Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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Le monde à lendroit, le monde à lenvers
Naguère, il y avait « le » monde, le premier, le vrai, le blanc, le civilisé, loccidental, le chrétien, le développé, le riche, le seul habilité à détenir larme nucléaire. On distinguait certes le Vieux et le Nouveau, mais lun comme lautre incarnaient le bien, le progrès celui des Lumières la démocratie et les Droits de lhomme. En face, il y avait lanti-monde, comme une espèce danti-matière semblable à un trou noir, le diable, le rouge, le totalitaire, le couteau entre les dents, le concurrent disposant de larme fatale, lapostat de la civilisation. Pour cause de guerre froide, ce monde et cet anti-monde avaient suscité lémergence dun groupe de pays qui refusaient de simpliquer dans le conflit des puissances et qui, un temps, firent bloc pour mener à bien le processus de décolonisation. A la suite dAlfred Sauvy en 1952, on prit lhabitude de les appeler le « tiers-monde ». Au départ, lexpression désignait une volonté de non-alignement politique ; très vite, elle devint synonyme de sous-développé, pauvre, plutôt noir ou jaune, pas blanc en tout cas, pourvoyeur de matières premières, dominé, sans savoir et sans technique, surpeuplé, retardé sur léchelle du déroulement de lhistoire humaine, déroulement dont la direction était indiquée par le premier monde, lunique possible, le seul horizon. Pourtant, celui-ci, bien quopulent jusquà lobésité, gavé jusquà lobscénité, regorgeant de tout ou presque, saccaparant la totalité des ressources naturelles, ne parvenait pas à éteindre la pauvreté en son propre sein. La bonne conscience était tout de même sauve car, dans lidéologie courante, ne subsistaient que des « poches » de pauvreté au milieu dun habit de lumière et de richesse. Il nempêche, certains les stigmatisèrent sous le nom de « quart-monde ».
Ainsi, le monde était divisé et imprévisi-ble, inégal et explosif, pluriel et multicolore.
Le monde allant droit à linhumanité
Le basculement eut lieu en trois temps. Dabord, une bonne crise capitaliste fut mise à profit pour modifier les rapports de forces. Ce fut le coup dEtat économique mondial déclenché en 1979 : les salariés du monde entier furent précarisés ou mis au chômage, leurs droits rognés, et les pays récalcitrants furent mis au pas par des dictatures ou par des plans dajustement structurels concoctés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Ensuite, la libéralisation permit au capital de circuler à la vitesse de la lumière : la mondialisation capitaliste était sur orbite. Enfin, un miracle inespéré se produisit : lanti-monde explosa ou im-plosa, on ne sait trop, peu importe, il sombra. Le premier monde avait gagné car lanéantissement du rival faisait disparaître du même coup la raison dêtre du troisième, tandis quon en oubliait le quatrième puisque la mondialisation devait être « heureuse » pour tous. Victoire par K.-O., par forfait, aux points (de croissance), sur le tapis vert (des négociations internationales verrouil-lées). Spartacus mourrait une seconde fois.
Ainsi, le monde devenait un, autour de celui qui navait cessé de se penser unique, le victorieux. Ce quavaient rêvé Alexandre, César, Napoléon ou Hitler, le capitalisme le réalisait.
La marchandisation capitaliste engendre le formatage autour dun modèle standard Coca-Cola-Windows. Mais, comme il faut bien produire les supports du formatage qui sont en même temps les porte-valeurs pour le capital, la prolétarisation planétaire dune masse grandissante dêtres humains se poursuit. Lunification du monde va donc de pair avec la discrimination et la montée des écarts entre ceux qui commandent le processus et ceux qui le subissent. Le Rapport 2003 du Programme des Nations Unies pour le Développement vient de paraître. Nous apprend-il quelque chose de neuf ? Non, il confirme les constatations faites année après année : « Quelques 54 pays sont aujourdhui plus pauvres quen 1990. Dans 21 pays, une proportion plus importante de la population souffre de la faim. Dans 14, les enfants sont plus nombreux aujourdhui à mourir avant lâge de cinq ans. Dans 12, les inscriptions dans lenseignement primaire reculent. Dans 34, lespérance de vie décline. »1
Ainsi, le monde est un et divergent, enfermé dans un moule et écartelé. Le talon de fer décrit au début du XXe siècle par Jack London écrasait ; aujourdhui, la mâchoire dacier broie tout, jusquau plus intime ou au plus collectif, et les mandibules sont actionnées par les forces redoutables du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale, de lOrganisation mondiale du commerce, de lOrganisation de coopération et de développement économiques, de lUnion européenne et, pour assurer le tout, par la puissance militaire américaine.
