Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
© Passant n°47 [octobre 2003 - décembre 2003]
par Bertrand Ogilvie
Imprimer l'articleLe foulard islamique en questions
Il serait naïf de croire que la question dite du « voile islamique », qui agite une partie de lopinion publique en France à intervalles réguliers depuis quelques années, puisse être cantonnée à ces termes apparents : lécole, la laïcité, la religion, lislam redouté dans sa dimension conquérante et ses liens supposés avec les mouvements terroristes. Dès la description du phénomène, la simplicité nest déjà plus de mise. Porté par un certain nombre de jeunes françaises de plus en plus fréquemment mais sans quon puisse non plus y voir un phénomène de masse, ce voile ne peut-être réduit à une signification univoque. Affirmation dappartenance à une religion ? Revendication identitaire polémique liée tant à une situation intérieure dégradée quà une situation internationale excessivement violente ? Inversement, raidissement communautaire passant par le marquage sexuel des femmes soumises à larbitraire de la volonté des pères et des frères désireux de souligner leur capacité à définir des limites, des zones dexceptions par rapport à létendue des droits républicains égalitaires quils continuent à revendiquer néanmoins pour eux-mêmes ? Inversement encore, récupération de la protection de façade du voile, soi-disant garant de moralité, par des jeunes filles qui, à labri de cette frontière intérieure textile, peuvent savancer en terrain ennemi et se mêler à toutes les activités sociales, formatrices et professionnelles qui leur assureraient alors une émancipation réelle par rapport à la famille (certes ambiguë et peut-être chèrement payée) ? Superficiel effet de mode caractérisant une classe moyenne détournant des codes idéologico-politiques au profit de stratégies classiques de redéfinition de lhonorabilité bourgeoise et petite bourgeoise réinterprétée dans un langage communautaire et permettant de conférer une visibilité aux « filles bonnes à marier » ? Toutes ces interprétations, et dautres, ont cours ; aucune ne peut être purement et simplement repoussée.
Pourtant, sen tenir à cet éclatement ou même rechercher (sans doute vainement) un éventuel facteur dominant masquerait complètement à notre sens à la fois lenjeu du phénomène et des prises de positions quil appelle, mais aussi loccasion et peut-être la chance quil nous offre de reposer, dénoncer et de tenter de déplacer un certain nombre de difficultés qui minent en profondeur, depuis une quarantaine dannées, la société française et maintenant sans doute, au-delà, lEurope en construction. Même si dans cette affaire les singularités françaises sont nombreuses, elles ne lemportent pas sur le problème commun de la constitution dun nouvel espace confronté à des choix
et à des orientations difficilement compatibles : communauté des riches visant à la constitution dune puissance alternative fondée sur une homogénéité morale et idéologique ou articulation de peuples profondément liés par leur histoire et leurs conflits et capables de transformer une hétérogénéité profonde, économique et culturelle, reconnue et assumée, en une politique. Europe Wasp ou euroméditerrannée.
Les successives « affaires de voile », toujours déclenchées par des personnels de léducation nationale, au nom de principes et jamais en fonction de faits, ne font que révéler la profonde dégradation de la politique dintégration dun pays qui na pas trouvé le moyen de sortir de manière inventive et productive de sa situation post-coloniale (et néo-coloniale) et chez lequel les évolutions de la situation internationale ne déclenchent souvent que la répétition de gestes réflexes devenus en partie vides de contenu (défense de la laïcité et du roquefort). Il nous semble possible de ne pas en rester là, et de telles affaires sont littéralement dheureuses provocations et des incitations à inventer.
