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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
par Bertrand Ogilvie
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Le foulard islamique en questions


Il serait naïf de croire que la question dite du « voile islamique », qui agite une partie de l’opinion publique en France à intervalles réguliers depuis quelques années, puisse être cantonnée à ces termes apparents : l’école, la laïcité, la religion, l’islam redouté dans sa dimension conquérante et ses liens supposés avec les mouvements terroristes. Dès la description du phénomène, la simplicité n’est déjà plus de mise. Porté par un certain nombre de jeunes françaises de plus en plus fréquemment mais sans qu’on puisse non plus y voir un phénomène de masse, ce voile ne peut-être réduit à une signification univoque. Affirmation d’appartenance à une religion ? Revendication identitaire polémique liée tant à une situation intérieure dégradée qu’à une situation internationale excessivement violente ? Inversement, raidissement communautaire passant par le marquage sexuel des femmes soumises à l’arbitraire de la volonté des pères et des frères désireux de souligner leur capacité à définir des limites, des zones d’exceptions par rapport à l’étendue des droits républicains égalitaires qu’ils continuent à revendiquer néanmoins pour eux-mêmes ? Inversement encore, récupération de la protection de façade du voile, soi-disant garant de moralité, par des jeunes filles qui, à l’abri de cette frontière intérieure textile, peuvent s’avancer en terrain ennemi et se mêler à toutes les activités sociales, formatrices et professionnelles qui leur assureraient alors une émancipation réelle par rapport à la famille (certes ambiguë et peut-être chèrement payée) ? Superficiel effet de mode caractérisant une classe moyenne détournant des codes idéologico-politiques au profit de stratégies classiques de redéfinition de l’honorabilité bourgeoise et petite bourgeoise réinterprétée dans un langage communautaire et permettant de conférer une visibilité aux « filles bonnes à marier » ? Toutes ces interprétations, et d’autres, ont cours ; aucune ne peut être purement et simplement repoussée.

Pourtant, s’en tenir à cet éclatement ou même rechercher (sans doute vainement) un éventuel facteur dominant masquerait complètement à notre sens à la fois l’enjeu du phénomène et des prises de positions qu’il appelle, mais aussi l’occasion et peut-être la chance qu’il nous offre de reposer, d’énoncer et de tenter de déplacer un certain nombre de difficultés qui minent en profondeur, depuis une quarantaine d’années, la société française et maintenant sans doute, au-delà, l’Europe en construction. Même si dans cette affaire les singularités françaises sont nombreuses, elles ne l’emportent pas sur le problème commun de la constitution d’un nouvel espace confronté à des choix

et à des orientations difficilement compatibles : communauté des riches visant à la constitution d’une puissance alternative fondée sur une homogénéité morale et idéologique ou articulation de peuples profondément liés par leur histoire et leurs conflits et capables de transformer une hétérogénéité profonde, économique et culturelle, reconnue et assumée, en une politique. Europe Wasp ou euroméditerrannée.

Les successives « affaires de voile », toujours déclenchées par des personnels de l’éducation nationale, au nom de principes et jamais en fonction de faits, ne font que révéler la profonde dégradation de la politique d’intégration d’un pays qui n’a pas trouvé le moyen de sortir de manière inventive et productive de sa situation post-coloniale (et néo-coloniale) et chez lequel les évolutions de la situation internationale ne déclenchent souvent que la répétition de gestes réflexes devenus en partie vides de contenu (défense de la laïcité et du roquefort). Il nous semble possible de ne pas en rester là, et de telles affaires sont littéralement d’heureuses provocations et des incitations à inventer.

En guise d’amorce pour la discussion, je voudrais souligner d’une part, que je n’entends pas ici la question de l’intégration en son sens traditionnel, mais que je lui donne une bien plus grande extension, et d’autre part, et inversement, que je me contenterai d’aborder la question par un seul biais, celui de la temporalité propre du politique. L’intégration dont il s’agit (et dont on évoque ici la crise) n’est pas à mes yeux seulement celle des populations étrangères venues chercher du travail ou un refuge sur le territoire national puis de leur descendance, mais c’est aussi l’intégration de ces nouvelles couches générationnelles soi-disant autochtones qui, en réalité, débarquent à leur naissance, dans les maternités, dans un monde qui leur est littéralement étranger et qui le leur fait bien savoir, ce à quoi ils réagissent en retour. C’est en effet des années 1960 que datent l’apparition de cette thématique ou de cette perception de la « jeunesse » comme entité séparée, dangereuse, hostile ou au moins « à problème ». Et c’est aussi de ces années que date l’élection d’une pièce de vêtement comme représentation de ce problème : le « blouson noir » est en ce sens un ancêtre du « voile ». Ce n’est pas un hasard si c’est dans le système éducatif, investi en France du monopole de l’opération politique de la « reproduction », qu’est apparu cette crise symptomatique révélatrice, profondément liée à la question de l’enseignement, de ses formes et de ses contenus et donc de ses finalités réelles. En dernière analyse, la question du voile et celle de la pédagogie ne sont que les deux faces d’une même difficulté politique. Cette dernière peut tenir en quelques mots : renoncement à l’idée que l’intégration (l’enseignement, la production d’appartenance et d’identité) est une tâche historique et politique relevant d’une temporalité propre (et longue) au profit d’une intégration perçue comme attribution ou reconnaissance d’une qualité saisie dans l’instant (vous êtes français ou vous ne l’êtes pas, vous êtes voilée ou vous ne l’êtes pas, vous êtes bon élève ou vous ne l’êtes pas).