Le broyage de toute exception à la règle, la privatisation de tout espace collectif et lappropriation par le capital du moindre temps de vie humaine qui ne peut échapper à la mise au travail et ensuite à la consommation sapparentant plus à un gavage quà un plaisir rabelaisien, correspondent au passage dun capitalisme où la figure emblématique autant que tutélaire était représentée par lentrepreneur « entreprenant » stylisé en capitaine dindustrie audacieux et dynamique par Schumpeter à un capitalisme où cette figure cède le pas à celle de lactionnaire avide exclusivement de rentabilité financière. Certes, le capitalisme a toujours mis en scène ce couple indissociable de lentrepreneur et de lactionnaire, ce Janus, nouveau dieu de linvestissement. Mais jusquaux années 1970, cétait plutôt le visage du Dr Jekyll qui apparaissait au grand jour. Cela traduisait une grande part de la réalité tout en remplissant une fonction idéologique précise : le mythe entrepreneurial permettait de légitimer la recherche du profit ainsi que le développement de la puissance du capital et de ses représentants managers en termes de conquêtes de débouchés, de victoires sur les concurrents, dinnovations de produits, et sans doute même de modelage des modes de vie, de quoi flatter lego des innovateurs ayant limpression de faire le monde, de le réaliser, de le faire vivre. Les stratégies industrielles étaient le fruit dune composition de ces deux motivations, larbitrage rendu entre elles définissant les particularités et les contours des groupes dominant leur secteur. Aujourdhui, le visage de Mr. Hyde simpose crûment et brutalement. La suprématie de lactionnaire a été rendue possible par la libéralisation financière, cest-à-dire labrogation par les Etats de leurs propres instruments qui, tant bien que mal, régulaient jusqualors les compromis passés dun côté, entre salariés et capitalistes, et de lautre, entre les aspirations ambivalentes des chefs dindustries et laspiration exclusive de lactionnaire. Aucune considération autre que financière ne peut plus entrer en ligne de compte, au sens propre de lexpression. Puisque le monde réel de la production ne peut pas rendre une rentabilité plus rapide et plus forte que ce que peut créer la force de travail, le monde virtuel de la Bourse est appelé en renfort pour grossir les rendements servis aux actionnaires au-delà des dividendes et aux dirigeants par les stocks-options : endettement2, rachat par les entreprises de leurs propres actions3, montée des cours boursiers4 sont les outils de la nouvelle « gouvernance dentreprise ».
Ainsi, sous nos yeux, saccomplit jusquau bout la révolution capitaliste prévue et analysée par Marx il y a plus dun siècle et demi : le capital entraîne le monde dans un mouvement qui conduit à transformer tout rapport social en rapport dargent. Le capital marchandise tout mais la marchandise nintéresse pas le capital. Seule lintéresse la « réalisation », cest-à-dire la transformation de la marchandise en argent. Mais la réalisation dont il est question ne peut constituer quune radicale réduction : lêtre humain ne peut plus « se réaliser » par son travail, par son uvre, par les choses quil fabrique, aussi bien le travailleur salarié que son chef qui lemploie et le dirige dailleurs. Plus personne ne peut « être » et une minorité peine à jouir de son « avoir ». La financiarisation construit un monde allant droit à linhumanité. La soif de possession est simultané-ment thanatos et antidote : pulsion de mort et exutoire à langoisse que celle-ci secrète.
Le monde allant
vers un autre destin ?
Les grains de sable navaient pas été prévus. Et pour cause, puisquils furent introduits par la dynamique de la machine et la logique de son fonctionnement. La dynamique commandait de lexpansion perpétuelle, elle produisit de la pollution et de lépuisement des ressources. La logique exigeait toujours plus de profit, elle produisit de la contestation sociale planétaire. Depuis le coup dEtat mondial, celle-ci grandit : Chiapas 1994, France 1995, Corée du Sud 1996, Seattle 1999, Porto Alegre 2001, France 2003 et Larzac 2003 sont quelques-unes des étapes dune globalisation des luttes sans frontières pour récuser lunification du monde autour de sa marchandisation. La mondialisation a engendré son « propre fossoyeur », lanti-mondialisation ou laltermondialisation. Nuance ? Subtilité de langage ? Querelle byzantine ? Contradiction ? Un autre monde est possible, a-t-on scandé depuis Seattle 1999. Dautre mondes sont possibles, a rectifié une partie du Plateau du Larzac 2003. Nouvelle pomme de discorde au sein des alternatifs ?
