Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
par Emmanuel Renault
Imprimer l'articleMondialisation marché mondes
On dit que la mondialisation soumet tout à la loi uniformisante et nivelante de la marchandise, des aliments à la culture, de linfime jusquau spectaculaire. On dit aussi que cette représentation dun monde homogénéisé, tout aussi bien à léchelle planétaire quà celle des sociétés particulières, relève dun phantasme sans réalité : dune part, dans les sociétés les plus soumises à lordre marchand, la logique de la valorisation ne suffit pas à définir lensemble de nos expériences politiques, sociales et privées, dautre part, de vastes territoires restent en marge du marché mondial. Mais le terme de mondialisation désigne bien quelque chose ! Disons quil sagit dune chose qui dérange nos vies ordinaires et qui impose également une nouvelle configuration à la planète. Sur ces deux plans, le mot mondialisation désigne un ensemble dinjustices nouvelles, cest pourquoi lusage de ce mot possède une pertinence politique que les tensions de ses différentes significations ne suffisent pas à remettre en cause.
Encore faut-il déterminer comment le mot mondialisation doit être entendu pour que la critique de la mondialisation ne poursuive pas des objectifs illusoires. La dynamique de mondialisation des échanges économiques remonte au moins aux premiers développements du capitalisme, mais lorsque ce mot est utilisé aujourdhui, il ne désigne que la phase actuelle de la mondialisation. Selon une première interprétation, celle-ci se caractériserait par le fait que le marché capitaliste aurait atteint ses limites géographiques. Nous serions passés de la colonisation extensive du monde par la marchandise (extension du marché capitaliste à lensemble de lespace terrestre) à sa colonisation intensive (extension du marché à toutes les activités sur un territoire), doù les efforts pour donner une forme monétaire à des biens non monétaires (brevets sur le vivant) tout en privatisant lensemble des activités de production de richesses monétaires et de services publics. Cette vision des choses est contestable pour trois raisons. Premièrement, elle sous-estime le fait que le développement du capitalisme a toujours été animé par une dynamique à la fois extensive et intensive1. Deuxièmement, elle est liée à une vision par trop ethnocentriste lorsquelle surévalue la conformité des différents espaces géographiques aux logiques régissant les sociétés les plus « développées ». Troisièmement, elle noffre pas assez de prise critique sur les usages du mot mondialisation qui ont pour fin de légitimer le pire2. Après que lhistoire a cessé de représenter pour nous la dynamique de progrès dont nos sociétés étaient la pointe avancée (ce qui permettait à lextérieur de justifier le colonialisme, à lintérieur dattendre tranquillement que le progrès technique nous rende plus libres et heureux), la mondialisation semble constituer aujourdhui un grand récit de légitimation de rechange3 : dans le langage des puissants, nest-elle pas ce qui impose à nos sociétés de se soumettre aux « lois » de la concurrence et de la compétitivité, nest-elle pas ce qui nous laisse espérer une multiplication des rencontres et une communication généralisée des cultures ? Pour que lusage du mot mondialisation soit politiquement légitime, il faut quil saccompagne de la critique de la mondialisation comme maître-mot, réponse à tout faire et vision idéalisée du monde.
