Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
par Jean-Marc Rouillan
Imprimer l'articleLa lettre interrompue
The Interrupted Letter
Dear Eva,
Ce matin, lidée de técrire ma traversé lesprit. Hier soir, le journal ta ramenée vers moi. Le titre en allemand parlait dune émission à propos dune prisonnière de la RAF devenue photographe dans sa prison de Francfort Pourtant, cette lettre, je ne lexpédierai pas la faute à la censure, bien sûr et aux courriers éventrés terminant dans les cartons des services compétents mais également la faute au temps qui passe le mois prochain, cela fera déjà 18 ans ! à notre éloignement forcé et à la vie séparant les êtres comme à la saison venue la feuille se détache de larbre.
Dans cette lettre je taurais dit : Parfois ton sourire me manque et puis je loublie, comme joublie le parfum pesant des lilas au printemps, le goût de la confiture à la rhubarbe, le sel de la vague brûlant mes yeux à Hendaye lété Aujourdhui, je vogue seul et tu vogues seule loin de notre communauté du nouveau monde, de nos camaraderies de hors-la-loi et de cet inénarrable « jusquau bout et sans retour possible ».
Et jécrirais in English dans le texte, afin de bien signifier notre étrangeté et de nous souvenir de lexistence du temps des phrases courtes des mots à peine dits et des murmures sous le manteau. Pourtant, ce
que nous gardons en mémoire demeure un reflet, un fac-similé nostalgique Et la petite machine dans la tête nous deale ses contrefaçons mélancoliques.
Je me rappelle un matin Je crois que nous étions à Gif-sur-Yvette ou dans une autre rue de cette banlieue lointaine de Paris je tattendais au volant Et la radio annonça un attentat en Allemagne En
montant dans la voiture, tu mas demandé :
Who ? Et je tai répondu One guy of Siemens Tu ne pouvais pas imaginer quils te condamneraient à perpétuité pour cette opération Nous qui étions en quête de vérités (vraies) seule la vérité est révolutionnaire la vie nous a réservé des coups de théâtre dont elle seule a le secret
Et le temps a passé
Au fond du cachot, tu imprimes ta vision du monde sur papier glacé Une façon de pénétrer les natures mortes de la péninsule carcérale. Pour ma part, je transcris les chroniques binaires de ce temps suspendu
Et je me demande aujourdhui, ques-tu réellement devenue ?
Devant lécran de mon ordinateur, jai
installé ton autoportrait tiré dune pile de vieux papiers. Tu me lavais dédicacé voici dix ans with the spirit of revolution Je te reconnais malgré le sourire un peu forcé et les bras sagement croisés sur la poitrine. Mais tes yeux ne me regardent plus, ils semblent sadresser à dautres au loin. Maintenant, ils parlent de la prison et de son éloignement muet : je suis celle dont vous avez exposé la photo sur les murs de vos villes je suis celle dont vous avez mis la tête à prix je suis celle qui troubla votre quiétude amnésique
Finalement, tes photos et mes lignes marquent le détachement.
Aujourdhui, nous ressemblons aux spectres hantant un château sans fenêtres Aux reflets dâmes égarées se heurtant à des miroirs comme les joyeux fêtards dans certaines attractions de la foire du trône.
