Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
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Les maladies de lhomme normal
Lhomme normal nest pas lhomme ordinaire. Il en est une modélisation, une simplification aussi. A loublier, on pourrait être amené à croire quil existe une qualité particulière de lhomme normal qui en fait le modèle dune société meilleure, dans laquelle les souffrances sociales auraient enfin disparu. En fait, il nest pas certain que la normalité soit tout à fait normale et quil faille laccepter sans condition. Le texte qui suit exprime une certaine réserve devant laffirmation souvent répétée de la venue dun homme enfin normal.
Quest-ce que lhomme normal si ce nest une entité abstraite, débarrassée des conflits de normes dans lesquels sont situés les sujets ? Lhomme normal, cest alors le rêve (cauchemar ?) dune vie dans une seule norme qui la déroule (les normes du travail par exemple) et en laquelle elle sexhibe, protégée de ladversité, de ses terreurs, de tout le négatif qui la hante et ne cesse de la hanter, par le liseré homogène dune norme ou dun ensemble de normes en laquelle elle se fond pour ne pas avoir à être. Et il est vrai quêtre normal en ce sens cest à la lettre préférer une posture dintégration à lêtre, ce qui revient à être sur le mode de la posture. Lêtre normal est un fantôme dêtre plutôt quun être réellement parlant. Doù vient cet appel à la norme ? Doù vient cet appel paradoxal à une norme susceptible de libérer par avance de lappel (un peu dair frais voyez-vous) à dautres normes ? Car lhomme normal est cet homme particulier qui congédie les inventions de normes au nom de la soumission à une seule norme. Lhomme normal, cest celui qui ne veut rien avoir à connaître dun futur des normes, dans la mesure où celles-ci sont trop minoritaires, non encore engagées dans ce processus de la majorité qui qualifie un homme-étalon, mesure de toutes choses, lhomme-blanc-occidental. Lhomme normal est un homme sans devenir, qui se soutient éternellement face à tous les devenirs du monde. Le devenir-noir de Genet, le devenir-indien de Le Clezio, le devenir-femme dOrlando chez Virginia Woolf, tous les devenirs imperceptibles non qualifiables ne pourront être perçus que comme des pathologies en attente dun tribunal, comme dinsupportables insurrections, risibles parce quinfiniment grotesques et minuscules. Pourquoi faudrait-il désirer la minuscule plutôt que la majuscule ? Et les rhizomes ? Et les désirs imperceptibles ? Et les perceptions infinitésimales ? Et les variations ? Et tous les flux de la vie mentale ? Des vies minuscules qui bégaient dans le flux des normes. Des vies de presque rien qui séchappent de lidentité de lhomme normal, dégonflant ce ballon prétentieux qui nen finit pas de voler au-dessus de nos têtes. Et lon comprend du même coup ce que cest que lhomme normal, un ajustement négocié à une norme majoritaire dans le flux des normes, faisant violence à ce flux, se retournant contre lui.
Les normes ne sont pas homogènes entre elles. Certaines standardisent des types de comportements, les homogénéisent en les assujettissant. Elles sont autant de disciplines qui supposent des lieux particuliers (lusine, lentreprise, lécole ) avant de se répandre dans lensemble du corps social en pressions souvent homogènes, en mots dordre parfois concurrents qui suscitent des comportements, intensifient des productions de biens matériels et immatériels, engageant les sujets dans une économie des corps et des esprits. Les normes sont également, sous une forme strictement opposée, des injonctions à se réaliser, à être soi-même : il sagit alors de saccomplir au maximum de ses possibilités, dêtre lauteur de sa vie. Les normes sociales, dans leur conflictualité intrinsèque, placent lhomme dans une situation permanente dhétéronomie et dappel à lautonomie. Les deux modèles sont liés. Cest parce que nous sommes de plus en plus hétéronomes à nous-mêmes que nous prenons au sérieux linjonction sociale à être de plus en plus autonomes. La pression sociale à être soi-même le sujet de sa vie nest pas uniquement le revers dun déclin des transcendances religieuses et politiques mais la réponse, en termes normalisateurs, à la pression disciplinaire. Lautonomie nest pas le contraire de la discipline mais sa réponse la plus cohérente à lâge des normes. Lassujettissement à un pouvoir disciplinaire présuppose une adhésion subjective à cet assujettissement. Je ne peux être lobjet dune norme disciplinaire que si je consens à lassujettissement de la norme. Or le consentement implique des procédures subjectives qui vont au-delà de ladhésion à des normes disciplinaires. Ces procédures subjectives ne peuvent prendre sens quen fonction dune trajectoire dautonomie dun sujet qui cherche, par ailleurs, à sappréhender comme lauteur de sa vie. Cest dans un parcours intellectuel et existentiel qui vise à lautonomie que lidée même dune adhésion à lhétéronomie peut prendre sens. Ce parcours intellectuel vers lautonomie est dautant plus présent quil est tout autant leffet dune pression sociale qui mencourage, par des divertissements appropriés, par une logique de la réalisation de soi au travail qui est en même temps une logique de la performance, à me considérer comme lauteur de ma vie. Alain Ehrenberg a parfaitement montré que cette pression à être soi saccompagne de lépreuve de la dépression2. La pression à la normalité induit lexpérience de pathologies spécifiques.