La phase nouvelle de la mondialisation ne se caractérise pas par une spécificité quantitative, mais par une double spécificité qualitative. La première tient au fait que nous navons plus seulement affaire à la poursuite de la mondialisation des échanges de marchandises, mais également à lextension sans précédent dun modèle culturel associé à des formes de vie et de consommation déterminées4. Bien sûr, le modèle culturel anglo-saxon (existe-t-il même ?) ne sest pas encore imposé à lensemble du monde, mais il faut reconnaître que les cultures isolées qui constituaient lobjet détude privilégié des anthropologues ont disparu5. Aucune homogénéité nen résulte. Ce qui résulte de la mondialisation sur le plan culturel nest ni lhomogénéité du monde, ni la facilitation des rencontres, mais le développement de différentes formes de « différends culturels »6, facteurs de multiples résistances à la mondialisation. Lorsque les luttes contre la mondialisation sappuient sur les identités culturelles, elles peuvent prendre deux formes opposées. La revendication de sa propre identité comme moyen dexclure, cest laffrontement des mondes, le clash of civilization et lintégrisme, quil soit chrétien, hindou, juif ou musulman. Mais les luttes identitaires peuvent également exprimer une exigence légitime : faire valoir notre droit à nous soustraire à ce que les normes de la consommation nous imposent, notre droit à conserver et à modifier par nous-mêmes les formes de vie collectives que nous jugeons bonnes, en un mot, notre droit à la dissidence éthique et politique. Lutter contre les injustices liées à la mondialisation actuelle, cest aussi lutter pour décider des formes culturelles dans lesquelles nous voulons habiter notre monde. Cest contribuer à ce que les différends culturels empruntent une voie politique7 au lieu du chemin qui réduit
la politique à la défense dune identité exclusive. Les luttes altermondialisation en sont
loccasion lorsquelles parviennent à fédérer des revendications culturelles et sociales de
différentes natures.
Seconde spécificité : lextension des échanges de marchandises prend aujourdhui la forme dune connexion et dune dérégulation des marchés qui saccompagne dune remise en cause des différentes formes de protection dont lEtat pouvait avoir la charge, au moment même où chômage de masse, précarité et importation de nouveaux modèles sociaux sapent les garanties dune vie non dégradée. En résulte une prolifération des formes de souffrance et de marginalisation sociale, jusquà ces injustices extrêmes que constitue la réduction dans le 1/3 monde de populations entières à létat « dhommes jetables », hommes superflus destinés à servir de réservoir dorganes, de cheptel pour le trafic humain, ou réduits à simplement survivre jusquà la mort8. De tels phénomènes exigent une critique du marché, laquelle au juste ? A vrai dire, dans la mondialisation, le marché nest pas lui-même en cause, mais seulement la forme que le capitalisme donne au marché : il nest plus seulement alors un mode (particulier) déchange des biens (ce quil est depuis lantiquité), mais également un mode dallocation des ressources régi par les seules logiques de la concurrence et du profit. On ne peut donc lutter contre la mondialisation sans lutter contre le capitalisme9, ou du moins contre le capitalisme actuel. Cependant, lobjectif dune lutte contre le capitalisme ne peut se substituer à celui dune lutte contre le marché dérégulé. Si du moins on parvient à sentendre sur les termes. Rappelons donc quelques lourdes définitions ! Le capitalisme se caractérise par la propriété privée des moyens de production (des machines, des ateliers et des usines qui permettent à notre travail de produire), et par le fait que pour travailler, nous sommes contraints de vendre notre travail aux propriétaires des moyens de production (doù le salariat et lexploitation). Un dépassement du capitalisme consiste donc en une socialisation des moyens de production qui peut passer soit par la propriété collective étatique des moyens de production, soit par de multiples appropriations de loutil de travail, par ceux-là même qui en ont lusage. Dans le premier cas seulement, il est nécessaire de substituer le plan au marché ; cest alors le développement dune énorme administration qui saccompagne dopacités bureaucratiques, de rapports hiérarchiques rigides, en outre, lhistoire de lURSS a montré la relative inefficacité économique de la coordination par la planification centralisée. Imagine-t-on réellement pouvoir lutter contre la mondialisation en instituant un plan à léchelle mondiale ? Imagine-t-on réellement pouvoir ainsi démocratiser notre monde par une super-bureaucratie planétaire ? La deuxième voie, la prise de pouvoir des salariés sur leur lieu de travail, applique plus modestement lexigence de démocratisation à un monde limité dans lequel les salariés passent la plus grande partie de leur vie. Elle permet de substituer la délibération collective locale aux décisions globales dune autorité centralisatrice, puisque cest aux salariés de déterminer comment produire et quoi produire de socialement utile. Mais lautogestion ne peut totalement se substituer au plan car elle ne peut déterminer comment les différentes productions peuvent être coordonnées entre elles à une échelle globale. Et si le plan ne peut les coordonner en amont, quel autre dispositif social reste-t-il que le marché et ses régulations décentralisées ? Comment le socialisme pourrait-il être imaginé aujourdhui autrement que comme une économie mixte où voisinent un secteur non marchand et un secteur marchand ?