Y aura-t-il un aboutissement à laventure immobile de notre radeau de la Méduse ? Parce que le système voudrait bien que la prison contribue à notre bannissement définitif quelle nous arrache au monde pareil à Spoutnik emportant la chienne Laïka ? Ils en appelaient à une peine exemplaire à la hauteur du défi en quelque sorte et il faut être un immature adorateur de la loi pour ne pas y discerner la vengeance et sa mise en scène vingt ans de comédie ! Ils ne doutaient pas un seul instant que nous y tiendrions nos rôles, avec constance eux tournant leur veste à chaque saison, eux faisant du repentir la manière élégante de réussir une carrière politique, eux pleurnichant devant la menace de quelques semaines de prison
Par contre, ils ne pensaient pas que nous conserverions assez de carburant pour le voyage à lenvers. La révolte dans notre chair est une petite centrale électrique fonctionnant night and day Et la précieuse mécanique de la sédition permanente alimente les décodeurs Ils demeurent au rouge et déjouent les fausses pistes, les messes consensuelles, les prières des culs bénis et des saints laïques. Nous démasquons leurs embûches et tel Ulysse songeant à Ithaque, nous préparons le retour. Quimporte quon ne se souvienne plus de nous Parce que la longue course carcérale nous a rapprochés plus encore de ceux dont le système ignore jusquà lexistence à partir du moment fatidique de laprès plan social de laprès plan de réajustement dicté par les technocrates de la Banque Mondiale et du FMI La prison nous a tout enlevé sauf la conscience de nêtre pas seul à navoir plus rien dêtre un « sans » parmi les sans-terre, les sans-travail, les sans-logis, les sans-pays, les sans-espérance dappartenir à part entière à cette majorité exponentielle et avec elle, de se comprendre rejetés en dehors des cartes (délecteurs, dadhérents, de crédit, de transport, de chez Michelin et dailleurs ) et de leurs projections mensongères. Moi, je nai jamais désespéré, ni ne désespère aujourdhui je demeure incorrigible et je crois encore à la chanson des lendemains Un jour, oui un jour sûrement, nous tous ensemble retrouverons le sens du refrain nous ne sommes rien, soyons tout.
Bien sûr, je ne marrêterai pas à la conscience immédiate des « sans » et aux reflets dun présent publicitaire que les maîtres voudraient lessiver du conflit une bonne fois pour toutes. Leurs médias tournent en boucle et pas seulement le journal télévisé car le moindre reportage le moindre téléfilm porte le message subliminal du « ressemble nous ! » « Sois sage comme ton image et joue avec le miroir ! » Et dire que certains, avec des airs supérieurs, se foutent de la gueule des lofteurs et des Nice people ! Pourtant ils touchent que dalle et lorsquils pleurent dans leur salle de bain parce que la vie séloigne du scénario que tout se passe mal ils restent seul en im-provisant des SOS intraduisibles. Et même pas une caméra « confessionnal » à qui destiner sa détresse !
Vendredi 13 juin
Sur la coursive, la température atteint 40°. Depuis le matin, le soleil dArles résonne sur le tam-tam du béton nu. La détention sest asséchée pareille à une meule de paille en juillet prête à lincendie. Dans le couloir, nous sommes tous déguisés en pensionnaires du camping « les flots bleus » short et claquettes et, sur le crâne, la casquette. Bruno, un immigré sarde, rouspète du manque dair. Comme fond sonore, LCI diffuse en boucle son poison anti-grève. Maintenant, cest un reportage sur le procès des manifestants de la Concorde. Furti-vement défilent des images de gens. On a juste le temps de décrypter une banderole « libérez nos camardes »
Ici, il y a ceux qui sortent de la douche et ceux qui y entrent la serviette autour de la taille. Au gourbi, Robert pose la poêle sur
la plaque de la cuisinière. La vie de tous les jours sessouffle dans sa banalité irrespirable.
Un gars monte du rez-de-chaussée en
courant.
- Les matons ont jeté au mitard deux Arabes parce quils portaient des djellabas
- Tous au pic Lappel est lancé.
- Merde Robert tire la poêle du feu Juste au moment où on allait se mettre à table Les détenus se précipitent pour chausser leurs Nike. En prison, quoi quil arrive, on enfile les chaussures dabord Et Il y en a toujours un pour dire tout haut Au cas où !..
Au cas où ils nous baluchonneraient à Fresnes dans nos costumes de touristes au cas où on devrait latter la gueule dun sale mec au cas où les murs sécrouleraient et quon calterait à fond la caisse dans les rizières camarguaises
Nous sommes une dizaine bloqués dans le sas du bâtiment A. Au pic central, dautres prisonniers plus nombreux scandent « libérez nos camardes ! ». Le gros Mohammed, un géant venu de Kabylie, arbore une djellaba bouton dor. Doù nous sommes, il
ressemble à une peluche de Casimir gesticulant au milieu dun attroupement denfants.