En guise damorce pour la discussion, je voudrais souligner dune part, que je nentends pas ici la question de lintégration en son sens traditionnel, mais que je lui donne une bien plus grande extension, et dautre part, et inversement, que je me contenterai daborder la question par un seul biais, celui de la temporalité propre du politique. Lintégration dont il sagit (et dont on évoque ici la crise) nest pas à mes yeux seulement celle des populations étrangères venues chercher du travail ou un refuge sur le territoire national puis de leur descendance, mais cest aussi lintégration de ces nouvelles couches générationnelles soi-disant autochtones qui, en réalité, débarquent à leur naissance, dans les maternités, dans un monde qui leur est littéralement étranger et qui le leur fait bien savoir, ce à quoi ils réagissent en retour. Cest en effet des années 1960 que datent lapparition de cette thématique ou de cette perception de la « jeunesse » comme entité séparée, dangereuse, hostile ou au moins « à problème ». Et cest aussi de ces années que date lélection dune pièce de vêtement comme représentation de ce problème : le « blouson noir » est en ce sens un ancêtre du « voile ». Ce nest pas un hasard si cest dans le système éducatif, investi en France du monopole de lopération politique de la « reproduction », quest apparu cette crise symptomatique révélatrice, profondément liée à la question de lenseignement, de ses formes et de ses contenus et donc de ses finalités réelles. En dernière analyse, la question du voile et celle de la pédagogie ne sont que les deux faces dune même difficulté politique. Cette dernière peut tenir en quelques mots : renoncement à lidée que lintégration (lenseignement, la production dappartenance et didentité) est une tâche historique et politique relevant dune temporalité propre (et longue) au profit dune intégration perçue comme attribution ou reconnaissance dune qualité saisie dans linstant (vous êtes français ou vous ne lêtes pas, vous êtes voilée ou vous ne lêtes pas, vous êtes bon élève ou vous ne lêtes pas).
Cette essentialisation de lappartenance est sans doute un point crucial autour duquel se jouera, dans les années à venir, la possibilité pour la France et pour lEurope de définir de nouvelles règles mais aussi de nouvelles coutumes, de nouvelles habitudes permettant de développer des liens sociaux, politiques, économiques, culturels qui échapperaient au double écueil de lhomogénéisation sauvage comme du communautarisme. Derrière le projet de réglementer, voire de légiférer contre le port du voile par des élèves dans les établissements scolaires se trouve dissimulé le projet densemble dune société par rapport à ses nouveaux arrivants qui ne voit plus en eux le moyen de se redéfinir, mais le risque inquiétant dun écart par rapport à la répétition du même, renforcé par lintensification spectaculaire de la plasticité du monde dans le contexte du capitalisme contemporain dont il est difficile de désigner des secteurs dans lesquels il nintroduise pas de bouleversements.
Puisque la laïcité est le grand principe toujours invoqué en la circonstance, il me semble utile de tenter den formuler à nouveau la signification, quitte à faire apparaître le contresens dont elle fait lobjet dans la circonstance. On ne répétera pas que les règles de tenue vestimentaire ne concernent que les personnels enseignants et non les élèves, ni que les autres éléments susceptibles dêtre interprétés comme signes de discrimination (vêtements coûteux, croix et autres médail-les, kippa, respect des fêtes religieuses catholiques, etc.) nont jamais, par le passé, créé de difficulté. Labandon de la blouse grise, qui était le remède absolu à ces différenciations, sest effectué discrètement au fil de lévolution des murs et des modes. Il ny a pas lieu dy revenir sous peine de ridicule. La laïcité na guère à voir avec cette police des costumes censée exprimer une neutralité républicaine. Telle que les révolutionnaires, entre 1791 et 1794, en ont conçu lesprit (on sait que la lettre du principe ne sinscrit dans la loi quen 1905), elle condense le projet de fondation dun Etat de Droit. En effet, toute constitution émanant de la volonté dun peuple en un moment constituant ne peut que fonctionner à son tour comme un héritage, une tradition pour la génération suivante : toute république, de par le simple écoulement du temps, est amenée à redevenir un régime dautorité sinon autoritaire. Le seul moyen déviter cette dés-institution perpétuelle du politique est de créer une structure qui permette à chaque moment du temps, pour chaque classe dâge successive, de recréer les conditions concrètes dans
lesquels la constitution puisse être en quelque sorte « re-voulue » (ou modifiée) « en connaissance de cause ». Doù limportance décisive de la connaissance dans la perpétuelle re-fondation du politique : cette structure, cest lÉcole de la République, lieu dinstruction générale et donc de formation politique par autonomisation des individus (des esprits et des corps) par rapport à toute autorité susceptible de leur faire subir linnovation constituante du passé (même proche) comme une tradition. Si le contexte historique, de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle, a conduit à stigmatiser prioritairement lautorité religieuse, relayée par la famille, comme ennemi principal, il ne faut pas oublier que lesprit dexamen ou esprit critique que lEcole a pour tâche de développer vise toute autorité, quelle quelle soit, conforme en cela au vieil adage kantien : rien néchappe à la critique de la raison, même pas la raison elle-même. Cest bien pourquoi le monde du travail, de la grande industrie, fut sporadiquement aussi lune des cibles de la formation scolaire générale (dont la scolarisation obligatoire fut la déclaration de guerre principale, mais avec les multiples contradictions liées aux différents cycles primaires et secondaires sur lesquels nous ne pouvons revenir ici). La critique de linstitution par elle-même, comme la montré la période qui a débuté avec la révolution culturelle de mai 1968 et qui a révélé pour longtemps lhomogénéité globale dun corps enseignant installé dans une radicalité critique par rapport à son propre employeur (phénomène unique en Europe et peut-être au-delà), fait partie des raisons dêtre et des objectifs fondamentaux dune laïcité bien comprise. Notons toutefois que les enseignants français, critiques à juste titre de leur institution, ne vont pas jusquà lêtre deux-mêmes et refusent globalement les procédures dévaluation par les élèves et les étudiants qui sont la règle dans les pays anglo-saxons, il est vrai dans un contexte complètement différent. Français, encore un effort..!