Ainsi, le monde a une voie que tente de lui imposer le capital mais il a plusieurs voix pour exprimer sa dissidence et aussi plusieurs voies pour organiser sa résistance.
Les notions danti-mondialisation et daltermondialisation ne sont pas plus satisfaisantes lune que lautre5. La première a deux défauts : elle omet de mentionner que la mondialisation à luvre est capitaliste avec une régulation libérale et rien dautre, et elle oublie luniversalisation des droits humains permise par le rapprochement des peuples et des cultures. La deuxième notion a trois défauts : le premier est le même que précédemment ; le second en est la conséquence : entretenir lillusion dune possible coexistence de la mondialisation capitaliste et dune autre mondialisation (les théories sur les havres déconomie sociale et solidaire en sont un exemple) ; le troisième défaut est de ne laisser la porte ouverte quà une seule forme dautre organisation mondiale. Il
sensuit que, quel que soit le choix retenu entre « anti-mondialisation » et « altermondialisation », limportant réside dans les
précisions qui suivent : contre le capitalisme et la loi du profit, pour la solidarité et la démocratie, cest-à-dire ce quon appelait (toujours naguère mais en se trompant de modèle) le socialisme.
Telle quelle a été posée sur le Plateau du Larzac 2003, la discussion entre « un autre monde est possible » et « dautres mondes sont possibles » est une fausse querelle. Car « un autre monde est possible » est un concept visant à accréditer lidée que la logique dominante actuelle nest pas inéluctable et quil est possible den changer. Sans préjuger des formes que prendront les différentes expériences pour y parvenir. Avec « dautres mondes sont possibles », on nest plus dans le domaine du concept, forcément abstrait et unique, mais dans celui de lexpérimentation, nécessairement variée, et dautant plus riche quelle sera variée. Il
est donc absurde dopposer les deux slogans car ils renvoient à deux niveaux différents mais complémentaires.
Ainsi, « lautre monde » naîtra de la con-frontation pacifique « des mondes » en gestation et aussi, soyons réalistes, de la
lutte moins pacifique contre le capital
et ses institutions.
Les plus perspicaces des idéologues zélateurs du capital ont compris lenjeu. Et avec des mines de Raminagrobis déguisés en bénédictins : « On ne peut pas laisser lEurope nêtre quun marché » déclare Francis Mer6, après que Jean-Claude Trichet, Gouverneur de la Banque de France et futur Gouverneur de la Banque centrale européenne, eut exhorté ledit Francis Mer et tout le gouvernement français à entreprendre plus vigoureusement des « réformes structurelles »7, cest-à-dire de léducation, de la formation, du droit du travail et de la protection sociale : rien de moins que renforcer le marché. Quant à linénarrable Pascal Lamy, commissaire européen représentant lEurope à lOMC, il affirme sans rire : « LUnion européenne veut maîtriser la mondialisation ; elle refuse la loi de la jungle »8, tandis que, en coulisses, il prépare labandon de tous les services publics aux multinationales privées9 et que lEurope a donné son aval à la privatisation de lair en préparant la mise sur pied dun marché des permis de polluer. Jacques Chirac avait théâtralement déclaré à Johannesburg en 2002 : « Notre maison brûle ». Lui et ses semblables pratiquent la politique de la terre brûlée.
