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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
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Les multiples mondes d’une lettre enfouie


Ô justes, nous chierons dans vos ventres de grès

Arthur Rimbaud




De tous les exercices maladifs de la littérature politique moderne consacrée à Israël et à la guerre israélo-palestinienne, celui de la promotion « hagiographique » des propos de tel ou tel grand maître de la pensée est sans doute le plus stérile et peut-être le plus indigne. Bien sûr, on peut comprendre le souci que, de part et d’autre de cette frontière incertaine et déchirée où chaque aurore qui se lève apprend à « maudire l’existence de l’autre », les mots, tous les mots des grandes consciences du siècle passé, soient versés au profit ou au décompte d’un Camp. On peut comprendre ce souci, mais on ne saurait ni l’approuver ni s’en faire les complices. Rien ne paraît en effet plus illusoire et néfaste que d’alimenter ce second front littéraire. Les morts n’y trouvent pas le repos et les vivants qui dansent sur les morts n’y puisent aucun remède contre la désespérance. Le massacre de Damour en janvier 76 n’a pas eu son Genet. Est-il pour autant moins odieux que celui de Chatila ?

Avant la seconde Intifada qui a clos le processus de la reconnaissance réciproque, la condamnation symétrique des islamistes palestiniens radicaux et des colons extrémistes juifs tenait lieu de plate-forme politique commune. Aujourd’hui, ce ne sont plus les confins hallucinés ou exécrables des deux sociétés qui sont en lutte. Ce sont les majorités des deux peuples qui se regardent avec la mort dans les yeux. Ce qui distingue la civilisation de la barbarie, c’est la nuance, disait Oscar Wilde. La guerre a écrasé la nuance. Elle l’a écrasée dans la barbarie quotidienne des attentats et des représailles. Elle l’a aussi vaincue sur le second front des mots où s’emploient les petits justes aux ventres de grès ! J’en donnerai un exemple : Dans Le Monde du 5 Juillet, un titre : Freud contre « l’espérance injustifiée du sionisme » et un sous-titre : Le Corriere della Sera a mis la main sur une lettre du fondateur de la psychanalyse critiquant « le fanatisme irréaliste de (notre) peuple » et ajoutant que « la Palestine ne pourra jamais devenir un Etat juif ».

On poursuit : « TENUE EN SECRET (je n’invente pas les majuscules) pendant plus de soixante-dix ans, une lettre de Sigmund Freud risque de jeter le trouble dans les milieux juifs qui se croyaient autorisés à associer le fondateur de la psychanalyse au combat pour la création et la défense d’Israël ».

TENUE SECRETE… La missive freudienne, par ce secret même, par cette dissimulation continue et opiniâtre de soixante-dix longues années qui ont bouleversé l’histoire juive, acquiert l’autorité de la parole prophétique ou la force énigmatique et inquiétante d’un manuscrit de la Mer Morte capable de faire trembler les milieux chrétiens.

On s’attend à ce que soit enfin livrée, révélée dans toute sa puissance hérétique et subversive, la pensée freudienne étranglant le rêve sioniste dans son berceau, à la manière d’Hercule terrassant les serpents d’Héra. Or qu’écrit précisément Freud, dans cette lettre du bout du temps ?

La lettre de Freud, ou plutôt la réponse de Freud, datée du 26 juin 1930 – car il s’agit d’une réponse et non de la formulation souveraine et incirconstanciée d’un jugement – à une association sioniste de Jérusalem Keren Hajessod, lui demandant de protester contre les entraves par les Arabes de Palestine à l’exercice du culte juif et à l’accès au mur du Temple décline l’appel dans ces termes : « je ne pense pas que la Palestine pourra jamais devenir un Etat juif et que les mondes chrétien et islamique seront jamais disposés à voir leurs lieux sacrés sous le contrôle juif. J’aurais trouvé plus sensé de fonder une patrie juive sur une terre moins grevée d’histoire. Mais je reconnais qu’un point de vue aussi rationnel aurait peu de chances d’obtenir l’enthousiasme des gens et le soutien financier des riches. »

Il ne prend pas parti pour la cause arabe mais pense que la défiance palestinienne est due « en partie au fanatisme irréaliste de notre peuple ». Et il conclut « jugez-vous même si, avec une telle attitude critique, je suis la personne propre à conforter un peuple pris dans l’illusion d’une espérance injustifiée ».