A chaque instant, le cours du présent peut bifurquer et recouvrer la réalité vraie et concrète de laffrontement
Et puis on parle On parle comme des lions en cage.
- Demander la liberté de Rafik et Walli, cest-à-dire leur retour en cellule, tu ne trouves pas ça drôle ?
- Cest comme quand Jeannot a voulu nous faire signer la pétition pour Bové Je comprends quun prof duniversité, un intello, une artiste demande sa grâce, mais nous ? Et pourquoi Bové et pas un autre les ouvriers de Daewoo, accusés davoir foutu le feu à leur entreprise ou un prisonnier politique ? Il montre du doigt un gars derrière la grille. Et pourquoi pas lui qui est innocent ou lui qui a le cancer et lui le sida ? Ou moi ? Pourquoi pas moi ? Et il éclate de rire.
- Pourquoi pas celui qui a volé pour manger ? demande Bruno.
- Et celui qui navait pas de papiers ?
La parole libérée se cogne aux murs. Celui qui acceptait tout, une minute auparavant, refuse tout maintenant.
- Ce nest pas le fait denvoyer Bové ou un autre individu en prison qui est injuste, mais le système judiciaire Tout le système est injuste.
- Injuste et raciste surenchérit Ali Parce que tu vois bien quil est possible de se balader en maillot de bain, mais pas en djellaba
- La prison est une partie niée de lapartheid actuel nous sommes les « sans des sans »
Comme ils comprennent vite tout à coup ils déjouent la comédie.
- Dehors, ils peuvent se préoccuper de Bové lui est blanc, gentil, propriétaire déjà il regrette Nous, nous sommes trop bronzés, trop violents, trop insolents et surtout pas assez dans lair du temps
- Nous navons pas compris le sens de la peine Et Roger égraine avec un rire grinçant les attendus du refus de conditionnelle quil sest vu signifier la semaine passée nous ne sommes pas aptes à affronter la vie extérieure notre contrat de travail est précaire Et et nous refusons de payer les parties civiles Eclat de rire général.
Une demi-heure passe, la situation se calme, les CRS ne viendront pas La pri-son retourne à sa torpeur et chacun se traîne vers ses pénates avec un drôle de goût dans la bouche.
Le soir
Au passage de la patrouille, lombre décharnée de Bougha surgit le couteau à la main.
- Vous voulez faire la guerre aux Arabes Je vais vous montrer quon na pas peur ! Et dun geste décidé, il se plante la lame entière dans le bras Le sang gicle sur le parterre de béton.
- Alah akbar !
La guerre des civilisations, celle dont ils parlent tant et tant à la télé, nous a atteint de plein fouet, un soir de juin, un soir comme tous les autres ou presque
- Ne fais pas ça ! crie un maton. Le couteau traverse le bras à la saignée du coude et plonge à nouveau près du poignet. La mare dhémoglobine sétale. En la piétinant, les chaussures chuintent une mélopée humide. Ce nest pas grand chose un litre de sang à bas prix, du sang gorgé de tous les virus de la misère du sang de « sans-papier » et de « pas de chance ».
- Enveloppez-lui les bras dans des serviettes ! Le martèlement des pas saccélère. Les portes claquent. La sirène du Samu retentit près de lentrée.
Voilà comment nous avons connu notre premier attentat suicide En live !
Plus tard, ils ont piqué Bougha comme on pique une bête devenue encombrante Un shoot de neuroleptiques à haute dose, au jugé dans le dos ou la cuisse « le détendeur » selon son appellation locale a remplacé le bon vieil électrochoc. Et dans sa
cellule du quartier disolement, pour lui, le jour nen finira plus durant trois semaines un jour sans début ni fin couché sur le bas flanc une vie en points de suspension, son présent à lui.