Nous ne sommes pas seulement malades par positionnement délicat par rapport à une norme, parce que notre place nest pas dans la norme ou lest insuffisamment. Nous sommes tout autant malades pour être trop dans la norme. Car je ne peux être totalement dans la norme que selon un coup subjectif énorme qui consiste à consentir à être soi dans le mouvement même de normes qui viennent dailleurs que de soi. Lhomme normal, cest alors celui qui laisse tomber tout ce qui dans son soi ne correspond pas à la logique des normes dont il est par ailleurs lobjet et le sujet, quitte à ce que ce soi ainsi spolié se venge en faisant retour sur le devant de la scène mentale du sujet par des souffrances singulières, par une certaine expérience de la maladie psychique dont la figure de la dépression a pu apparaître à un certain moment de lhistoire des maladies mentales comme le point de convergence de toute une série de souffrances.
Une telle interprétation accorde un rôle central au concept de justification dans la genèse de lhomme normal. Lhomme normal est lhomme qui est parvenu à justifier sa vie dans les normes au prix dune désappropriation de la part subjective rétive aux normes. Lhomme normal apparaît ainsi comme le fruit dune double construction. Sur le plan subjectif, il est lopération ultime de la justification sociale dun sujet. Lhomme normal est alors un homme qui ne connaît aucun procès, celui auquel sadresse un certain nombre dinstitutions symboliques ou matérielles de la vie sociale, le reconnaissant comme le sujet des normes, homme tout à la fois intégré et adapté aux pressions normatives qui construisent une vie sociale. Inversement lhomme pathologique, si lon peut se permettre cette expression, cest celui dont la vie apparaît comme injustifiée, existence soumise à tous les procès possibles qui sont autant de procès en justification. Bourdieu a fait de Joseph K lanti-héros du Procès de Kafka, larchétype de la vie injustifiée, cherchant vainement des appels à la justification, dans le procès qui est le sien et dont il ignore tout3. Nombreuses sont aujourdhui les vies injustifiées. Il en résulte autant dattributions stigmatisantes de la part des normes, le sommet de linjustifiable étant la désignation dun sujet par cette notion même dinjustifiable, intériorisation en même temps que désignation dune identité purement négative. Combien de sujets à subir ainsi lappellation de la norme dans son revers dépréciateur qui disqualifie ceux-là mêmes quelle nomme sous le nom dune identité négative ? Et lon pense aux chômeurs, aux immigrés, aux précaires, aux sans domicile fixe, à tous ceux qui souffrent non seulement de leur position sociale mais également du nom social que leur renvoie cette position au point quil est permis de se demander si une politique des identités négatives, véritable soutien aux insurrections de ceux qui sont désignés sous le label discriminant dune identité négative, ne consisterait pas à soutenir des luttes pour la reconnaissance de ceux qui font lexpérience dun mépris social tel que leur seule identité reconnue nest autre que cette négation didentité qui les désigne de lextérieur.