Freud contre l’espérance injustifiée du sionisme ! annonçait le titre principal de l’article (c’est-à-dire injuste ou injustifiable, par extension sémantique). Or qu’est-il dit vraiment ? « un peuple pris dans l’illusion d’une espérance injustifiée », c’est-à-dire d’une espérance que rien ne vient justifier, conforter, fonder. Ce n’est pas le sionisme qui est réfuté par Freud, c’est l’illusion que les juifs se font de la tolérance par le monde chrétien et islamique d’un foyer national juif en Palestine et de sa pérennité. C’est très exactement la même vision sombre et désenchantée qui hante les dernières paroles du sioniste historique Ben Gourion sur l’Etat juif comme rêve et construction éphémères.

Soyons un peu lucides : quel juif assimilé, éclairé, influencé par la culture humaniste européenne, averti du sommeil de Dieu1 et vivant dans le bouillon cosmopolite résiduel de l’Empire austro-hongrois, pouvait encourager ces sionistes illuminés, fanatiquement illuminés par leur rêve de restauration d’un judaïsme souverain, sur une terre hostile et désertique du Néguev à la Samarie ? Cette quête est une folie, une passion qu’un esprit raisonnable et instruit doit écarter comme un piège pour le peuple juif.

Freud craignait le pire et ce n’est pourtant pas (pas encore…) en Palestine mais dans l’Europe cultivée dont il était une figure phare que le pire est survenu, justifiant au moins provisoirement l’illusion d’une espérance injustifiée.

L’avertissement de Freud est sans doute pesant, mais combien moins que les paroles de Stefan Zweig2 sur l’absurdité d’un nationalisme juif ou d’un Viktor Klemperer resté en terre allemande après la victoire du nazisme et qui, malgré la honte et l’amertume de sa condition de paria, fustigea les propagandistes sionistes comme de vulgaires et pitoyables déserteurs.

Bien sûr, on peut relever des exceptions : Gershom Scholem, l’ami de Walter Benjamin ou Martin Buber, par exemple, mais la majorité des juifs assimilés d’Allemagne et d’Autriche partageaient, dans les années trente, le jugement de Freud.

Alors quelle révélation cachée, quelle parole déposée en un lieu sûr et inviolable méritaient une telle publicité, après soixante-dix ans de silence ?

Rien, absolument rien que l’on ne sache déjà ! Rien qui, pour être clair, ne peut armer la critique lucide de la politique israélienne depuis la guerre des six jours qui fut un triomphe militaire et un désastre politique.

En revanche, quelque chose s’éclaire dans les articles du Corriere della Sera et du Monde sur l’attitude européenne vis-à-vis d’Israël dont je voudrais dire un mot.

Depuis la Shoah, on a pris l’habitude, certes honorable et nécessaire, de traquer ou de suspecter dans tel ou tel livre ou manifeste politique les traces d’un antisémitisme récurrent. Mais on s’interroge peu ou pas sur ce que pourrait être une attitude philosémite, c’est-à-dire qui témoigne d’une attention particulière et bienveillante à l’égard du monde juif, de sa littérature midrashique et cabaliste, de sa profondeur messianique, de son entêtement à questionner la parole du Sinaï, de son expérience de l’exil, de l’accueil et de la haine (comme il y a des amateurs de culture française, ou des hispanisants, des germanistes, des hellénistes, etc.). Comme si toute inclination philosémite trahissait une forme de soutien servile à la violence de l’Etat d’Israël, on préfère la taire, la cacher, l’entourer de nombreuses précautions verbales.

Alors que de nombreux rameaux philo-sémites ou juifs de l’époque de Freud affichaient sans honte leurs critiques des idéaux sionistes, la parole est hésitante, craintive, malaisée depuis la Shoah et les avatars de la politique d’Israël. Nietzsche manifesta en son temps son attachement à une certaine tradition judaïque exilique et protesta contre les ânes nationalistes antisémites de l’Europe.3 Aujourd’hui, tout se passe comme si la parole philosémite était piégée par le

lien inconditionnel (on pourrait presque dire vassal) entre la richesse contrastée du judaïsme diasporique et la défense de l’Etat d’Israël et abandonnait à ses adversaires la formulation d’une critique politique et éthique pertinente de l’Etat hébreu.