Un présent en guise dengin spatial individualisé
Quatre, trois, deux, un
Ce matin, lidée de técrire ma traversé lesprit. Hier soir, le journal ta ramenée vers moi. Le titre en allemand parlait dune émission à propos dune prisonnière de la RAF devenue photographe dans sa prison de Francfort Pourtant, cette lettre, je ne lexpédierai pas la faute à la censure, bien sûr et aux courriers éventrés terminant dans les cartons des services compétents mais également la faute au temps qui passe le mois prochain, cela fera déjà 18 ans ! à notre éloignement forcé et à la vie séparant les êtres comme à la saison venue la feuille se détache de larbre.
Dans cette lettre je taurais dit : Parfois ton sourire me manque et puis je loublie, comme joublie le parfum pesant des lilas au printemps, le goût de la confiture à la rhubarbe, le sel de la vague brûlant mes yeux à Hendaye lété Aujourdhui, je vogue seul et tu vogues seule loin de notre communauté du nouveau monde, de nos camaraderies de hors-la-loi et de cet inénarrable « jusquau bout et sans retour possible ».
Et jécrirais in English dans le texte, afin de bien signifier notre étrangeté et de nous souvenir de lexistence du temps des phrases courtes des mots à peine dits et des murmures sous le manteau. Pourtant, ce
que nous gardons en mémoire demeure un reflet, un fac-similé nostalgique Et la petite machine dans la tête nous deale ses contrefaçons mélancoliques.
Je me rappelle un matin Je crois que nous étions à Gif-sur-Yvette ou dans une autre rue de cette banlieue lointaine de Paris je tattendais au volant Et la radio annonça un attentat en Allemagne En
montant dans la voiture, tu mas demandé :
Who ? Et je tai répondu One guy of Siemens Tu ne pouvais pas imaginer quils te condamneraient à perpétuité pour cette opération Nous qui étions en quête de vérités (vraies) seule la vérité est révolutionnaire la vie nous a réservé des coups de théâtre dont elle seule a le secret
Et le temps a passé
Au fond du cachot, tu imprimes ta vision du monde sur papier glacé Une façon de pénétrer les natures mortes de la péninsule carcérale. Pour ma part, je transcris les chroniques binaires de ce temps suspendu
Et je me demande aujourdhui, ques-tu réellement devenue ?
Devant lécran de mon ordinateur, jai
installé ton autoportrait tiré dune pile de vieux papiers. Tu me lavais dédicacé voici dix ans with the spirit of revolution Je te reconnais malgré le sourire un peu forcé et les bras sagement croisés sur la poitrine. Mais tes yeux ne me regardent plus, ils semblent sadresser à dautres au loin. Maintenant, ils parlent de la prison et de son éloignement muet : je suis celle dont vous avez exposé la photo sur les murs de vos villes je suis celle dont vous avez mis la tête à prix je suis celle qui troubla votre quiétude amnésique
Finalement, tes photos et mes lignes marquent le détachement.
Aujourdhui, nous ressemblons aux spectres hantant un château sans fenêtres Aux reflets dâmes égarées se heurtant à des miroirs comme les joyeux fêtards dans certaines attractions de la foire du trône.