A lhomme normal qui se rêve homme intégré, il faut opposer la vie des hommes infâmes, errante, sans place fixe, sans autre place fixe que la négation-dénégation que ne cessent de produire dans leurs jugements à leur endroit les hommes intégrés. Lendroit de la normalité ne peut être apprécié que par lenvers des pathologies sociales qui ne sont pas seulement des défauts de la vie sociale, des insuffisances quil faut éliminer au plus vite, mais qui disent autre chose de la vie sociale que ce qui transparaît dans la norme, qui disent que la vie sociale est expérience multi-normative, expérience dune pluralité que la logique de lintégration conduit à occulter comme si toutes les vies autres étaient des vies potentiellement malades, alors que ce quil faut réhabiliter aujourdhui, cest le désir de créer des vies autres tout autant que le désir de se confronter à ces vies autres et ainsi de faire apparaître des normes de vie singulières quaucune norme ne peut ériger en norme des normes, en étalon supérieur dune normalité dont il faut définitivement se méfier, sous peine de retomber sur lhypothèse dune centralité dune institution, dune activité dans la vie qui ne peut conduire quà une logique dadaptation comme valeur de vie centrale pour un individu, une société, oubliant du coup que lhomme nest jamais véritablement à sa place, quil se déplace sans cesse, animal errant tombant souvent dans lerreur mais créant du même coup des formes de vie inattendues, créant de la surprise, du renouvellement, la possibilité même dun devenir.
Cette crise de lhomme normal qui devrait être accomplie sur le plan subjectif me semble devoir lêtre également sur le plan social. Lhomme normal apparaît en effet du point de vue social comme lidéation maximale produite pour mettre fin à la querelle des normes. Les normes, je lai dit, ne sont pas homogènes entre elles. Elles entrent en conflit les unes les autres et ces conflits sont, au fond, ceux qui décident dune vie sociale, ceux qui lorientent dans des expériences collectives qui se font au détriment dautres expériences collectives. Laspiration à un homme normal est une manière desquiver ces conflits. Lhomme normal nest rien dautre quune certaine énonciation de la norme se rêvant homogène et ignorant, délibérément ou non, les souffrances que les conflits de normes induisent nécessairement, en particulier les conflits entre les normes de discipline et les normes dautonomie. Je suis un bon travailleur, je produis de manière efficace un certain nombre de biens, je mapparais comme normal dans la discipline, mais le suis-je vraiment dans la norme dautonomie ? Comment pourrais-je lêtre si, précisément, je me consacre à la discipline ? Ne faut-il pas que je sabote ou, tout du moins, que je marrange en la détournant de sa fonction première, avec la norme de discipline pour que je puisse valoir aussi comme sujet dune norme dautonomie ? Comment de fait pourrais-je être sujet dune vie qui séchappe à elle-même dans les pressions disciplinaires qui en extirpent le maximum dutilité pour un sujet ? Lhomme normal rêve de voir ces types de normes se réconcilier en une figure unique alors même que les normes sociales ne peuvent se justifier entre elles, alors même quelles proposent des existentiaux incompatibles.
La justification est le ressort secret de la normalité, le sentiment dêtre à une place qui est la place appropriée, au plus près de létalon qui distribue les espaces, qualifie les sujets. Bien sûr il ny a pas de justification sans lappel à une règle de justice qui permet de régler les litiges entre les différentes formes de qualification par la référence à un étalon commun qui demande le cas échéant à chacun des sujets engagés dans le litige de renoncer à leurs intérêts immédiats4. La justification qui sous-tend limpératif de construction de la normalité est donc travaillée par une règle de justice qui donne à la notion dhomme normal une signification éthique, un horizon de légitimité. En ce sens, il ne suffit pas dêtre à lintérieur de la place requise par la norme pour être homme normal. Il faut plus, que la norme elle-même soit perçue comme normale en ce que la qualification quelle procure ne doit pas mener à des disqualifications sauvages et impertinentes. Cest précisément là quest tout le problème. Comment la justification de lhomme normal pourrait-elle, de ce point de vue, avoir véritablement lieu puisquelle repose sur une désignation extorquée sur fonds de détresse sociale ? La justification de lhomme normal ne répond pas à la dimension de justice qui hante la notion de justification.
