensemble des activités humaines et lensemble des biens communs de lHumanité. Cest le projet mortifère du franchissement des limites politiques, culturelles, éthiques et écologiques à lexpansion du capital, qui fait de la conquête du vivant sous toutes ses formes son ultime frontière.
Alors, si la nouveauté de la mondialisation actuelle se résume finalement à une tentative de marchandisation généralisée, il est bien évident que les mouvements protestataires ne peuvent revendiquer une « altermarchandisation » !
Le terme d« altermondialisation », si facilement repris par lensemble des médias, peut conduire à enfermer le mouvement de contestation avec son frère ennemi dans un scénario dualiste et dans une vision encore économiste des transformations à entreprendre. Or ces expériences « altermondialistes » portent en elles des projets politiques, des projets collectifs de construction des sociétés pour faire vivre dautres mondes dans un monde commun. Ils expriment implicitement ou explicitement la nécessité de soumettre léconomie, lordre des besoins, à des déterminations extérieures, politiques, culturelles et écologiques. Il faut donc entendre ici le sens de « monde » comme modalité politique dêtre-en-commun, alors que le monde de la mondialisation est une abstraction, le lieu vide dune humanité réduite à la concurrence et à la survie, comme en témoignent les propos de Milton Friedman.
Voilà pourquoi lajout du préfixe « alter » nest pas suffisant pour sortir du déterminisme économiste porté par le vocable de mondialisation. Certes, ce déterminisme caractérise en grande partie les rapports de production capitalistes et la modernité occidentale, mais il est en même temps une création sociale particulière qui ne saurait expliquer lhistoire de toutes les sociétés et par conséquent leur devenir. Limprégnation de ce déterminisme économiste reste encore forte dans certains courants de gauche issus du marxisme, ceux précisément qui ont donné la part essentielle au développement des forces productives et de linfrastructure matérielle dans lexplication de lévolution générale des sociétés.
Et pourtant, nest-il pas impérieux, en se rappelant la pensée du philosophe Cornélius Castoriadis, dinventer des significations nouvelles, étrangères à limaginaire économique dominant encore majoré par les discours sur la mondialisation ? Le mouvement de résistance à la mondialisation libérale, dans sa diversité, est porteur de ces significations que le terme daltermondialisation peut réduire et occulter. En labsence de telles ruptures, laltermondialisation court le risque dêtre le complément ou le supplément dâme social et moral du capitalisme et de la mondialisation. Dénoncer le fossé entre pays riches et pays pauvres, la marchandisation des rapports sociaux, les scandales financiers, la marchandisation des biens collectifs, dans le cadre dun imaginaire économique qui ne serait pas questionné, enferme la protestation dans une dénonciation morale du libéralisme et du capitalisme.
Inventer dautres mondes dans le souci dun monde commun à partager, dun être-ensemble, cest dire que laltermondialisation se situe du côté du politique, cest-à-dire du questionnement des bases sur lesquelles se construit le « non-monde » de la mondialisation, du côté des limites à trouver collectivement et à opposer au déchaînement de laccumulation illimitée des richesses et du capital.
Lambiguïté du terme « altermondialisation » est réelle. Néanmoins, devant les destructions de toutes sortes occasionnées par le libéralisme économique en acte et lurgence à faire barrage à lirréversible, ce débat peut paraître secondaire. Certainement. À condition toutefois que lactivité de réflexion soit toujours vivante, de manière à ne pas senfermer dans un système de pensée excluant, dans une classification clôturée et ne suscitant plus de débat et de confrontation dexpériences. Et à condition également de savoir que « nommer cest créer »9, cest-à-dire que le langage nest pas un simple outil qui reflète le réel ou qui le désigne une fois celui-ci constitué, mais quil crée également du réel en orientant les comportements et la pensée.
Si la mondialisation est un projet global de construction des sociétés selon le modèle unique de la régulation marchande, laltermondialisation ne constitue pas un programme unique alternatif comme son appellation pourrait le suggérer. Tisser des liens nouveaux entre les humains et avec la Nature, faire vivre des cultures différentes dans un monde commun, se construit dès aujourdhui dans le foisonnement international des luttes et des expériences et à travers leur coordination et leur confrontation.
Economiste (université Toulouse Le Mirail) et Membre du Conseil Scientifique dATTAC.
(1) B. Malinowski, 1963, Les Argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, Paris.
(2) Fernand Braudel, 1980, Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme, XV-XVI siècle, 3 tomes, Armand Colin, Paris.
(3) Marcel Mauss, 1950, « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, p. 175 et sq., PUF, Paris.
(4) Karl Polanyi,1983, La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris.
(5) Karl Marx, 1857-1858, Principes dune critique de lÉconomie Politique, p. 258, in uvres, Tome II, La Pléiade, Gallimard, Paris.
(6) Cité par P. Rosanvallon, 1999, Le capitalisme utopique, nouvelle édition, p. v, Seuil, Essais.
(7) La League Anti-Corn Laws était composée de parlementaires, dindustriels et dexperts et a uvré pour la mise en place du libre-échange dans les années 1840.
(8) Karl Marx, 1848, Discours sur le libre-échange, p. 146, in uvres, T.I, La Pléiade, Gallimard.
(1) B. Malinowski, 1963, Les Argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, Paris.
(2) Fernand Braudel, 1980, Civilisation matérielle, Économie et Capitalisme, XV-XVI siècle, 3 tomes, Armand Colin, Paris.
(3) Marcel Mauss, 1950, « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, p. 175 et sq., PUF, Paris.
(4) Karl Polanyi,1983, La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris.
(5) Karl Marx, 1857-1858, Principes dune critique de lÉconomie Politique, p. 258, in uvres, Tome II, La Pléiade, Gallimard, Paris.
(6) Cité par P. Rosanvallon, 1999, Le capitalisme utopique, nouvelle édition, p. v, Seuil, Essais.
(7) La League Anti-Corn Laws était composée de parlementaires, dindustriels et dexperts et a uvré pour la mise en place du libre-échange dans les années 1840.
(8) Karl Marx, 1848, Discours sur le libre-échange, p. 146, in uvres, T.I, La Pléiade, Gallimard.
Geneviève Azam