On comprend, dans ces conditions, quil est complètement absurde de faire dépendre le droit dentrer dans cette institution de la possession de ce quelle est censée produire à sa sortie. Demander à de jeunes musulmanes denlever leur voile avant dentrer en classe est un peu léquivalent de leur faire passer les épreuves du baccalauréat à lentrée en sixième. La décennie quelles peuvent et que nous avons le devoir de leur faire passer à lécole, cest justement le temps quelles auront pour apprendre la signification (les significations et les enjeux) de ce voile et pour prendre la décision de le garder ou de lenlever, « en connaissance de cause ». Si elles le gardent, ce sera en fonction de choix qui ne seront plus ceux des autres, familles, mollahs, mais les leurs, avec leurs corrélat : par exemple, elles sauront quelles ne pourront prendre part à aucune fonction dEtat ; si elles lenlèvent, cest quelles auront choisi une autre situation dans lespace public, un autre mode dappartenance et de participation. En tout cas le temps leur aura été donné de mener cette réflexion et de faire ce choix, de venir occuper la place qui est celle de la citoyenneté se re-voulant elle-même (ou non) en connaissance de cause, le temps aura été donné à la laïcité dexister selon sa logique et sa temporalité propres.
Le second point qui revient sans cesse dans les discussions est celui de la religion. Or ce point se décompose à son tour en deux questions : dune part, il sagit de savoir si cest la meilleure manière danalyser le port du voile que de lassimiler à un signe dappartenance religieux, dautre part, il sagit dapprécier la part prise par le développement ou le redéploiement de linfluence des religions en France et en Europe (restauration de lenseignement religieux dans les lycées espagnols, pressions insistantes des gouvernements polonais, espagnol, du Vatican pour introduire une référence à la chrétienté dans la constitution européenne, organisation du statut des musulmans en France, incidences de la guerre israélo-palestinienne sur la réaffirmation du judaïsme et de lislam comme réservoirs de principes pratiques ). Sur le premier point, il nous a semblé important de déplacer lassimilation commune du voile à un signe religieux. Montrer quil sagit plutôt dun marquage dasservissement sexuel, dune entreprise de mainmise sur le corps et le désir des femmes, dune tentative, pour reprendre la forte expression de Fethi Benslama, en vue « dinclure lexclusion de la femme dans lespace public », cest dail-leurs renverser lanalyse qui conduit de la religion à ses signes et faire apparaître toutes les religions comme des entreprises de contrôle du désir, des corps et des rapports entre les femmes et les hommes traduits dans des systèmes de croyance organisés autour de lobsession de la pureté et du salut de lâme. Que des individus (hommes et fem-mes), désarmés face à leur propre corps, à leur désir, à leur jouissance et au risque de la jouissance de lautre semparent de ces instruments dasservissements qui leur sont offerts par des institutions et des Etats pour se protéger contre eux-mêmes et aillent, dans des circonstances extrêmes, jusquà échanger linterdit de jouir contre le droit de tuer ne fait que compliquer la situation et montrer limpossibilité de légiférer de lextérieur sur de telles questions. Raison de plus pour comprendre le principe de laïcité comme instauration dune temporalité qui permet aux individus didentifier leurs identités comme des positions relatives et des mo-ments transitoires.