Que lon conçoive les luttes altermondialisation comme des luttes antilibérales (contre la mondialisation néolibérale) ou anticapitalistes (contre la mondialisation capitaliste), on retombe donc toujours sur le même problème : domestiquer et cantonner les régulations marchandes pour les orienter vers ce qui est socialement utile. Pour les cantonner, deux possibilités sont offertes : limiter en favorisant dautres modes déchanges (comme les Systèmes dEchange Locaux) ; limiter en faisant prendre en charge par un secteur public les biens collectifs que le marché, par définition, ne peut assumer. Pour le domestiquer, trois possibilités sont offertes : une réglementation qui naurait plus pour fonction seulement de faciliter les échanges mais dimposer un véritable droit du travail tout en finançant les moyens de satisfaire les droits sociaux (à léchelle nationale et mondiale) ; financer un secteur marchand (sur le modèle du secteur de santé conventionné et du financement de la création culturelle) ayant pour fonction dassurer des prestations à dautres prix que ceux que fixent le marché ; soutenir un secteur public et associatif prenant en charge les besoins sociaux que le marché ne parvient pas à satisfaire (sur le modèle de lEducation nationale, ou des associations dutilité publique et des ONG pour le secteur associatif). Limiter et domestiquer ? Objectifs peu ambitieux ? Certes, mais ils supposent déjà des transformations sociales radicales, puisquils reviennent à sopposer à la manière dont le capitalisme aujourdhui sempare des richesses, à la forme et à la fonction quà cette fin il donne au marché.
En ce quelle met plus que jamais en lumière linsuffisance dune organisation de la société par le marché et limpossibilité de sa suppression, la mondialisation fait surgir un nouveau type de problème politique : celui des besoins sociaux fondamentaux. Pour établir les principes qui doivent définir le cantonnement et la domestication du marché, il faut en effet déterminer quels sont les besoins sociaux fondamentaux qui ne peuvent lui être tout bonnement abandonnés (le sida en Afrique donne une triste illustration de ce problème). Il est certes difficile de saccorder a priori sur une liste des besoins sociaux, mais cest précisément pour cette raison que le débat politique doit les prendre pour objet : sil est possible de déclarer que oui ou non un besoin doit être reconnu comme un besoin fondamental, à léchelle dune société, voire à léchelle mondiale, cest seulement à lissue dune délibération collective. Parmi les besoins qui méritent dêtre comptés parmi eux figure notamment le besoin de reconnaissance, et en particulier le besoin de reconnaissance par le travail : exigence que par leur propre activité, par leur travail plutôt que par la charité à léchelle nationale (allocations) ou internationale (aide humanitaire), soient satisfaits les besoins fondamentaux des individus. Exiger la reconnaissance de sa propre valeur par son propre travail10, cest également exiger que les conditions de travail permettent aux individus de lui attribuer une valeur. Cest donc développer la critique des dynamiques sociales qui excluent toujours plus les individus du marché du travail sans leur offrir dalternative pour valoriser socialement leur existence. Cest également développer la critique des dynamiques sociales qui, toujours plus, dégradent les conditions de vie de ceux qui ont encore un travail. La démocratisation, que lon oppose si souvent à la mondialisation, et qui est bien le seul moyen de faire jouer les besoins contre le marché, ne peut se contenter de prendre la politique par en haut : par les instances internationales, par lexercice de la citoyenneté (le vote au plus une fois par an !). Elle doit également passer par la politisation des mondes sociaux où se déroule notre existence : démocratisation de la vie locale (comme, par exemple, avec le budget participatif11), démocratisation sur le lieu de travail (mot dordre qui, nécessairement, reste vide tant quil ne saccompagne pas dune transformation des conditions de travail elle-même fondée sur lexigence, si souvent exprimée par les salariés, dune reconnaissance de la valeur et de la réalité du travail12).