Il est temps de lever le voile. Laffirmation, proclamée comme allant de soi, de lhomme normal, est une affirmation pathologique. Canguilhem, à la dernière page de son livre Le normal et le pathologique, pose une question fondamentale : « En quel sens entendre la maladie de lhomme normal ?5 ». Cette maladie ne peut manquer de voir le jour pour Canguilhem dès lors quune certaine angoisse, qui saisit lhomme normal brusquement conscient de la précarité des normes dans lesquelles il se trouve engagé, apparaît. Cest ainsi que celui qui nest jamais malade finit, inévitablement, par sangoisser de ne pas connaître la maladie, de ne pas laffronter. Dans un monde où il y a tant de malades, quest-ce que signifie proprement le fait de ne pas être malade ? Suis-je dailleurs absolument certain de ne pas lêtre ? Cette faille dans la certitude biologique de soi, cest proprement la maladie de lhomme normal. Le même raisonnement vaut pour celui qui sestimerait en permanence normal. Lhomme normal est un homme qui rejette en permanence langoisse de la pathologie alors même quil vit dans un monde qui nest fixé quen première instance par la norme. Quest-ce que signifie le fait de se vivre comme sujet absolument normal dans une société qui sapparaît à elle-même comme malade de ses normes ? Dans un monde où tous les devenirs sont là, y compris ceux qui prennent la forme de pathologies revendiquées ou assumées ou le plus souvent non reconnues (une grande partie des souffrances sociales en fait), dans un monde où les devenirs imperceptibles sont légion (heureusement !), la justification ne peut apparaître à terme, sauf pour un sujet extrêmement peu mentalisé, que comme linjustifiable. Lhomme normal est alors malade de la norme quil ne reconnaît pas à lextérieur de lui, ou insuffisamment, et cette maladie lexpose à tous les devenirs possibles, à toutes les déflagrations, lui restitue la promesse (qui est une chance) dune réinvention de ses normes. Lhomme normal, bloqué dans la normalité, échoué dans la normalité, est ainsi à nouveau exposé au processus de la pathologie dont il a cherché vainement à se déprendre.
La maladie de lhomme normal redonne à lhomme normal la possibilité dun nouveau sens des normes, dune nouvelle expérience de soi dans les normes. Cette expérience est celle-là même de la vie ordinaire qui ne cesse de déplacer, dinventer, de contester, le plus souvent de manière imperceptible, sans pour autant que lon puisse dire que cet imperceptible-là est un quasi rien. Il est temps de réhabiliter les déplacements imperceptibles de la vie ordinaire et de ne plus voir en eux des piétinements insignifiants ou pire des retardements idéologiquement condamnables. Ceci ne signifie pas que la vie ordinaire est sacrée en elle-même, mais quil y a une richesse de la vie ordinaire dont la moindre des choses est de rendre justice avant daller voir ailleurs. Partir de la vie ordinaire ne signifie pas quil ne faut jamais la quitter mais implique quil faut sans cesse y faire retour. Une politique de la vie ordinaire nest pas le sacre de ce qui existe mais la décision de ne faire quavec ce qui existe, sachant quune existence, cest toujours une sortie de soi, un déplacement et que cest avec ces déplacements quil faut faire. Toute vie ordinaire est, de ce point de vue, potentiellement explosive. Dans ses apparents « surplace », elle ne cesse de déplacer, de manifester ce quil faut bien appeler un style. Le style nest pas une affaire dart. Ce nest même pas la revendication sublimée dun art de vivre au sens où il faudrait absolument formuler une esthétique de lexistence pour laisser la part belle à des processus de subjectivation libérés au maximum, enfin, des pouvoirs assujettissants. Le style, cest plus bête que ça et cest cette bêtise à laquelle je propose de faire retour. Le style est un certain rendu de la vie ordinaire au sens où il ny a pas de vie, la plus modeste soit-elle, qui ne déploie ce que lon pourrait nommer une qualité de tremblé de lexistence et qui doit être comprise en son sens