De même que les projets de retraites par capitalisation et dépargne salariale visent à souder une alliance capital-travail à travers le capitalisme financiarisé appelé par ses laudateurs « patrimonial », le projet de développement durable, auquel toute espèce dinstitution globale ou locale sest maintenant ralliée, a vocation à réunifier idéologiquement et politiquement les capitalistes et les travailleurs, les nantis et les exclus, les oppresseurs et les opprimés, les pollueurs et les pollués, les gaspilleurs et les « sans », autour dune gigantesque fumisterie : un monde de croissance économique éternelle. Ce monde nest pas possible pour tout le monde tout le temps : il est insoutenable. Il ne reste que deux solutions. Lune est de prôner la décroissance, à linstar de ceux qui pensent quaucune autre économie que le capitalisme nest possible et qui logent les six milliards dêtres humains à la même enseigne en faisant confiance à la débrouille des plus pauvres10. Ce monde de la décroissance immédiate et sans distinction de conditions entre tous les habitants de la planète est aussi insoutenable que le précédent. Lautre solution est de préparer les transitions pour assurer la décélération de la croissance dans les pays riches et sa promotion dans les pays pauvres, aussi longtemps que les besoins essentiels ny seront pas satisfaits. Si la notion de discriminations positives11 a un sens, cest le moment de lappliquer. Les discriminations négatives sont la marque dun capitalisme dont le développement ne peut être quinégal. Pour mettre en uvre les positives, « la seule politique acceptable dun point de vue humaniste est celle qui se propose non pas de corriger, amender, rectifier ou ravauder de quelque façon que ce soit le système capitaliste, mais den finir avec lui »12.
Ainsi, le monde, allant droit dans limpasse, envers et contre toute raison, envers et contre tous, est-il au pied du mur : il ny a quun seul monde habitable. Ou bien une minorité habite le monde à lendroit et
la majorité se contente de lenvers. Ou
bien chacun a droit à une part dendroit et une part denvers, comme la nuit nous permet de nous reposer du jour et de rêver
à ce monde possible.
Ainsi, le monde était divisé et imprévisi-ble, inégal et explosif, pluriel et multicolore.
Le monde allant droit à linhumanité
Le basculement eut lieu en trois temps. Dabord, une bonne crise capitaliste fut mise à profit pour modifier les rapports de forces. Ce fut le coup dEtat économique mondial déclenché en 1979 : les salariés du monde entier furent précarisés ou mis au chômage, leurs droits rognés, et les pays récalcitrants furent mis au pas par des dictatures ou par des plans dajustement structurels concoctés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Ensuite, la libéralisation permit au capital de circuler à la vitesse de la lumière : la mondialisation capitaliste était sur orbite. Enfin, un miracle inespéré se produisit : lanti-monde explosa ou im-plosa, on ne sait trop, peu importe, il sombra. Le premier monde avait gagné car lanéantissement du rival faisait disparaître du même coup la raison dêtre du troisième, tandis quon en oubliait le quatrième puisque la mondialisation devait être « heureuse » pour tous. Victoire par K.-O., par forfait, aux points (de croissance), sur le tapis vert (des négociations internationales verrouil-lées). Spartacus mourrait une seconde fois.
Ainsi, le monde devenait un, autour de celui qui navait cessé de se penser unique, le victorieux. Ce quavaient rêvé Alexandre, César, Napoléon ou Hitler, le capitalisme le réalisait.
La marchandisation capitaliste engendre le formatage autour dun modèle standard Coca-Cola-Windows. Mais, comme il faut bien produire les supports du formatage qui sont en même temps les porte-valeurs pour le capital, la prolétarisation planétaire dune masse grandissante dêtres humains se poursuit. Lunification du monde va donc de pair avec la discrimination et la montée des écarts entre ceux qui commandent le processus et ceux qui le subissent. Le Rapport 2003 du Programme des Nations Unies pour le Développement vient de paraître. Nous apprend-il quelque chose de neuf ? Non, il confirme les constatations faites année après année : « Quelques 54 pays sont aujourdhui plus pauvres quen 1990. Dans 21 pays, une proportion plus importante de la population souffre de la faim. Dans 14, les enfants sont plus nombreux aujourdhui à mourir avant lâge de cinq ans. Dans 12, les inscriptions dans lenseignement primaire reculent. Dans 34, lespérance de vie décline. »1
Ainsi, le monde est un et divergent, enfermé dans un moule et écartelé. Le talon de fer décrit au début du XXe siècle par Jack London écrasait ; aujourdhui, la mâchoire dacier broie tout, jusquau plus intime ou au plus collectif, et les mandibules sont actionnées par les forces redoutables du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale, de lOrganisation mondiale du commerce, de lOrganisation de coopération et de développement économiques, de lUnion européenne et, pour assurer le tout, par la puissance militaire américaine.