La mondialisation est certes néfaste quand elle sapproprie des activités et des richesses qui devraient rester non marchandes, mais elle lest tout autant quand elle exclut certains individus du marché tout en intégrant les autres sous une forme qui ne peut satisfaire les besoins sociaux fondamentaux. La mondialisation est certes néfaste parce que la connexion des marchés est portée par les dynamiques dun capitalisme orienté vers la réduction du coût du travail et le profit à court terme, mais la transformation de cette forme de capitalisme, voire le dépassement du capitalisme laisseront ouverte la question des limites et de lorganisation de la coordination marchande des activités productives. Les luttes altermondialistes ont donc bien raison de sen prendre au marché. Ce quil convient de revendiquer à ce propos nest ni la simple résistance à lextension du marché, ni le projet dune suppression du marché, mais le droit à décider collectivement de la manière dont nous voulons faire usage de nos mondes culturels et sociaux.
Encore faut-il déterminer comment le mot mondialisation doit être entendu pour que la critique de la mondialisation ne poursuive pas des objectifs illusoires. La dynamique de mondialisation des échanges économiques remonte au moins aux premiers développements du capitalisme, mais lorsque ce mot est utilisé aujourdhui, il ne désigne que la phase actuelle de la mondialisation. Selon une première interprétation, celle-ci se caractériserait par le fait que le marché capitaliste aurait atteint ses limites géographiques. Nous serions passés de la colonisation extensive du monde par la marchandise (extension du marché capitaliste à lensemble de lespace terrestre) à sa colonisation intensive (extension du marché à toutes les activités sur un territoire), doù les efforts pour donner une forme monétaire à des biens non monétaires (brevets sur le vivant) tout en privatisant lensemble des activités de production de richesses monétaires et de services publics. Cette vision des choses est contestable pour trois raisons. Premièrement, elle sous-estime le fait que le développement du capitalisme a toujours été animé par une dynamique à la fois extensive et intensive1. Deuxièmement, elle est liée à une vision par trop ethnocentriste lorsquelle surévalue la conformité des différents espaces géographiques aux logiques régissant les sociétés les plus « développées ». Troisièmement, elle noffre pas assez de prise critique sur les usages du mot mondialisation qui ont pour fin de légitimer le pire2. Après que lhistoire a cessé de représenter pour nous la dynamique de progrès dont nos sociétés étaient la pointe avancée (ce qui permettait à lextérieur de justifier le colonialisme, à lintérieur dattendre tranquillement que le progrès technique nous rende plus libres et heureux), la mondialisation semble constituer aujourdhui un grand récit de légitimation de rechange3 : dans le langage des puissants, nest-elle pas ce qui impose à nos sociétés de se soumettre aux « lois » de la concurrence et de la compétitivité, nest-elle pas ce qui nous laisse espérer une multiplication des rencontres et une communication généralisée des cultures ? Pour que lusage du mot mondialisation soit politiquement légitime, il faut quil saccompagne de la critique de la mondialisation comme maître-mot, réponse à tout faire et vision idéalisée du monde.
La phase nouvelle de la mondialisation ne se caractérise pas par une spécificité quantitative, mais par une double spécificité qualitative. La première tient au fait que nous navons plus seulement affaire à la poursuite de la mondialisation des échanges de marchandises, mais également à lextension sans précédent dun modèle culturel associé à des formes de vie et de consommation déterminées4. Bien sûr, le modèle culturel anglo-saxon (existe-t-il même ?) ne sest pas encore imposé à lensemble du monde, mais il faut reconnaître que les cultures isolées qui constituaient lobjet détude privilégié des anthropologues ont disparu5. Aucune homogénéité nen résulte. Ce qui résulte de la mondialisation sur le plan culturel nest ni lhomogénéité du monde, ni la facilitation des rencontres, mais le développement de différentes formes de « différends culturels »6, facteurs de multiples résistances à la mondialisation. Lorsque les luttes contre la mondialisation sappuient sur les identités culturelles, elles peuvent prendre deux formes opposées. La revendication de sa propre identité comme moyen dexclure, cest laffrontement des mondes, le clash of civilization et lintégrisme, quil soit chrétien, hindou, juif ou musulman. Mais les luttes identitaires peuvent également exprimer une exigence légitime : faire valoir notre droit à nous soustraire à ce que les normes de la consommation nous imposent, notre droit à conserver et à modifier par nous-mêmes les formes de vie collectives que nous jugeons bonnes, en un mot, notre droit à la dissidence éthique et politique. Lutter contre les injustices liées à la mondialisation actuelle, cest aussi lutter pour décider des formes culturelles dans lesquelles nous voulons habiter notre monde. Cest contribuer à ce que les différends culturels empruntent une voie politique7 au lieu du chemin qui réduit
la politique à la défense dune identité exclusive. Les luttes altermondialisation en sont
loccasion lorsquelles parviennent à fédérer des revendications culturelles et sociales de
différentes natures.