Cette essentialisation de l’appartenance est sans doute un point crucial autour duquel se jouera, dans les années à venir, la possibilité pour la France et pour l’Europe de définir de nouvelles règles mais aussi de nouvelles coutumes, de nouvelles habitudes permettant de développer des liens sociaux, politiques, économiques, culturels qui échapperaient au double écueil de l’homogénéisation sauvage comme du communautarisme. Derrière le projet de réglementer, voire de légiférer contre le port du voile par des élèves dans les établissements scolaires se trouve dissimulé le projet d’ensemble d’une société par rapport à ses nouveaux arrivants qui ne voit plus en eux le moyen de se redéfinir, mais le risque inquiétant d’un écart par rapport à la répétition du même, renforcé par l’intensification spectaculaire de la plasticité du monde dans le contexte du capitalisme contemporain dont il est difficile de désigner des secteurs dans lesquels il n’introduise pas de bouleversements.

Puisque la laïcité est le grand principe toujours invoqué en la circonstance, il me semble utile de tenter d’en formuler à nouveau la signification, quitte à faire apparaître le contresens dont elle fait l’objet dans la circonstance. On ne répétera pas que les règles de tenue vestimentaire ne concernent que les personnels enseignants et non les élèves, ni que les autres éléments susceptibles d’être interprétés comme signes de discrimination (vêtements coûteux, croix et autres médail-les, kippa, respect des fêtes religieuses catholiques, etc.) n’ont jamais, par le passé, créé de difficulté. L’abandon de la blouse grise, qui était le remède absolu à ces différenciations, s’est effectué discrètement au fil de l’évolution des mœurs et des modes. Il n’y a pas lieu d’y revenir sous peine de ridicule. La laïcité n’a guère à voir avec cette police des costumes censée exprimer une neutralité républicaine. Telle que les révolutionnaires, entre 1791 et 1794, en ont conçu l’esprit (on sait que la lettre du principe ne s’inscrit dans la loi qu’en 1905), elle condense le projet de fondation d’un Etat de Droit. En effet, toute constitution émanant de la volonté d’un peuple en un moment constituant ne peut que fonctionner à son tour comme un héritage, une tradition pour la génération suivante : toute république, de par le simple écoulement du temps, est amenée à redevenir un régime d’autorité sinon autoritaire. Le seul moyen d’éviter cette dés-institution perpétuelle du politique est de créer une structure qui permette à chaque moment du temps, pour chaque classe d’âge successive, de recréer les conditions concrètes dans

lesquels la constitution puisse être en quelque sorte « re-voulue » (ou modifiée) « en connaissance de cause ». D’où l’importance décisive de la connaissance dans la perpétuelle re-fondation du politique : cette structure, c’est l’École de la République, lieu d’instruction générale et donc de formation politique par autonomisation des individus (des esprits et des corps) par rapport à toute autorité susceptible de leur faire subir l’innovation constituante du passé (même proche) comme une tradition. Si le contexte historique, de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle, a conduit à stigmatiser prioritairement l’autorité religieuse, relayée par la famille, comme ennemi principal, il ne faut pas oublier que l’esprit d’examen ou esprit critique que l’Ecole a pour tâche de développer vise toute autorité, quelle qu’elle soit, conforme en cela au vieil adage kantien : rien n’échappe à la critique de la raison, même pas la raison elle-même. C’est bien pourquoi le monde du travail, de la grande industrie, fut sporadiquement aussi l’une des cibles de la formation scolaire générale (dont la scolarisation obligatoire fut la déclaration de guerre principale, mais avec les multiples contradictions liées aux différents cycles primaires et secondaires sur lesquels nous ne pouvons revenir ici). La critique de l’institution par elle-même, comme l’a montré la période qui a débuté avec la révolution culturelle de mai 1968 et qui a révélé pour longtemps l’homogénéité globale d’un corps enseignant installé dans une radicalité critique par rapport à son propre employeur (phénomène unique en Europe et peut-être au-delà), fait partie des raisons d’être et des objectifs fondamentaux d’une laïcité bien comprise. Notons toutefois que les enseignants français, critiques à juste titre de leur institution, ne vont pas jusqu’à l’être d’eux-mêmes et refusent globalement les procédures d’évaluation par les élèves et les étudiants qui sont la règle dans les pays anglo-saxons, il est vrai dans un contexte complètement différent. Français, encore un effort..!