Le broyage de toute exception à la règle, la privatisation de tout espace collectif et lappropriation par le capital du moindre temps de vie humaine qui ne peut échapper à la mise au travail et ensuite à la consommation sapparentant plus à un gavage quà un plaisir rabelaisien, correspondent au passage dun capitalisme où la figure emblématique autant que tutélaire était représentée par lentrepreneur « entreprenant » stylisé en capitaine dindustrie audacieux et dynamique par Schumpeter à un capitalisme où cette figure cède le pas à celle de lactionnaire avide exclusivement de rentabilité financière. Certes, le capitalisme a toujours mis en scène ce couple indissociable de lentrepreneur et de lactionnaire, ce Janus, nouveau dieu de linvestissement. Mais jusquaux années 1970, cétait plutôt le visage du Dr Jekyll qui apparaissait au grand jour. Cela traduisait une grande part de la réalité tout en remplissant une fonction idéologique précise : le mythe entrepreneurial permettait de légitimer la recherche du profit ainsi que le développement de la puissance du capital et de ses représentants managers en termes de conquêtes de débouchés, de victoires sur les concurrents, dinnovations de produits, et sans doute même de modelage des modes de vie, de quoi flatter lego des innovateurs ayant limpression de faire le monde, de le réaliser, de le faire vivre. Les stratégies industrielles étaient le fruit dune composition de ces deux motivations, larbitrage rendu entre elles définissant les particularités et les contours des groupes dominant leur secteur. Aujourdhui, le visage de Mr. Hyde simpose crûment et brutalement. La suprématie de lactionnaire a été rendue possible par la libéralisation financière, cest-à-dire labrogation par les Etats de leurs propres instruments qui, tant bien que mal, régulaient jusqualors les compromis passés dun côté, entre salariés et capitalistes, et de lautre, entre les aspirations ambivalentes des chefs dindustries et laspiration exclusive de lactionnaire. Aucune considération autre que financière ne peut plus entrer en ligne de compte, au sens propre de lexpression. Puisque le monde réel de la production ne peut pas rendre une rentabilité plus rapide et plus forte que ce que peut créer la force de travail, le monde virtuel de la Bourse est appelé en renfort pour grossir les rendements servis aux actionnaires au-delà des dividendes et aux dirigeants par les stocks-options : endettement2, rachat par les entreprises de leurs propres actions3, montée des cours boursiers4 sont les outils de la nouvelle « gouvernance dentreprise ».
Ainsi, sous nos yeux, saccomplit jusquau bout la révolution capitaliste prévue et analysée par Marx il y a plus dun siècle et demi : le capital entraîne le monde dans un mouvement qui conduit à transformer tout rapport social en rapport dargent. Le capital marchandise tout mais la marchandise nintéresse pas le capital. Seule lintéresse la « réalisation », cest-à-dire la transformation de la marchandise en argent. Mais la réalisation dont il est question ne peut constituer quune radicale réduction : lêtre humain ne peut plus « se réaliser » par son travail, par son uvre, par les choses quil fabrique, aussi bien le travailleur salarié que son chef qui lemploie et le dirige dailleurs. Plus personne ne peut « être » et une minorité peine à jouir de son « avoir ». La financiarisation construit un monde allant droit à linhumanité. La soif de possession est simultané-ment thanatos et antidote : pulsion de mort et exutoire à langoisse que celle-ci secrète.
Le monde allant
vers un autre destin ?
Les grains de sable navaient pas été prévus. Et pour cause, puisquils furent introduits par la dynamique de la machine et la logique de son fonctionnement. La dynamique commandait de lexpansion perpétuelle, elle produisit de la pollution et de lépuisement des ressources. La logique exigeait toujours plus de profit, elle produisit de la contestation sociale planétaire. Depuis le coup dEtat mondial, celle-ci grandit : Chiapas 1994, France 1995, Corée du Sud 1996, Seattle 1999, Porto Alegre 2001, France 2003 et Larzac 2003 sont quelques-unes des étapes dune globalisation des luttes sans frontières pour récuser lunification du monde autour de sa marchandisation. La mondialisation a engendré son « propre fossoyeur », lanti-mondialisation ou laltermondialisation. Nuance ? Subtilité de langage ? Querelle byzantine ? Contradiction ? Un autre monde est possible, a-t-on scandé depuis Seattle 1999. Dautre mondes sont possibles, a rectifié une partie du Plateau du Larzac 2003. Nouvelle pomme de discorde au sein des alternatifs ?