Seconde spécificité : lextension des échanges de marchandises prend aujourdhui la forme dune connexion et dune dérégulation des marchés qui saccompagne dune remise en cause des différentes formes de protection dont lEtat pouvait avoir la charge, au moment même où chômage de masse, précarité et importation de nouveaux modèles sociaux sapent les garanties dune vie non dégradée. En résulte une prolifération des formes de souffrance et de marginalisation sociale, jusquà ces injustices extrêmes que constitue la réduction dans le 1/3 monde de populations entières à létat « dhommes jetables », hommes superflus destinés à servir de réservoir dorganes, de cheptel pour le trafic humain, ou réduits à simplement survivre jusquà la mort8. De tels phénomènes exigent une critique du marché, laquelle au juste ? A vrai dire, dans la mondialisation, le marché nest pas lui-même en cause, mais seulement la forme que le capitalisme donne au marché : il nest plus seulement alors un mode (particulier) déchange des biens (ce quil est depuis lantiquité), mais également un mode dallocation des ressources régi par les seules logiques de la concurrence et du profit. On ne peut donc lutter contre la mondialisation sans lutter contre le capitalisme9, ou du moins contre le capitalisme actuel. Cependant, lobjectif dune lutte contre le capitalisme ne peut se substituer à celui dune lutte contre le marché dérégulé. Si du moins on parvient à sentendre sur les termes. Rappelons donc quelques lourdes définitions ! Le capitalisme se caractérise par la propriété privée des moyens de production (des machines, des ateliers et des usines qui permettent à notre travail de produire), et par le fait que pour travailler, nous sommes contraints de vendre notre travail aux propriétaires des moyens de production (doù le salariat et lexploitation). Un dépassement du capitalisme consiste donc en une socialisation des moyens de production qui peut passer soit par la propriété collective étatique des moyens de production, soit par de multiples appropriations de loutil de travail, par ceux-là même qui en ont lusage. Dans le premier cas seulement, il est nécessaire de substituer le plan au marché ; cest alors le développement dune énorme administration qui saccompagne dopacités bureaucratiques, de rapports hiérarchiques rigides, en outre, lhistoire de lURSS a montré la relative inefficacité économique de la coordination par la planification centralisée. Imagine-t-on réellement pouvoir lutter contre la mondialisation en instituant un plan à léchelle mondiale ? Imagine-t-on réellement pouvoir ainsi démocratiser notre monde par une super-bureaucratie planétaire ? La deuxième voie, la prise de pouvoir des salariés sur leur lieu de travail, applique plus modestement lexigence de démocratisation à un monde limité dans lequel les salariés passent la plus grande partie de leur vie. Elle permet de substituer la délibération collective locale aux décisions globales dune autorité centralisatrice, puisque cest aux salariés de déterminer comment produire et quoi produire de socialement utile. Mais lautogestion ne peut totalement se substituer au plan car elle ne peut déterminer comment les différentes productions peuvent être coordonnées entre elles à une échelle globale. Et si le plan ne peut les coordonner en amont, quel autre dispositif social reste-t-il que le marché et ses régulations décentralisées ? Comment le socialisme pourrait-il être imaginé aujourdhui autrement que comme une économie mixte où voisinent un secteur non marchand et un secteur marchand ?