Si le voile, comme symbole, doit être combattu, ce nest certainement pas à lentrée de lécole, mais plutôt à sa sortie, et plutôt dans la rue et dans tous les espaces publics où il est susceptible dintroduire une discrimination quà lécole, par lenseignement et la discussion et non avec des lois. Ce qui est en jeu, fondamentalement, cest la lutte contre ce préjugé trop répandu qui voit dans les religions la source naturelle de « valeurs » considérées pêle-mêle comme seuls principes danalyse critique de la civilisation capitaliste et seuls guides de comportement des corps. Ce monopole, que sattribuent les
religions monothéistes, trop vite accepté au nom dune représentation lénifiante de la tolérance et dun partage mal défini entre la liberté de conscience, le for intérieur et le comportement public, vient en fait masquer lenjeu fondamentalement politique de lattitude dun Etat face à lhétérogénéité irréductible de ses membres, quelque soit leur histoire, récente ou plus ancienne.
Pourtant, sen tenir à cet éclatement ou même rechercher (sans doute vainement) un éventuel facteur dominant masquerait complètement à notre sens à la fois lenjeu du phénomène et des prises de positions quil appelle, mais aussi loccasion et peut-être la chance quil nous offre de reposer, dénoncer et de tenter de déplacer un certain nombre de difficultés qui minent en profondeur, depuis une quarantaine dannées, la société française et maintenant sans doute, au-delà, lEurope en construction. Même si dans cette affaire les singularités françaises sont nombreuses, elles ne lemportent pas sur le problème commun de la constitution dun nouvel espace confronté à des choix
et à des orientations difficilement compatibles : communauté des riches visant à la constitution dune puissance alternative fondée sur une homogénéité morale et idéologique ou articulation de peuples profondément liés par leur histoire et leurs conflits et capables de transformer une hétérogénéité profonde, économique et culturelle, reconnue et assumée, en une politique. Europe Wasp ou euroméditerrannée.
Les successives « affaires de voile », toujours déclenchées par des personnels de léducation nationale, au nom de principes et jamais en fonction de faits, ne font que révéler la profonde dégradation de la politique dintégration dun pays qui na pas trouvé le moyen de sortir de manière inventive et productive de sa situation post-coloniale (et néo-coloniale) et chez lequel les évolutions de la situation internationale ne déclenchent souvent que la répétition de gestes réflexes devenus en partie vides de contenu (défense de la laïcité et du roquefort). Il nous semble possible de ne pas en rester là, et de telles affaires sont littéralement dheureuses provocations et des incitations à inventer.
En guise damorce pour la discussion, je voudrais souligner dune part, que je nentends pas ici la question de lintégration en son sens traditionnel, mais que je lui donne une bien plus grande extension, et dautre part, et inversement, que je me contenterai daborder la question par un seul biais, celui de la temporalité propre du politique. Lintégration dont il sagit (et dont on évoque ici la crise) nest pas à mes yeux seulement celle des populations étrangères venues chercher du travail ou un refuge sur le territoire national puis de leur descendance, mais cest aussi lintégration de ces nouvelles couches générationnelles soi-disant autochtones qui, en réalité, débarquent à leur naissance, dans les maternités, dans un monde qui leur est littéralement étranger et qui le leur fait bien savoir, ce à quoi ils réagissent en retour. Cest en effet des années 1960 que datent lapparition de cette thématique ou de cette perception de la « jeunesse » comme entité séparée, dangereuse, hostile ou au moins « à problème ». Et cest aussi de ces années que date lélection dune pièce de vêtement comme représentation de ce problème : le « blouson noir » est en ce sens un ancêtre du « voile ». Ce nest pas un hasard si cest dans le système éducatif, investi en France du monopole de lopération politique de la « reproduction », quest apparu cette crise symptomatique révélatrice, profondément liée à la question de lenseignement, de ses formes et de ses contenus et donc de ses finalités réelles. En dernière analyse, la question du voile et celle de la pédagogie ne sont que les deux faces dune même difficulté politique. Cette dernière peut tenir en quelques mots : renoncement à lidée que lintégration (lenseignement, la production dappartenance et didentité) est une tâche historique et politique relevant dune temporalité propre (et longue) au profit dune intégration perçue comme attribution ou reconnaissance dune qualité saisie dans linstant (vous êtes français ou vous ne lêtes pas, vous êtes voilée ou vous ne lêtes pas, vous êtes bon élève ou vous ne lêtes pas).