strict : lexistence est tremblante, elle se décale légèrement mais en permanence. Nous vivons sur des chaussées glissantes que nous fabriquons avec nos corps, nos pensées, nos désirs, dans notre usine mentale. Trembler, cest ne jamais répéter à lidentique. Nous répétons, mais nous décalons sans nous en rendre compte et ce décalage révèle une puissance de se décaler, une possibilité de devenir qui peut finir par lemporter, quand une prise de conscience apparaît, sur lidentité absurde de la normalité. Le style, ce nest alors rien dautre que ce négatif qui éloigne la norme delle-même en ramassant les tremblés dune vie pour les propulser à lavant de soi, dans un avenir encore indifférencié mais qui peut prendre progressivement la forme dune tâche à accomplir, dune pratique de liberté. Le style, cest ainsi le déplacement rendu à sa vraie puissance, cest la création trouant la normalité par lappel à un usage de soi, à une normativité entendue comme création de normes et tenue pour davantage normale que la normalité elle-même. Godard, dans Numéro deux, met en image des vies ordinaires comme autant de vignettes voisines. Parmi elles, un vieil homme, assis dans un fauteuil, écoute, un casque sur les oreilles, une chanson de Léo Ferré, « ton style cest ton cul ». Régulièrement, il enlève le casque, la musique sinterrompt, puis le remet, la musique reprend, « ton style cest ton cul ». Peut-être faut-il repartir de cette idée que le style est ce quil y a de plus personnel dans la vie ordinaire à la condition que ce style apparaisse, comme le suggère Ferré, dans la vie triviale, dans le banal, dans lordinaire de situations qui révèlent un usage de soi, imperceptible mais réel, donnant lieu à des protocoles subjectifs inévacuables.
Lhomme normal ne ressort pas indemne de la vie ordinaire dans laquelle je le plonge dautorité. Lexpression na de sens, comme lavait si bien vu Canguilhem, que si elle désigne un homme normatif qualifié par sa capacité à créer de nouvelles normes. « Si lon peut parler dhomme normal [ ], cest parce quil existe des hommes normatifs, des hommes pour qui il est normal de faire craquer les normes et den instituer de nouvelles »6. Etre normal, cest être davantage que normal et il est vrai que cet excès par rapport à la normalité qui signe la possibilité même dun style peut se retourner contre lhomme, le faire souffrir. Cest quil existe plusieurs types de souffrances et donc plusieurs maladies de lhomme normal. Il faut tout dabord évoquer la souffrance sociale de lhomme soumis à la pression dune norme, les normes par lesquelles un travail est prescrit par exemple, laquelle norme ne se contente pas de produire la souffrance, mais cherche à lexploiter en utilisant au maximum la réaction de lindividu à la souffrance7. Il faut ensuite évoquer la souffrance de lhomme soumis à la nécessité de se conformer à une norme de vie posée comme modèle social et existentiel. Il faut enfin parler de la souffrance existentielle de lhomme expérimentant en sa propre vie le renouvellement des normes et basculant ainsi dans un déphasage inéluctable à légard dune normalité posée comme modèle, au risque dailleurs quun tel déphasage compromette la joie et le bonheur dune existence créatrice de ses normes de vie. Pour le dire autrement, il y a la maladie de lhomme normal produite par la centralité matérielle de la norme sociale (le plus souvent le travail) qui soutient son existence, il y a la maladie de lhomme normal à qui lon exige de se conformer à un étalon de normalité transcendant ses différentes activités (suivre un modèle auquel il faut se conformer rend malade) et il y a enfin la maladie de lhomme normatif qui souffre des micro-normes quil pose dans sa vie ordinaire. Il existe ainsi différents seuils de souffrance correspondant soit à limpossibilité dune création suffisante dans sa propre vie, soit à la possibilité contraire de la création dans la vie ordinaire, donnant lieu à un style. Nos souffrances, très souvent, combinent ces différentes formes de souffrances.
