Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
par Naomi Klein
Imprimer l'articleLa Guerre des neiges
Lenthousiasme des promoteurs des Jeux Olympiques dhiver 2010 est en train de faiblir face à la résistance des peuples indigènes de Colombie britannique, dont certains rejettent la création de grands centres touristiques sur leurs terres et appellent les athlètes et touristes à ne pas sy rendre.
Dans le sport, comme dans la vie, la « sécurité » lemporte sur la paix. Cest ce qui sest vérifié, en tout cas, lorsque le Comité Olympique International a eu à choisir entre Pyongchang en Corée du Sud et Vancouver au Canada, pour y organiser les Jeux dhiver de 2010. La Corée du Sud se présenta com-me le candidat de la paix : dans le désordre mondial, il sagissait de déplacer les Jeux
jusquaux frontières de l« axe du mal » de G.W. Bush et de tenter ainsi un geste de réconciliation. Vancouver se fit le candidat de la sécurité : dans le désordre mondial, les Jeux devaient se tenir en un lieu où lon pouvait être quasiment certain que rien de fâcheux narriverait. Le comité pour la promotion de Vancouver-Whistler présenta la Colombie britannique comme un modèle
de coexistence harmonieuse et durable entre
les peuples indigènes et non-indigènes, ruraux et citadins, riches et pauvres. Avant le vote, Jacques Rogge, président du CIO, avait dévoilé clairement ses intentions en déclarant que le thème de la paix en Corée était « secondaire » et que sa vraie priorité était de pouvoir compter sur une sécurité maximale.
Mais deux semaines après leuphorie des célébrations, le vernis promotionnel new
age de la métropole canadienne commença à se craqueler. « Je vais les arrêter », ma confié Rosalin Sam de la Nation Lilwat. « Je me mettrai en travers de la route des bulldozers, si cela est nécessaire. Je dois protéger notre terre ». Sam fait référence au projet de construction du complexe touristique Cayoosh Ski Resort, sur le Mont Currie, à 30 minutes en voiture de Whistler, cur du dispositif olympique. Actuellement, le Mont Currie est une étendue vierge où foisonnent les ours,
les cerfs et les chèvres des Montagnes Rocheuses. Les onze peuples indiens qui le revendiquent comme leur territoire lutilisent comme terrain de chasse traditionnelle et de cueillette (thé, baies et plantes médicinales). « Certains vont à léglise, nous, nous allons à la montagne » poursuit Sam.
Son opposition ne vise pas les jeux olympiques en tant que tels, mais le rôle quils commencent à jouer dans la transformation économique de la province. Avec la crise des industries de la pêche et du bois, les Jeux
sont loccasion rêvée grâce à leur retransmission télévisée pendant 17 jours sur
toutes les chaînes du globe de promouvoir la nouvelle industrie de la région : le tourisme hivernal. La province offre quelques-unes des plus belles pistes de ski au monde, et cest déjà une destination touristique importante. Mais les forces économiques et politiques derrière lorganisation des jeux olympiques ont dautres ambitions : la création de gigantesques pistes de ski, de nouvelles stations au cur de sites inviolés et, bien entendu, la construction dhôtels et de routes pour sy rendre. Il nest pas question ici décotourisme, mais de vacances organisées à léchelle industrielle. Et cest bien là
le problème : la majeure partie du projet dexpansion concerne des terres dont les Premières Nations de Colombie britan-nique revendiquent la propriété propriété qui na été cédée à lissue daucun traité et dont la revendication fut légalement reconnue lors de larrêt historique « Delgamuukw » rendu par la Cour Suprême du Canada en 1997. Selon Taiaiake Alfred, directeur du programme de gouvernement indigène de lUniversité de Victoria, « le tourisme peut être aussi nocif que lexploitation forestière ou lindustrie minière ». Les montagnes
sont rasées pour y construire des pistes de ski, la faune est chassée de son habitat et les villes sont transformées en gigantesques
parkings agrémentés de sushi bars. « Mais
les véritables profits », selon Alfred, « sont du côté de la spéculation immobilière ». A Whistler, les agences se targuent de ce que limmobilier a augmenté de 15% par an au cours des quinze dernières années.
Pour toutes ces raisons, les stations de ski sont devenues un des enjeux politiques les plus explosifs en Colombie britannique. Lorsquil y a trois ans, la Nation Lilwat
organisa un référendum sur la construction de la station de ski Cayoosh, 85 % de la
population vota « Non ». Pour empêcher la construction de ce complexe, les Indiens installèrent un protest camp dans la montagne avec lappui des onze Chefs du Territoire Statimc. Le projet daugmenter la capacité du complexe Sun Peaks de 4 000 à 24 000 lits a rencontré une opposition encore plus violente. Les manifestations et barrages routiers organisés par le mouvement indigène Juvenil ont fait lobjet de représailles policières particulièrement brutales, avec lincarcération de plusieurs des meneurs et la destruction répétée des habitations et des sweat lodges1.