Ainsi, le monde a une voie que tente de lui imposer le capital mais il a plusieurs voix pour exprimer sa dissidence et aussi plusieurs voies pour organiser sa résistance.
Les notions danti-mondialisation et daltermondialisation ne sont pas plus satisfaisantes lune que lautre5. La première a deux défauts : elle omet de mentionner que la mondialisation à luvre est capitaliste avec une régulation libérale et rien dautre, et elle oublie luniversalisation des droits humains permise par le rapprochement des peuples et des cultures. La deuxième notion a trois défauts : le premier est le même que précédemment ; le second en est la conséquence : entretenir lillusion dune possible coexistence de la mondialisation capitaliste et dune autre mondialisation (les théories sur les havres déconomie sociale et solidaire en sont un exemple) ; le troisième défaut est de ne laisser la porte ouverte quà une seule forme dautre organisation mondiale. Il
sensuit que, quel que soit le choix retenu entre « anti-mondialisation » et « altermondialisation », limportant réside dans les
précisions qui suivent : contre le capitalisme et la loi du profit, pour la solidarité et la démocratie, cest-à-dire ce quon appelait (toujours naguère mais en se trompant de modèle) le socialisme.
Telle quelle a été posée sur le Plateau du Larzac 2003, la discussion entre « un autre monde est possible » et « dautres mondes sont possibles » est une fausse querelle. Car « un autre monde est possible » est un concept visant à accréditer lidée que la logique dominante actuelle nest pas inéluctable et quil est possible den changer. Sans préjuger des formes que prendront les différentes expériences pour y parvenir. Avec « dautres mondes sont possibles », on nest plus dans le domaine du concept, forcément abstrait et unique, mais dans celui de lexpérimentation, nécessairement variée, et dautant plus riche quelle sera variée. Il
est donc absurde dopposer les deux slogans car ils renvoient à deux niveaux différents mais complémentaires.
Ainsi, « lautre monde » naîtra de la con-frontation pacifique « des mondes » en gestation et aussi, soyons réalistes, de la
lutte moins pacifique contre le capital
et ses institutions.
Les plus perspicaces des idéologues zélateurs du capital ont compris lenjeu. Et avec des mines de Raminagrobis déguisés en bénédictins : « On ne peut pas laisser lEurope nêtre quun marché » déclare Francis Mer6, après que Jean-Claude Trichet, Gouverneur de la Banque de France et futur Gouverneur de la Banque centrale européenne, eut exhorté ledit Francis Mer et tout le gouvernement français à entreprendre plus vigoureusement des « réformes structurelles »7, cest-à-dire de léducation, de la formation, du droit du travail et de la protection sociale : rien de moins que renforcer le marché. Quant à linénarrable Pascal Lamy, commissaire européen représentant lEurope à lOMC, il affirme sans rire : « LUnion européenne veut maîtriser la mondialisation ; elle refuse la loi de la jungle »8, tandis que, en coulisses, il prépare labandon de tous les services publics aux multinationales privées9 et que lEurope a donné son aval à la privatisation de lair en préparant la mise sur pied dun marché des permis de polluer. Jacques Chirac avait théâtralement déclaré à Johannesburg en 2002 : « Notre maison brûle ». Lui et ses semblables pratiquent la politique de la terre brûlée.
De même que les projets de retraites par capitalisation et dépargne salariale visent à souder une alliance capital-travail à travers le capitalisme financiarisé appelé par ses laudateurs « patrimonial », le projet de développement durable, auquel toute espèce dinstitution globale ou locale sest maintenant ralliée, a vocation à réunifier idéologiquement et politiquement les capitalistes et les travailleurs, les nantis et les exclus, les oppresseurs et les opprimés, les pollueurs et les pollués, les gaspilleurs et les « sans », autour dune gigantesque fumisterie : un monde de croissance économique éternelle. Ce monde nest pas possible pour tout le monde tout le temps : il est insoutenable. Il ne reste que deux solutions. Lune est de prôner la décroissance, à linstar de ceux qui pensent quaucune autre économie que le capitalisme nest possible et qui logent les six milliards dêtres humains à la même enseigne en faisant confiance à la débrouille des plus pauvres10. Ce monde de la décroissance immédiate et sans distinction de conditions entre tous les habitants de la planète est aussi insoutenable que le précédent. Lautre solution est de préparer les transitions pour assurer la décélération de la croissance dans les pays riches et sa promotion dans les pays pauvres, aussi longtemps que les besoins essentiels ny seront pas satisfaits. Si la notion de discriminations positives11 a un sens, cest le moment de lappliquer. Les discriminations négatives sont la marque dun capitalisme dont le développement ne peut être quinégal. Pour mettre en uvre les positives, « la seule politique acceptable dun point de vue humaniste est celle qui se propose non pas de corriger, amender, rectifier ou ravauder de quelque façon que ce soit le système capitaliste, mais den finir avec lui »12.