Y aura-t-il un aboutissement à laventure immobile de notre radeau de la Méduse ? Parce que le système voudrait bien que la prison contribue à notre bannissement définitif quelle nous arrache au monde pareil à Spoutnik emportant la chienne Laïka ? Ils en appelaient à une peine exemplaire à la hauteur du défi en quelque sorte et il faut être un immature adorateur de la loi pour ne pas y discerner la vengeance et sa mise en scène vingt ans de comédie ! Ils ne doutaient pas un seul instant que nous y tiendrions nos rôles, avec constance eux tournant leur veste à chaque saison, eux faisant du repentir la manière élégante de réussir une carrière politique, eux pleurnichant devant la menace de quelques semaines de prison
Par contre, ils ne pensaient pas que nous conserverions assez de carburant pour le voyage à lenvers. La révolte dans notre chair est une petite centrale électrique fonctionnant night and day Et la précieuse mécanique de la sédition permanente alimente les décodeurs Ils demeurent au rouge et déjouent les fausses pistes, les messes consensuelles, les prières des culs bénis et des saints laïques. Nous démasquons leurs embûches et tel Ulysse songeant à Ithaque, nous préparons le retour. Quimporte quon ne se souvienne plus de nous Parce que la longue course carcérale nous a rapprochés plus encore de ceux dont le système ignore jusquà lexistence à partir du moment fatidique de laprès plan social de laprès plan de réajustement dicté par les technocrates de la Banque Mondiale et du FMI La prison nous a tout enlevé sauf la conscience de nêtre pas seul à navoir plus rien dêtre un « sans » parmi les sans-terre, les sans-travail, les sans-logis, les sans-pays, les sans-espérance dappartenir à part entière à cette majorité exponentielle et avec elle, de se comprendre rejetés en dehors des cartes (délecteurs, dadhérents, de crédit, de transport, de chez Michelin et dailleurs ) et de leurs projections mensongères. Moi, je nai jamais désespéré, ni ne désespère aujourdhui je demeure incorrigible et je crois encore à la chanson des lendemains Un jour, oui un jour sûrement, nous tous ensemble retrouverons le sens du refrain nous ne sommes rien, soyons tout.
Bien sûr, je ne marrêterai pas à la conscience immédiate des « sans » et aux reflets dun présent publicitaire que les maîtres voudraient lessiver du conflit une bonne fois pour toutes. Leurs médias tournent en boucle et pas seulement le journal télévisé car le moindre reportage le moindre téléfilm porte le message subliminal du « ressemble nous ! » « Sois sage comme ton image et joue avec le miroir ! » Et dire que certains, avec des airs supérieurs, se foutent de la gueule des lofteurs et des Nice people ! Pourtant ils touchent que dalle et lorsquils pleurent dans leur salle de bain parce que la vie séloigne du scénario que tout se passe mal ils restent seul en im-provisant des SOS intraduisibles. Et même pas une caméra « confessionnal » à qui destiner sa détresse !
Vendredi 13 juin
Sur la coursive, la température atteint 40°. Depuis le matin, le soleil dArles résonne sur le tam-tam du béton nu. La détention sest asséchée pareille à une meule de paille en juillet prête à lincendie. Dans le couloir, nous sommes tous déguisés en pensionnaires du camping « les flots bleus » short et claquettes et, sur le crâne, la casquette. Bruno, un immigré sarde, rouspète du manque dair. Comme fond sonore, LCI diffuse en boucle son poison anti-grève. Maintenant, cest un reportage sur le procès des manifestants de la Concorde. Furti-vement défilent des images de gens. On a juste le temps de décrypter une banderole « libérez nos camardes »
Ici, il y a ceux qui sortent de la douche et ceux qui y entrent la serviette autour de la taille. Au gourbi, Robert pose la poêle sur
la plaque de la cuisinière. La vie de tous les jours sessouffle dans sa banalité irrespirable.
Un gars monte du rez-de-chaussée en
courant.
- Les matons ont jeté au mitard deux Arabes parce quils portaient des djellabas
- Tous au pic Lappel est lancé.
- Merde Robert tire la poêle du feu Juste au moment où on allait se mettre à table Les détenus se précipitent pour chausser leurs Nike. En prison, quoi quil arrive, on enfile les chaussures dabord Et Il y en a toujours un pour dire tout haut Au cas où !..
Au cas où ils nous baluchonneraient à Fresnes dans nos costumes de touristes au cas où on devrait latter la gueule dun sale mec au cas où les murs sécrouleraient et quon calterait à fond la caisse dans les rizières camarguaises
Nous sommes une dizaine bloqués dans le sas du bâtiment A. Au pic central, dautres prisonniers plus nombreux scandent « libérez nos camardes ! ». Le gros Mohammed, un géant venu de Kabylie, arbore une djellaba bouton dor. Doù nous sommes, il
ressemble à une peluche de Casimir gesticulant au milieu dun attroupement denfants.