Maintenant que Vancouver a été choisi par le Comité International Olympique (CIO), les guerres des neiges ne feront que samplifier. Bien que Cayoosh et Sun Peaks ne fassent pas partie de linfrastructure officielle, tous deux sont sur le pied de guerre pour tirer profit de la manne de touristes. Et tout se passe en famille. Lancienne skieuse olympique Nancy Greene, membre important du bureau du Comité de soutien à la candidature de Vancouver pour lorganisation des Jeux, est également directrice de la station
Sun Peaks, et sa société, NGR Resort Consul-tant, nest autre que le promoteur du complexe de Cayoosh.
Selon Arthur Manuel, ancien président
du Conseil Tribal de la Nation Shuswap et ancien Chef de la bande Neskonlith, un immense fossé est en train de se creuser entre les communautés des Premières Nations. Dun côté, il y a les chefs et les promoteurs qui voient dans les olympiades une aubaine qui leur permettrait de créer un nouveau centre communautaire à Squamish, de construire des habitations bon marché, et de pouvoir vendre des objets dart Haida. De lautre côté, on assiste à une mobilisation grandissante de gens attachés à leurs racines, qui continuent de vivre de la chasse et de la pêche et qui voient dans le développement de lindustrie touristique une menace à leur survie. « Les Indiens constituent la catégorie la plus pauvre des pauvres. Les familles
vivent avec 165 dollars canadiens par mois », déclare Manuel en se référant au pourcentage élevé dindigènes qui dépendent de laide sociale du gouvernement pour survivre. « Ce sont eux et non les chefs qui dépendent de la chasse. Un accroissement du tourisme les privera tout simplement de nourriture et ils finiront à Hastings [le cur du quartier de la drogue à Vancouver] parce que cest ce qui arrive quand on contraint les Indiens à quitter leurs terres. »
Ce genre de questions « sécuritaires » semble avoir totalement échappé au CIO. Au lieu de consulter toutes les bandes dont lexistence sera directement affectée par les jeux, le comité pour la promotion de Vancouver-Whistler a pris soin de choisir quelques chefs favorables au développement et ont ignoré les autres. Les pétitions de quelques groupes dindigènes opposés aux Jeux nont reçu aucune réponse de la part du CIO. « Le CIO na pas respecté le protocole, il devait organiser une réunion avec les onze chefs pour que ceux-ci, à leur tour, puissent consulter les gens. Cest ainsi que lon fonctionne depuis des centaines dannées », explique Mme Sam.
Il y a peu, Mme Sam et M. Manuel, en
tant que représentants des opposants à Cayoosh et Sun Peaks, ont hissé la lutte à un autre niveau : proclamant que « quiconque encourage les Jeux de 2010 à Vancouver-Whistler viole les droits reconnus internationalement du peuple indien », ils ont lancé un appel par voie de presse invitant « la communauté internationale, y compris les athlètes et les touristes, à respecter nos droits et notre statut, et à rester à lécart des Jeux de 2010 ». Le comité pour la promotion de Vancouver avait anticipé ce type de réaction et attiré lattention dans ses documents internes sur la nécessité dobtenir lappui dau moins quelques-uns des chefs des Premières Nations. « Si les Premières Nations saperçoivent que leurs droits ne sont plus reconnus et respectés en Colombie britannique, ils peuvent recourir à la presse, mener des actions directes ou engager un procès. Ceci aurait un impact négatif sur la candidature ».
Il nest donc pas surprenant que le Comité souhaite démarrer sa vente de lancement avec une cérémonie de bénédiction traditionnelle des Premières Nations. Préparez-vous à voir un nombre de plus en plus im-portant de manifestations de ce type voulant démontrer le respect que les autorités de Colombie britannique vouent aux cultures indigènes. Le summun sera atteint lors des grandioses cérémonies dinauguration et de clôture des olympiades (cf. Sydney et Salt Lake City) : elles seront bénies par les tambours indigènes et les effluves de plantes sacrées.
Mais nallez surtout pas voir dans ces cérémonies de bénédiction le signe dun véritable consensus politique.
Ces jeux sont loin dêtre considérés comme bénis des dieux.
Journaliste indépendante canadienne auteur de No logo : La Tyrannie des marques (Ed. Actes Sud, 2002) et Journal dune combattante, nouvelles du front de la mondialisation (Ed. Actes Sud, 2003).