Ainsi, le monde, allant droit dans limpasse, envers et contre toute raison, envers et contre tous, est-il au pied du mur : il ny a quun seul monde habitable. Ou bien une minorité habite le monde à lendroit et
la majorité se contente de lenvers. Ou
bien chacun a droit à une part dendroit et une part denvers, comme la nuit nous permet de nous reposer du jour et de rêver
à ce monde possible.
(1) PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2003, Paris, Economica, 2003, p. 2.
(2) Pour bénéficier de leffet dit de levier : lendettement permet de diminuer la part des fonds propres dans le financement des entreprises ; rapporter un même profit à des fonds propres plus faibles augmente le taux de rentabilité financière.
(3) Toujours pour faire grimper le taux de rentabilité financière.
(4) A la plus-value extorquée au travail sajoutent les plus-values boursières qui elles-mêmes se nourrissent dun renforcement de la plus-value extorquée au travail
(5) Voir J.M Harribey, La démence sénile du capital, Fragments déconomie critique, Bègles, Ed. du Passant, 2002 ; et B. Larsabal, « La bourse ou la vie : La peau du capitalisme », Le Passant Ordinaire, n° 44, avril-juin 2003.
(6) Le Monde, 8 août 2003.
(7) Le Monde, 6 août 2003.
(8) Le Monde, 12 août 2003.
(9) Voir B. Larsabal, « La bourse ou la vie : Léconomie atypique », Le Passant Ordinaire, n° 45-46, juillet-septembre 2003.
(10) Les intervenants introduisant le débat organisé le soir du vendredi 8 août au Larzac 2003 sur « la décroissance soutenable » ont donné un triste exemple de démagogie, de falsifications et dincohérences.
(11) Des discriminations positives sont des avantages accordés aux plus démunis ou aux plus pauvres pour compenser les inégalités ou handicaps dont ils souffrent.
(12) A. Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme, La moyennisation de la société, Bruxelles, Ed. Labor, Ed. Espaces et Libertés, 2003, p. 79.
(2) Pour bénéficier de leffet dit de levier : lendettement permet de diminuer la part des fonds propres dans le financement des entreprises ; rapporter un même profit à des fonds propres plus faibles augmente le taux de rentabilité financière.
(3) Toujours pour faire grimper le taux de rentabilité financière.
(4) A la plus-value extorquée au travail sajoutent les plus-values boursières qui elles-mêmes se nourrissent dun renforcement de la plus-value extorquée au travail
(5) Voir J.M Harribey, La démence sénile du capital, Fragments déconomie critique, Bègles, Ed. du Passant, 2002 ; et B. Larsabal, « La bourse ou la vie : La peau du capitalisme », Le Passant Ordinaire, n° 44, avril-juin 2003.
(6) Le Monde, 8 août 2003.
(7) Le Monde, 6 août 2003.
(8) Le Monde, 12 août 2003.
(9) Voir B. Larsabal, « La bourse ou la vie : Léconomie atypique », Le Passant Ordinaire, n° 45-46, juillet-septembre 2003.
(10) Les intervenants introduisant le débat organisé le soir du vendredi 8 août au Larzac 2003 sur « la décroissance soutenable » ont donné un triste exemple de démagogie, de falsifications et dincohérences.
(11) Des discriminations positives sont des avantages accordés aux plus démunis ou aux plus pauvres pour compenser les inégalités ou handicaps dont ils souffrent.
(12) A. Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme, La moyennisation de la société, Bruxelles, Ed. Labor, Ed. Espaces et Libertés, 2003, p. 79.