Quoique lon fasse, lexpression dhomme normal suggère toujours une analyse de la vie humaine vue den haut alors que toutes les créations de la vie ordinaire ne peuvent apparaître que si elle est vue den bas, au plus près de ce quest une vie. La création procède du rythme même de la vie. Produire une figure dans lespace et dans le temps, créer une cohérence pour soi, un usage de soi. Je promène « mon » chien dans « mon » quartier tous les soirs à 19 heures ; je rassemble les morceaux, compose une figure avec mon chien, sommes-nous deux réunis par une laisse, un seul être à deux têtes ; chose certaine ma vie sorganise, modestement ; tous les soirs jinventerai un truc, de lart éphémère en somme. Je cultive mes « belles de Fontenay » dans mon jardin ou je vais au bistrot boire un demi ou un petit noir ou je me rends au Stade, autant dusages de soi, de petites inventions qui explosent à ras le bitume, imperceptibles pour qui ne sait voir que la macro-histoire. « Small is beautiful » ou la terre vue den bas. Les petites transes de la vie ordinaire sont des mises en style de nos existences. Le style est une mise en forme du soi. Il y a du style chaque fois quil y a invention. Il y a invention quand il y a production dune courbe dans lespace et dans le temps. Ce serait cela le style, lusage répété dune figure dans lespace et dans le temps afin de se sortir de lusage répété que les autres font de soi jusquà ce que le soi ne soit plus rien. A lappellation dhomme normal, joppose toutes les créations vues den bas, les mille et une inventions de la vie ordinaire.
Quest-ce que lhomme normal si ce nest une entité abstraite, débarrassée des conflits de normes dans lesquels sont situés les sujets ? Lhomme normal, cest alors le rêve (cauchemar ?) dune vie dans une seule norme qui la déroule (les normes du travail par exemple) et en laquelle elle sexhibe, protégée de ladversité, de ses terreurs, de tout le négatif qui la hante et ne cesse de la hanter, par le liseré homogène dune norme ou dun ensemble de normes en laquelle elle se fond pour ne pas avoir à être. Et il est vrai quêtre normal en ce sens cest à la lettre préférer une posture dintégration à lêtre, ce qui revient à être sur le mode de la posture. Lêtre normal est un fantôme dêtre plutôt quun être réellement parlant. Doù vient cet appel à la norme ? Doù vient cet appel paradoxal à une norme susceptible de libérer par avance de lappel (un peu dair frais voyez-vous) à dautres normes ? Car lhomme normal est cet homme particulier qui congédie les inventions de normes au nom de la soumission à une seule norme. Lhomme normal, cest celui qui ne veut rien avoir à connaître dun futur des normes, dans la mesure où celles-ci sont trop minoritaires, non encore engagées dans ce processus de la majorité qui qualifie un homme-étalon, mesure de toutes choses, lhomme-blanc-occidental. Lhomme normal est un homme sans devenir, qui se soutient éternellement face à tous les devenirs du monde. Le devenir-noir de Genet, le devenir-indien de Le Clezio, le devenir-femme dOrlando chez Virginia Woolf, tous les devenirs imperceptibles non qualifiables ne pourront être perçus que comme des pathologies en attente dun tribunal, comme dinsupportables insurrections, risibles parce quinfiniment grotesques et minuscules. Pourquoi faudrait-il désirer la minuscule plutôt que la majuscule ? Et les rhizomes ? Et les désirs imperceptibles ? Et les perceptions infinitésimales ? Et les variations ? Et tous les flux de la vie mentale ? Des vies minuscules qui bégaient dans le flux des normes. Des vies de presque rien qui séchappent de lidentité de lhomme normal, dégonflant ce ballon prétentieux qui nen finit pas de voler au-dessus de nos têtes. Et lon comprend du même coup ce que cest que lhomme normal, un ajustement négocié à une norme majoritaire dans le flux des normes, faisant violence à ce flux, se retournant contre lui.