(1) Huttes à transpirer utilisées dans le rituel de purification (N.D.L.R.).
Dans le sport, comme dans la vie, la « sécurité » lemporte sur la paix. Cest ce qui sest vérifié, en tout cas, lorsque le Comité Olympique International a eu à choisir entre Pyongchang en Corée du Sud et Vancouver au Canada, pour y organiser les Jeux dhiver de 2010. La Corée du Sud se présenta com-me le candidat de la paix : dans le désordre mondial, il sagissait de déplacer les Jeux
jusquaux frontières de l« axe du mal » de G.W. Bush et de tenter ainsi un geste de réconciliation. Vancouver se fit le candidat de la sécurité : dans le désordre mondial, les Jeux devaient se tenir en un lieu où lon pouvait être quasiment certain que rien de fâcheux narriverait. Le comité pour la promotion de Vancouver-Whistler présenta la Colombie britannique comme un modèle
de coexistence harmonieuse et durable entre
les peuples indigènes et non-indigènes, ruraux et citadins, riches et pauvres. Avant le vote, Jacques Rogge, président du CIO, avait dévoilé clairement ses intentions en déclarant que le thème de la paix en Corée était « secondaire » et que sa vraie priorité était de pouvoir compter sur une sécurité maximale.
Mais deux semaines après leuphorie des célébrations, le vernis promotionnel new
age de la métropole canadienne commença à se craqueler. « Je vais les arrêter », ma confié Rosalin Sam de la Nation Lilwat. « Je me mettrai en travers de la route des bulldozers, si cela est nécessaire. Je dois protéger notre terre ». Sam fait référence au projet de construction du complexe touristique Cayoosh Ski Resort, sur le Mont Currie, à 30 minutes en voiture de Whistler, cur du dispositif olympique. Actuellement, le Mont Currie est une étendue vierge où foisonnent les ours,
les cerfs et les chèvres des Montagnes Rocheuses. Les onze peuples indiens qui le revendiquent comme leur territoire lutilisent comme terrain de chasse traditionnelle et de cueillette (thé, baies et plantes médicinales). « Certains vont à léglise, nous, nous allons à la montagne » poursuit Sam.
Son opposition ne vise pas les jeux olympiques en tant que tels, mais le rôle quils commencent à jouer dans la transformation économique de la province. Avec la crise des industries de la pêche et du bois, les Jeux
sont loccasion rêvée grâce à leur retransmission télévisée pendant 17 jours sur
toutes les chaînes du globe de promouvoir la nouvelle industrie de la région : le tourisme hivernal. La province offre quelques-unes des plus belles pistes de ski au monde, et cest déjà une destination touristique importante. Mais les forces économiques et politiques derrière lorganisation des jeux olympiques ont dautres ambitions : la création de gigantesques pistes de ski, de nouvelles stations au cur de sites inviolés et, bien entendu, la construction dhôtels et de routes pour sy rendre. Il nest pas question ici décotourisme, mais de vacances organisées à léchelle industrielle. Et cest bien là
le problème : la majeure partie du projet dexpansion concerne des terres dont les Premières Nations de Colombie britan-nique revendiquent la propriété propriété qui na été cédée à lissue daucun traité et dont la revendication fut légalement reconnue lors de larrêt historique « Delgamuukw » rendu par la Cour Suprême du Canada en 1997. Selon Taiaiake Alfred, directeur du programme de gouvernement indigène de lUniversité de Victoria, « le tourisme peut être aussi nocif que lexploitation forestière ou lindustrie minière ». Les montagnes
sont rasées pour y construire des pistes de ski, la faune est chassée de son habitat et les villes sont transformées en gigantesques
parkings agrémentés de sushi bars. « Mais
les véritables profits », selon Alfred, « sont du côté de la spéculation immobilière ». A Whistler, les agences se targuent de ce que limmobilier a augmenté de 15% par an au cours des quinze dernières années.
Pour toutes ces raisons, les stations de ski sont devenues un des enjeux politiques les plus explosifs en Colombie britannique. Lorsquil y a trois ans, la Nation Lilwat
organisa un référendum sur la construction de la station de ski Cayoosh, 85 % de la
population vota « Non ». Pour empêcher la construction de ce complexe, les Indiens installèrent un protest camp dans la montagne avec lappui des onze Chefs du Territoire Statimc. Le projet daugmenter la capacité du complexe Sun Peaks de 4 000 à 24 000 lits a rencontré une opposition encore plus violente. Les manifestations et barrages routiers organisés par le mouvement indigène Juvenil ont fait lobjet de représailles policières particulièrement brutales, avec lincarcération de plusieurs des meneurs et la destruction répétée des habitations et des sweat lodges1.