Que lon conçoive les luttes altermondialisation comme des luttes antilibérales (contre la mondialisation néolibérale) ou anticapitalistes (contre la mondialisation capitaliste), on retombe donc toujours sur le même problème : domestiquer et cantonner les régulations marchandes pour les orienter vers ce qui est socialement utile. Pour les cantonner, deux possibilités sont offertes : limiter en favorisant dautres modes déchanges (comme les Systèmes dEchange Locaux) ; limiter en faisant prendre en charge par un secteur public les biens collectifs que le marché, par définition, ne peut assumer. Pour le domestiquer, trois possibilités sont offertes : une réglementation qui naurait plus pour fonction seulement de faciliter les échanges mais dimposer un véritable droit du travail tout en finançant les moyens de satisfaire les droits sociaux (à léchelle nationale et mondiale) ; financer un secteur marchand (sur le modèle du secteur de santé conventionné et du financement de la création culturelle) ayant pour fonction dassurer des prestations à dautres prix que ceux que fixent le marché ; soutenir un secteur public et associatif prenant en charge les besoins sociaux que le marché ne parvient pas à satisfaire (sur le modèle de lEducation nationale, ou des associations dutilité publique et des ONG pour le secteur associatif). Limiter et domestiquer ? Objectifs peu ambitieux ? Certes, mais ils supposent déjà des transformations sociales radicales, puisquils reviennent à sopposer à la manière dont le capitalisme aujourdhui sempare des richesses, à la forme et à la fonction quà cette fin il donne au marché.
En ce quelle met plus que jamais en lumière linsuffisance dune organisation de la société par le marché et limpossibilité de sa suppression, la mondialisation fait surgir un nouveau type de problème politique : celui des besoins sociaux fondamentaux. Pour établir les principes qui doivent définir le cantonnement et la domestication du marché, il faut en effet déterminer quels sont les besoins sociaux fondamentaux qui ne peuvent lui être tout bonnement abandonnés (le sida en Afrique donne une triste illustration de ce problème). Il est certes difficile de saccorder a priori sur une liste des besoins sociaux, mais cest précisément pour cette raison que le débat politique doit les prendre pour objet : sil est possible de déclarer que oui ou non un besoin doit être reconnu comme un besoin fondamental, à léchelle dune société, voire à léchelle mondiale, cest seulement à lissue dune délibération collective. Parmi les besoins qui méritent dêtre comptés parmi eux figure notamment le besoin de reconnaissance, et en particulier le besoin de reconnaissance par le travail : exigence que par leur propre activité, par leur travail plutôt que par la charité à léchelle nationale (allocations) ou internationale (aide humanitaire), soient satisfaits les besoins fondamentaux des individus. Exiger la reconnaissance de sa propre valeur par son propre travail10, cest également exiger que les conditions de travail permettent aux individus de lui attribuer une valeur. Cest donc développer la critique des dynamiques sociales qui excluent toujours plus les individus du marché du travail sans leur offrir dalternative pour valoriser socialement leur existence. Cest également développer la critique des dynamiques sociales qui, toujours plus, dégradent les conditions de vie de ceux qui ont encore un travail. La démocratisation, que lon oppose si souvent à la mondialisation, et qui est bien le seul moyen de faire jouer les besoins contre le marché, ne peut se contenter de prendre la politique par en haut : par les instances internationales, par lexercice de la citoyenneté (le vote au plus une fois par an !). Elle doit également passer par la politisation des mondes sociaux où se déroule notre existence : démocratisation de la vie locale (comme, par exemple, avec le budget participatif11), démocratisation sur le lieu de travail (mot dordre qui, nécessairement, reste vide tant quil ne saccompagne pas dune transformation des conditions de travail elle-même fondée sur lexigence, si souvent exprimée par les salariés, dune reconnaissance de la valeur et de la réalité du travail12).