A chaque instant, le cours du présent peut bifurquer et recouvrer la réalité vraie et concrète de laffrontement
Et puis on parle On parle comme des lions en cage.
- Demander la liberté de Rafik et Walli, cest-à-dire leur retour en cellule, tu ne trouves pas ça drôle ?
- Cest comme quand Jeannot a voulu nous faire signer la pétition pour Bové Je comprends quun prof duniversité, un intello, une artiste demande sa grâce, mais nous ? Et pourquoi Bové et pas un autre les ouvriers de Daewoo, accusés davoir foutu le feu à leur entreprise ou un prisonnier politique ? Il montre du doigt un gars derrière la grille. Et pourquoi pas lui qui est innocent ou lui qui a le cancer et lui le sida ? Ou moi ? Pourquoi pas moi ? Et il éclate de rire.
- Pourquoi pas celui qui a volé pour manger ? demande Bruno.
- Et celui qui navait pas de papiers ?
La parole libérée se cogne aux murs. Celui qui acceptait tout, une minute auparavant, refuse tout maintenant.
- Ce nest pas le fait denvoyer Bové ou un autre individu en prison qui est injuste, mais le système judiciaire Tout le système est injuste.
- Injuste et raciste surenchérit Ali Parce que tu vois bien quil est possible de se balader en maillot de bain, mais pas en djellaba
- La prison est une partie niée de lapartheid actuel nous sommes les « sans des sans »
Comme ils comprennent vite tout à coup ils déjouent la comédie.
- Dehors, ils peuvent se préoccuper de Bové lui est blanc, gentil, propriétaire déjà il regrette Nous, nous sommes trop bronzés, trop violents, trop insolents et surtout pas assez dans lair du temps
- Nous navons pas compris le sens de la peine Et Roger égraine avec un rire grinçant les attendus du refus de conditionnelle quil sest vu signifier la semaine passée nous ne sommes pas aptes à affronter la vie extérieure notre contrat de travail est précaire Et et nous refusons de payer les parties civiles Eclat de rire général.
Une demi-heure passe, la situation se calme, les CRS ne viendront pas La pri-son retourne à sa torpeur et chacun se traîne vers ses pénates avec un drôle de goût dans la bouche.
Le soir
Au passage de la patrouille, lombre décharnée de Bougha surgit le couteau à la main.
- Vous voulez faire la guerre aux Arabes Je vais vous montrer quon na pas peur ! Et dun geste décidé, il se plante la lame entière dans le bras Le sang gicle sur le parterre de béton.
- Alah akbar !
La guerre des civilisations, celle dont ils parlent tant et tant à la télé, nous a atteint de plein fouet, un soir de juin, un soir comme tous les autres ou presque
- Ne fais pas ça ! crie un maton. Le couteau traverse le bras à la saignée du coude et plonge à nouveau près du poignet. La mare dhémoglobine sétale. En la piétinant, les chaussures chuintent une mélopée humide. Ce nest pas grand chose un litre de sang à bas prix, du sang gorgé de tous les virus de la misère du sang de « sans-papier » et de « pas de chance ».
- Enveloppez-lui les bras dans des serviettes ! Le martèlement des pas saccélère. Les portes claquent. La sirène du Samu retentit près de lentrée.
Voilà comment nous avons connu notre premier attentat suicide En live !
Plus tard, ils ont piqué Bougha comme on pique une bête devenue encombrante Un shoot de neuroleptiques à haute dose, au jugé dans le dos ou la cuisse « le détendeur » selon son appellation locale a remplacé le bon vieil électrochoc. Et dans sa
cellule du quartier disolement, pour lui, le jour nen finira plus durant trois semaines un jour sans début ni fin couché sur le bas flanc une vie en points de suspension, son présent à lui.
Un présent en guise dengin spatial individualisé
Quatre, trois, deux, un
Jean-Marc Rouillan