Maintenant que Vancouver a été choisi par le Comité International Olympique (CIO), les guerres des neiges ne feront que samplifier. Bien que Cayoosh et Sun Peaks ne fassent pas partie de linfrastructure officielle, tous deux sont sur le pied de guerre pour tirer profit de la manne de touristes. Et tout se passe en famille. Lancienne skieuse olympique Nancy Greene, membre important du bureau du Comité de soutien à la candidature de Vancouver pour lorganisation des Jeux, est également directrice de la station
Sun Peaks, et sa société, NGR Resort Consul-tant, nest autre que le promoteur du complexe de Cayoosh.
Selon Arthur Manuel, ancien président
du Conseil Tribal de la Nation Shuswap et ancien Chef de la bande Neskonlith, un immense fossé est en train de se creuser entre les communautés des Premières Nations. Dun côté, il y a les chefs et les promoteurs qui voient dans les olympiades une aubaine qui leur permettrait de créer un nouveau centre communautaire à Squamish, de construire des habitations bon marché, et de pouvoir vendre des objets dart Haida. De lautre côté, on assiste à une mobilisation grandissante de gens attachés à leurs racines, qui continuent de vivre de la chasse et de la pêche et qui voient dans le développement de lindustrie touristique une menace à leur survie. « Les Indiens constituent la catégorie la plus pauvre des pauvres. Les familles
vivent avec 165 dollars canadiens par mois », déclare Manuel en se référant au pourcentage élevé dindigènes qui dépendent de laide sociale du gouvernement pour survivre. « Ce sont eux et non les chefs qui dépendent de la chasse. Un accroissement du tourisme les privera tout simplement de nourriture et ils finiront à Hastings [le cur du quartier de la drogue à Vancouver] parce que cest ce qui arrive quand on contraint les Indiens à quitter leurs terres. »
Ce genre de questions « sécuritaires » semble avoir totalement échappé au CIO. Au lieu de consulter toutes les bandes dont lexistence sera directement affectée par les jeux, le comité pour la promotion de Vancouver-Whistler a pris soin de choisir quelques chefs favorables au développement et ont ignoré les autres. Les pétitions de quelques groupes dindigènes opposés aux Jeux nont reçu aucune réponse de la part du CIO. « Le CIO na pas respecté le protocole, il devait organiser une réunion avec les onze chefs pour que ceux-ci, à leur tour, puissent consulter les gens. Cest ainsi que lon fonctionne depuis des centaines dannées », explique Mme Sam.
Il y a peu, Mme Sam et M. Manuel, en
tant que représentants des opposants à Cayoosh et Sun Peaks, ont hissé la lutte à un autre niveau : proclamant que « quiconque encourage les Jeux de 2010 à Vancouver-Whistler viole les droits reconnus internationalement du peuple indien », ils ont lancé un appel par voie de presse invitant « la communauté internationale, y compris les athlètes et les touristes, à respecter nos droits et notre statut, et à rester à lécart des Jeux de 2010 ». Le comité pour la promotion de Vancouver avait anticipé ce type de réaction et attiré lattention dans ses documents internes sur la nécessité dobtenir lappui dau moins quelques-uns des chefs des Premières Nations. « Si les Premières Nations saperçoivent que leurs droits ne sont plus reconnus et respectés en Colombie britannique, ils peuvent recourir à la presse, mener des actions directes ou engager un procès. Ceci aurait un impact négatif sur la candidature ».
Il nest donc pas surprenant que le Comité souhaite démarrer sa vente de lancement avec une cérémonie de bénédiction traditionnelle des Premières Nations. Préparez-vous à voir un nombre de plus en plus im-portant de manifestations de ce type voulant démontrer le respect que les autorités de Colombie britannique vouent aux cultures indigènes. Le summun sera atteint lors des grandioses cérémonies dinauguration et de clôture des olympiades (cf. Sydney et Salt Lake City) : elles seront bénies par les tambours indigènes et les effluves de plantes sacrées.
Mais nallez surtout pas voir dans ces cérémonies de bénédiction le signe dun véritable consensus politique.
Ces jeux sont loin dêtre considérés comme bénis des dieux.
Journaliste indépendante canadienne auteur de No logo : La Tyrannie des marques (Ed. Actes Sud, 2002) et Journal dune combattante, nouvelles du front de la mondialisation (Ed. Actes Sud, 2003).
(1) Huttes à transpirer utilisées dans le rituel de purification (N.D.L.R.).
Naomi Klein