On comprend, dans ces conditions, qu’il est complètement absurde de faire dépendre le droit d’entrer dans cette institution de la possession de ce qu’elle est censée produire à sa sortie. Demander à de jeunes musulmanes d’enlever leur voile avant d’entrer en classe est un peu l’équivalent de leur faire passer les épreuves du baccalauréat à l’entrée en sixième. La décennie qu’elles peuvent et que nous avons le devoir de leur faire passer à l’école, c’est justement le temps qu’elles auront pour apprendre la signification (les significations et les enjeux) de ce voile et pour prendre la décision de le garder ou de l’enlever, « en connaissance de cause ». Si elles le gardent, ce sera en fonction de choix qui ne seront plus ceux des autres, familles, mollahs, mais les leurs, avec leurs corrélat : par exemple, elles sauront qu’elles ne pourront prendre part à aucune fonction d’Etat ; si elles l’enlèvent, c’est qu’elles auront choisi une autre situation dans l’espace public, un autre mode d’appartenance et de participation. En tout cas le temps leur aura été donné de mener cette réflexion et de faire ce choix, de venir occuper la place qui est celle de la citoyenneté se re-voulant elle-même (ou non) en connaissance de cause, le temps aura été donné à la laïcité d’exister selon sa logique et sa temporalité propres.

Le second point qui revient sans cesse dans les discussions est celui de la religion. Or ce point se décompose à son tour en deux questions : d’une part, il s’agit de savoir si c’est la meilleure manière d’analyser le port du voile que de l’assimiler à un signe d’appartenance religieux, d’autre part, il s’agit d’apprécier la part prise par le développement ou le redéploiement de l’influence des religions en France et en Europe (restauration de l’enseignement religieux dans les lycées espagnols, pressions insistantes des gouvernements polonais, espagnol, du Vatican pour introduire une référence à la chrétienté dans la constitution européenne, organisation du statut des musulmans en France, incidences de la guerre israélo-palestinienne sur la réaffirmation du judaïsme et de l’islam comme réservoirs de principes pratiques…). Sur le premier point, il nous a semblé important de déplacer l’assimilation commune du voile à un signe religieux. Montrer qu’il s’agit plutôt d’un marquage d’asservissement sexuel, d’une entreprise de mainmise sur le corps et le désir des femmes, d’une tentative, pour reprendre la forte expression de Fethi Benslama, en vue « d’inclure l’exclusion de la femme dans l’espace public », c’est d’ail-leurs renverser l’analyse qui conduit de la religion à ses signes et faire apparaître toutes les religions comme des entreprises de contrôle du désir, des corps et des rapports entre les femmes et les hommes traduits dans des systèmes de croyance organisés autour de l’obsession de la pureté et du salut de l’âme. Que des individus (hommes et fem-mes), désarmés face à leur propre corps, à leur désir, à leur jouissance et au risque de la jouissance de l’autre s’emparent de ces instruments d’asservissements qui leur sont offerts par des institutions et des Etats pour se protéger contre eux-mêmes et aillent, dans des circonstances extrêmes, jusqu’à échanger l’interdit de jouir contre le droit de tuer ne fait que compliquer la situation et montrer l’impossibilité de légiférer de l’extérieur sur de telles questions. Raison de plus pour comprendre le principe de laïcité comme instauration d’une temporalité qui permet aux individus d’identifier leurs identités comme des positions relatives et des mo-ments transitoires.

Si le voile, comme symbole, doit être combattu, ce n’est certainement pas à l’entrée de l’école, mais plutôt à sa sortie, et plutôt dans la rue et dans tous les espaces publics où il est susceptible d’introduire une discrimination qu’à l’école, par l’enseignement et la discussion et non avec des lois. Ce qui est en jeu, fondamentalement, c’est la lutte contre ce préjugé trop répandu qui voit dans les religions la source naturelle de « valeurs » considérées pêle-mêle comme seuls principes d’analyse critique de la civilisation capitaliste et seuls guides de comportement des corps. Ce monopole, que s’attribuent les

religions monothéistes, trop vite accepté au nom d’une représentation lénifiante de la tolérance et d’un partage mal défini entre la liberté de conscience, le for intérieur et le comportement public, vient en fait masquer l’enjeu fondamentalement politique de l’attitude d’un Etat face à l’hétérogénéité irréductible de ses membres, quelque soit leur histoire, récente ou plus ancienne.

Pour prolonger cette réflexion, retrouvez une contribution de Bertrand Ogilvie dans un ouvrage collectif à paraître 4e trimestre 2003 Hidjab. Le foulard islamique en questions aux éditions Amsterdam.
Bertrand Ogilvie

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