A-t-on aujourd’hui besoin de rappeler les propos du même Sigmund Freud qu’une parole non philo-sémite (et pas forcément antisémite ; c’est sur cette frontière sémantique que se déploient tous les malentendus4) ne peut pas entendre : « ce qui me lie au judaïsme, ce n’est pas la foi, ni l’orgueil national, même quand j’en sens l’inclination, mais tant d’autres choses qui rendent irrésistible l’attrait pour le judaïsme et les juifs ».

L’adresse aux frères, depuis le Frères humains qui après nous vivez de Villon jusqu’à la fraternité universelle symbolisée en son temps par l’URSS et investie d’une manière plus récente par certains courants altermondialistes semble oublier le frère juif5 Il ne viendrait à l’esprit de personne (ou de si peu…) de s’adresser à l’israélien comme à un frère.

C’est pourquoi ces mots de Maurice Blanchot méritent d’être rappelés aujourd’hui. « C’est évidemment la persécution nazie (elle s’exerça dès l’origine, contrairement à ce dont voudraient nous persuader certains professeurs de philosophie, pour nous faire croire qu’en 1933, lorsque Heidegger y adhéra, le national-socialisme était encore une doctrine convenable, qui ne méritait pas de condamnation) qui nous fit sentir que les juifs étaient nos frères et le judaïsme plus qu’une culture et même plus qu’une religion, mais le fondement de nos relations avec autrui ».



C’est tout cela qu’occulte ou déforme la présentation de la missive freudienne dans nos grands journaux européens et qui suspend encore, une fois de plus, l’adresse commune (existera-t-elle un jour ?) aux frères israéliens et palestiniens – osons le mot – sur l’écoute d’une histoire à venir…

(1) Et qui, disons-le en passant, ne s’est pas réveillé à Auschwitz, pendu qu’Il est à la potence du camp nazi.
(2) « Plus le rêve menace de se réaliser, ce dangereux rêve d’Etat juif avec canons, drapeaux et médailles, plus je suis déterminé à aimer l’idée douloureuse de la diaspora, à préférer le destin des juifs plutôt que leur bien-être ».
(3) On peut lire à ce sujet l’excellent livre de Yirmayahu Yovel sur « les juifs selon Hegel et Nietzsche ».
(4) On pourrait tenter d’éclairer ce malentendu par les articles récents de Balibar et de Marty dans les colonnes du Monde, le premier stigmatisant le danger totalitaire du mur de l’apartheid et le second plaidant pour la construction légitime d’une barrière de sécurité Ces deux points de vue sont irréconciliables et néanmoins, ni l’un ni l’autre ne sont foncièrement faux. Quand on se place sur le terrain de la philosophie politique, du droit international et d’une réflexion éthique sur les frontières, Balibar a raison de souligner qu’Israël ne peut en aucun cas s’exonérer de ses responsabilités politiques dans la décomposition de la société palestinienne et que la construction d’un tel mur fait reculer l’espoir d’une démocratisation partagée.
Marty se place sur un tout autre plan. Face au soleil des kamikazes, à la haine anti-juive qui saisit une fraction croissante de l’opinion palestinienne sous la férule des ennemis islamistes jurés d’Israël, il approuve l’édification d’une ligne de « sécurité » comme un moindre mal, une promesse de répit contre les désastres d’une guerre totale menée dans un esprit d’extermination mystique.
La synthèse de ces deux pensées résolument hostiles est difficilement pensable. Et pourtant, elle est indispensable si on veut œuvrer à la paix !
(5) Il faut peut-être en chercher la cause dans ces mots de Freud à la fin de son livre L’homme Moïse et la religion monothéiste : Issu d’une religion du Père, le christianisme devint une religion du Fils. Il n’a pas échappé à la fatalité d’avoir à écarter le Père. Et les frères sont d’abord des fils…

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