La mondialisation est certes néfaste quand elle sapproprie des activités et des richesses qui devraient rester non marchandes, mais elle lest tout autant quand elle exclut certains individus du marché tout en intégrant les autres sous une forme qui ne peut satisfaire les besoins sociaux fondamentaux. La mondialisation est certes néfaste parce que la connexion des marchés est portée par les dynamiques dun capitalisme orienté vers la réduction du coût du travail et le profit à court terme, mais la transformation de cette forme de capitalisme, voire le dépassement du capitalisme laisseront ouverte la question des limites et de lorganisation de la coordination marchande des activités productives. Les luttes altermondialistes ont donc bien raison de sen prendre au marché. Ce quil convient de revendiquer à ce propos nest ni la simple résistance à lextension du marché, ni le projet dune suppression du marché, mais le droit à décider collectivement de la manière dont nous voulons faire usage de nos mondes culturels et sociaux.
(1) Marx expliquait déjà comment le capitalisme se définit par un double mouvement de subsomption formelle et de subsomption réelle du travail sous le capital.
(2) Voir larticle de J.-P. Deranty, pp. 55-57 de ce numéro.
(3) A ce propos, voir B. Binoche, « Histoire, croyance, légitimation », in Etudes théologiques et religieuses, 2000, 4, p. 517-529 , et « La croyance en lhistoire », in Actuel Marx, 34, 2002.
(4) N. Fraser, A. Honneth, Umverteiling oder Anerkenung ? Suhrkamp, 2003, p. 122 et suiv.
(5) B. Albert, « Situation ethnographique et mouvements ethniques : réflexions sur le terrain post-malinowskien » in M. Agier, Anthropologues en dangers, Gradhiva/Jean Michel Place, 1997.
(6) A. Brossat, « Metissage culturel, différend et disparition », in Lignes, 2001, n° 06
(7) E. Balibar, LEurope, lAmérique, la guerre, La découverte, 2003.
(8) B. Ogilvie, « Violence et représentation. La production de lhomme jetable », in Lignes, 26, 1995.
(9) J.-M. Harribey, La démence sénile du capital, Editions du Passant, 2002.
(10) Faire de la reconnaissance par le travail un besoin semble accorder une certaine forme de centralité au travail alors que toute une littérature soutient aujourdhui la thèse de la fin du travail en défendant trois types darguments : le travail occupe de moins en moins de place dans la vie sociale et dans la durée de vie des individus ; le travail est de moins en moins conçu par les individus comme un moyen de réalisation de soi et comme une partie essentielle de lexistence ; les seuls modes démancipation compatibles avec le monde actuel concernent la vie hors travail. Aucun de ces arguments ne semble totalement convaincant. Sil est vrai que le développement du chômage et la réduction du temps de travail caractérisent lépoque actuelle, ces phénomènes saccompagnent dune intensification du travail et dun prolongement du travail hors de la durée officielle du travail salarié - sous forme dheures supplémentaires, sous forme de poursuite des activités de travail dans lespace privé, sous forme dentretien de son capital de connaissances techniques et de relations sociales, etc. (Ch. Dejours, « Centralité ou déclin du travail ? » , in J. Kergoat et alii, Le monde du travail, La découverte, 2003). Sil est vrai que le développement de la précarité et les nouvelles formes de management se sont accompagnés du développement de la souffrance au travail, il en résulte un rapport ambivalent au travail plus quun fuite dans le hors travail, et le travail reste un facteur central de la construction identitaire (Ch. Baudelot, M. Gollac, Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, Fayard, 2003). Enfin, il semble difficile de soutenir que les luttes pour le hors travail doivent se substituer aux luttes pour le salaire et lemploi, car on voit mal alors comment répondre au risque de réduire le travail à une simple variable dajustement, de laisser se développer sans entraves toutes les dynamiques de dérégulation du marché du travail et dintensification du travail en situation (R. Castel, « Centralité du travail et cohésion sociale », in J. Kergoat et alii, op. cit). En définitive, la plupart des discussions sur la fin du travail semblent bien reposer sur une confusion du travail et de lemploi salarié. Il est certain que la valeur sociale de notre existence peut dépendre dautres activités que lemploi salarié, et la critique du marché capitaliste doit conduire à défendre dautres types de valorisation de soi que celles de lemploi salarié. Cependant, il semble difficile de supposer que la valeur sociale de notre existence puisse résider en autre chose quen des activités où lusage de différents types de techniques vise à produire des biens et des services utiles à autrui, en dautres termes, en autre chose quen un travail.