Cette essentialisation de lappartenance est sans doute un point crucial autour duquel se jouera, dans les années à venir, la possibilité pour la France et pour lEurope de définir de nouvelles règles mais aussi de nouvelles coutumes, de nouvelles habitudes permettant de développer des liens sociaux, politiques, économiques, culturels qui échapperaient au double écueil de lhomogénéisation sauvage comme du communautarisme. Derrière le projet de réglementer, voire de légiférer contre le port du voile par des élèves dans les établissements scolaires se trouve dissimulé le projet densemble dune société par rapport à ses nouveaux arrivants qui ne voit plus en eux le moyen de se redéfinir, mais le risque inquiétant dun écart par rapport à la répétition du même, renforcé par lintensification spectaculaire de la plasticité du monde dans le contexte du capitalisme contemporain dont il est difficile de désigner des secteurs dans lesquels il nintroduise pas de bouleversements.
Puisque la laïcité est le grand principe toujours invoqué en la circonstance, il me semble utile de tenter den formuler à nouveau la signification, quitte à faire apparaître le contresens dont elle fait lobjet dans la circonstance. On ne répétera pas que les règles de tenue vestimentaire ne concernent que les personnels enseignants et non les élèves, ni que les autres éléments susceptibles dêtre interprétés comme signes de discrimination (vêtements coûteux, croix et autres médail-les, kippa, respect des fêtes religieuses catholiques, etc.) nont jamais, par le passé, créé de difficulté. Labandon de la blouse grise, qui était le remède absolu à ces différenciations, sest effectué discrètement au fil de lévolution des murs et des modes. Il ny a pas lieu dy revenir sous peine de ridicule. La laïcité na guère à voir avec cette police des costumes censée exprimer une neutralité républicaine. Telle que les révolutionnaires, entre 1791 et 1794, en ont conçu lesprit (on sait que la lettre du principe ne sinscrit dans la loi quen 1905), elle condense le projet de fondation dun Etat de Droit. En effet, toute constitution émanant de la volonté dun peuple en un moment constituant ne peut que fonctionner à son tour comme un héritage, une tradition pour la génération suivante : toute république, de par le simple écoulement du temps, est amenée à redevenir un régime dautorité sinon autoritaire. Le seul moyen déviter cette dés-institution perpétuelle du politique est de créer une structure qui permette à chaque moment du temps, pour chaque classe dâge successive, de recréer les conditions concrètes dans
lesquels la constitution puisse être en quelque sorte « re-voulue » (ou modifiée) « en connaissance de cause ». Doù limportance décisive de la connaissance dans la perpétuelle re-fondation du politique : cette structure, cest lÉcole de la République, lieu dinstruction générale et donc de formation politique par autonomisation des individus (des esprits et des corps) par rapport à toute autorité susceptible de leur faire subir linnovation constituante du passé (même proche) comme une tradition. Si le contexte historique, de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle, a conduit à stigmatiser prioritairement lautorité religieuse, relayée par la famille, comme ennemi principal, il ne faut pas oublier que lesprit dexamen ou esprit critique que lEcole a pour tâche de développer vise toute autorité, quelle quelle soit, conforme en cela au vieil adage kantien : rien néchappe à la critique de la raison, même pas la raison elle-même. Cest bien pourquoi le monde du travail, de la grande industrie, fut sporadiquement aussi lune des cibles de la formation scolaire générale (dont la scolarisation obligatoire fut la déclaration de guerre principale, mais avec les multiples contradictions liées aux différents cycles primaires et secondaires sur lesquels nous ne pouvons revenir ici). La critique de linstitution par elle-même, comme la montré la période qui a débuté avec la révolution culturelle de mai 1968 et qui a révélé pour longtemps lhomogénéité globale dun corps enseignant installé dans une radicalité critique par rapport à son propre employeur (phénomène unique en Europe et peut-être au-delà), fait partie des raisons dêtre et des objectifs fondamentaux dune laïcité bien comprise. Notons toutefois que les enseignants français, critiques à juste titre de leur institution, ne vont pas jusquà lêtre deux-mêmes et refusent globalement les procédures dévaluation par les élèves et les étudiants qui sont la règle dans les pays anglo-saxons, il est vrai dans un contexte complètement différent. Français, encore un effort..!