(11) Y. Sintomer, M. Gret, Porto Alegre. Lespoir dune autre démocratie, La découverte, 2002.
(12) Ch. Dejours, Souffrance en France, Seuil, 1997 ; Travail, usure mentale, Bayard, 2000.
(2) Voir larticle de J.-P. Deranty, pp. 55-57 de ce numéro.
(3) A ce propos, voir B. Binoche, « Histoire, croyance, légitimation », in Etudes théologiques et religieuses, 2000, 4, p. 517-529 , et « La croyance en lhistoire », in Actuel Marx, 34, 2002.
(4) N. Fraser, A. Honneth, Umverteiling oder Anerkenung ? Suhrkamp, 2003, p. 122 et suiv.
(5) B. Albert, « Situation ethnographique et mouvements ethniques : réflexions sur le terrain post-malinowskien » in M. Agier, Anthropologues en dangers, Gradhiva/Jean Michel Place, 1997.
(6) A. Brossat, « Metissage culturel, différend et disparition », in Lignes, 2001, n° 06
(7) E. Balibar, LEurope, lAmérique, la guerre, La découverte, 2003.
(8) B. Ogilvie, « Violence et représentation. La production de lhomme jetable », in Lignes, 26, 1995.
(9) J.-M. Harribey, La démence sénile du capital, Editions du Passant, 2002.
(10) Faire de la reconnaissance par le travail un besoin semble accorder une certaine forme de centralité au travail alors que toute une littérature soutient aujourdhui la thèse de la fin du travail en défendant trois types darguments : le travail occupe de moins en moins de place dans la vie sociale et dans la durée de vie des individus ; le travail est de moins en moins conçu par les individus comme un moyen de réalisation de soi et comme une partie essentielle de lexistence ; les seuls modes démancipation compatibles avec le monde actuel concernent la vie hors travail. Aucun de ces arguments ne semble totalement convaincant. Sil est vrai que le développement du chômage et la réduction du temps de travail caractérisent lépoque actuelle, ces phénomènes saccompagnent dune intensification du travail et dun prolongement du travail hors de la durée officielle du travail salarié - sous forme dheures supplémentaires, sous forme de poursuite des activités de travail dans lespace privé, sous forme dentretien de son capital de connaissances techniques et de relations sociales, etc. (Ch. Dejours, « Centralité ou déclin du travail ? » , in J. Kergoat et alii, Le monde du travail, La découverte, 2003). Sil est vrai que le développement de la précarité et les nouvelles formes de management se sont accompagnés du développement de la souffrance au travail, il en résulte un rapport ambivalent au travail plus quun fuite dans le hors travail, et le travail reste un facteur central de la construction identitaire (Ch. Baudelot, M. Gollac, Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, Fayard, 2003). Enfin, il semble difficile de soutenir que les luttes pour le hors travail doivent se substituer aux luttes pour le salaire et lemploi, car on voit mal alors comment répondre au risque de réduire le travail à une simple variable dajustement, de laisser se développer sans entraves toutes les dynamiques de dérégulation du marché du travail et dintensification du travail en situation (R. Castel, « Centralité du travail et cohésion sociale », in J. Kergoat et alii, op. cit). En définitive, la plupart des discussions sur la fin du travail semblent bien reposer sur une confusion du travail et de lemploi salarié. Il est certain que la valeur sociale de notre existence peut dépendre dautres activités que lemploi salarié, et la critique du marché capitaliste doit conduire à défendre dautres types de valorisation de soi que celles de lemploi salarié. Cependant, il semble difficile de supposer que la valeur sociale de notre existence puisse résider en autre chose quen des activités où lusage de différents types de techniques vise à produire des biens et des services utiles à autrui, en dautres termes, en autre chose quen un travail.
(11) Y. Sintomer, M. Gret, Porto Alegre. Lespoir dune autre démocratie, La découverte, 2002.
(12) Ch. Dejours, Souffrance en France, Seuil, 1997 ; Travail, usure mentale, Bayard, 2000.