On comprend, dans ces conditions, quil est complètement absurde de faire dépendre le droit dentrer dans cette institution de la possession de ce quelle est censée produire à sa sortie. Demander à de jeunes musulmanes denlever leur voile avant dentrer en classe est un peu léquivalent de leur faire passer les épreuves du baccalauréat à lentrée en sixième. La décennie quelles peuvent et que nous avons le devoir de leur faire passer à lécole, cest justement le temps quelles auront pour apprendre la signification (les significations et les enjeux) de ce voile et pour prendre la décision de le garder ou de lenlever, « en connaissance de cause ». Si elles le gardent, ce sera en fonction de choix qui ne seront plus ceux des autres, familles, mollahs, mais les leurs, avec leurs corrélat : par exemple, elles sauront quelles ne pourront prendre part à aucune fonction dEtat ; si elles lenlèvent, cest quelles auront choisi une autre situation dans lespace public, un autre mode dappartenance et de participation. En tout cas le temps leur aura été donné de mener cette réflexion et de faire ce choix, de venir occuper la place qui est celle de la citoyenneté se re-voulant elle-même (ou non) en connaissance de cause, le temps aura été donné à la laïcité dexister selon sa logique et sa temporalité propres.
Le second point qui revient sans cesse dans les discussions est celui de la religion. Or ce point se décompose à son tour en deux questions : dune part, il sagit de savoir si cest la meilleure manière danalyser le port du voile que de lassimiler à un signe dappartenance religieux, dautre part, il sagit dapprécier la part prise par le développement ou le redéploiement de linfluence des religions en France et en Europe (restauration de lenseignement religieux dans les lycées espagnols, pressions insistantes des gouvernements polonais, espagnol, du Vatican pour introduire une référence à la chrétienté dans la constitution européenne, organisation du statut des musulmans en France, incidences de la guerre israélo-palestinienne sur la réaffirmation du judaïsme et de lislam comme réservoirs de principes pratiques ). Sur le premier point, il nous a semblé important de déplacer lassimilation commune du voile à un signe religieux. Montrer quil sagit plutôt dun marquage dasservissement sexuel, dune entreprise de mainmise sur le corps et le désir des femmes, dune tentative, pour reprendre la forte expression de Fethi Benslama, en vue « dinclure lexclusion de la femme dans lespace public », cest dail-leurs renverser lanalyse qui conduit de la religion à ses signes et faire apparaître toutes les religions comme des entreprises de contrôle du désir, des corps et des rapports entre les femmes et les hommes traduits dans des systèmes de croyance organisés autour de lobsession de la pureté et du salut de lâme. Que des individus (hommes et fem-mes), désarmés face à leur propre corps, à leur désir, à leur jouissance et au risque de la jouissance de lautre semparent de ces instruments dasservissements qui leur sont offerts par des institutions et des Etats pour se protéger contre eux-mêmes et aillent, dans des circonstances extrêmes, jusquà échanger linterdit de jouir contre le droit de tuer ne fait que compliquer la situation et montrer limpossibilité de légiférer de lextérieur sur de telles questions. Raison de plus pour comprendre le principe de laïcité comme instauration dune temporalité qui permet aux individus didentifier leurs identités comme des positions relatives et des mo-ments transitoires.
Si le voile, comme symbole, doit être combattu, ce nest certainement pas à lentrée de lécole, mais plutôt à sa sortie, et plutôt dans la rue et dans tous les espaces publics où il est susceptible dintroduire une discrimination quà lécole, par lenseignement et la discussion et non avec des lois. Ce qui est en jeu, fondamentalement, cest la lutte contre ce préjugé trop répandu qui voit dans les religions la source naturelle de « valeurs » considérées pêle-mêle comme seuls principes danalyse critique de la civilisation capitaliste et seuls guides de comportement des corps. Ce monopole, que sattribuent les
religions monothéistes, trop vite accepté au nom dune représentation lénifiante de la tolérance et dun partage mal défini entre la liberté de conscience, le for intérieur et le comportement public, vient en fait masquer lenjeu fondamentalement politique de lattitude dun Etat face à lhétérogénéité irréductible de ses membres, quelque soit leur histoire, récente ou plus ancienne.
Pour prolonger cette réflexion, retrouvez une contribution de Bertrand Ogilvie dans un ouvrage collectif à paraître 4e trimestre 2003 Hidjab. Le foulard islamique en questions aux éditions Amsterdam.
Bertrand Ogilvie