Les normes ne sont pas homogènes entre elles. Certaines standardisent des types de comportements, les homogénéisent en les assujettissant. Elles sont autant de disciplines qui supposent des lieux particuliers (lusine, lentreprise, lécole ) avant de se répandre dans lensemble du corps social en pressions souvent homogènes, en mots dordre parfois concurrents qui suscitent des comportements, intensifient des productions de biens matériels et immatériels, engageant les sujets dans une économie des corps et des esprits. Les normes sont également, sous une forme strictement opposée, des injonctions à se réaliser, à être soi-même : il sagit alors de saccomplir au maximum de ses possibilités, dêtre lauteur de sa vie. Les normes sociales, dans leur conflictualité intrinsèque, placent lhomme dans une situation permanente dhétéronomie et dappel à lautonomie. Les deux modèles sont liés. Cest parce que nous sommes de plus en plus hétéronomes à nous-mêmes que nous prenons au sérieux linjonction sociale à être de plus en plus autonomes. La pression sociale à être soi-même le sujet de sa vie nest pas uniquement le revers dun déclin des transcendances religieuses et politiques mais la réponse, en termes normalisateurs, à la pression disciplinaire. Lautonomie nest pas le contraire de la discipline mais sa réponse la plus cohérente à lâge des normes. Lassujettissement à un pouvoir disciplinaire présuppose une adhésion subjective à cet assujettissement. Je ne peux être lobjet dune norme disciplinaire que si je consens à lassujettissement de la norme. Or le consentement implique des procédures subjectives qui vont au-delà de ladhésion à des normes disciplinaires. Ces procédures subjectives ne peuvent prendre sens quen fonction dune trajectoire dautonomie dun sujet qui cherche, par ailleurs, à sappréhender comme lauteur de sa vie. Cest dans un parcours intellectuel et existentiel qui vise à lautonomie que lidée même dune adhésion à lhétéronomie peut prendre sens. Ce parcours intellectuel vers lautonomie est dautant plus présent quil est tout autant leffet dune pression sociale qui mencourage, par des divertissements appropriés, par une logique de la réalisation de soi au travail qui est en même temps une logique de la performance, à me considérer comme lauteur de ma vie. Alain Ehrenberg a parfaitement montré que cette pression à être soi saccompagne de lépreuve de la dépression2. La pression à la normalité induit lexpérience de pathologies spécifiques.
Nous ne sommes pas seulement malades par positionnement délicat par rapport à une norme, parce que notre place nest pas dans la norme ou lest insuffisamment. Nous sommes tout autant malades pour être trop dans la norme. Car je ne peux être totalement dans la norme que selon un coup subjectif énorme qui consiste à consentir à être soi dans le mouvement même de normes qui viennent dailleurs que de soi. Lhomme normal, cest alors celui qui laisse tomber tout ce qui dans son soi ne correspond pas à la logique des normes dont il est par ailleurs lobjet et le sujet, quitte à ce que ce soi ainsi spolié se venge en faisant retour sur le devant de la scène mentale du sujet par des souffrances singulières, par une certaine expérience de la maladie psychique dont la figure de la dépression a pu apparaître à un certain moment de lhistoire des maladies mentales comme le point de convergence de toute une série de souffrances.
Une telle interprétation accorde un rôle central au concept de justification dans la genèse de lhomme normal. Lhomme normal est lhomme qui est parvenu à justifier sa vie dans les normes au prix dune désappropriation de la part subjective rétive aux normes. Lhomme normal apparaît ainsi comme le fruit dune double construction. Sur le plan subjectif, il est lopération ultime de la justification sociale dun sujet. Lhomme normal est alors un homme qui ne connaît aucun procès, celui auquel sadresse un certain nombre dinstitutions symboliques ou matérielles de la vie sociale, le reconnaissant comme le sujet des normes, homme tout à la fois intégré et adapté aux pressions normatives qui construisent une vie sociale. Inversement lhomme pathologique, si lon peut se permettre cette expression, cest celui dont la vie apparaît comme injustifiée, existence soumise à tous les procès possibles qui sont autant de procès en justification. Bourdieu a fait de Joseph K lanti-héros du Procès de Kafka, larchétype de la vie injustifiée, cherchant vainement des appels à la justification, dans le procès qui est le sien et dont il ignore tout3. Nombreuses sont aujourdhui les vies injustifiées. Il en résulte autant dattributions stigmatisantes de la part des normes, le sommet de linjustifiable étant la désignation dun sujet par cette notion même dinjustifiable, intériorisation en même temps que désignation dune identité purement négative. Combien de sujets à subir ainsi lappellation de la norme dans son revers dépréciateur qui disqualifie ceux-là mêmes quelle nomme sous le nom dune identité négative ? Et lon pense aux chômeurs, aux immigrés, aux précaires, aux sans domicile fixe, à tous ceux qui souffrent non seulement de leur position sociale mais également du nom social que leur renvoie cette position au point quil est permis de se demander si une politique des identités négatives, véritable soutien aux insurrections de ceux qui sont désignés sous le label discriminant dune identité négative, ne consisterait pas à soutenir des luttes pour la reconnaissance de ceux qui font lexpérience dun mépris social tel que leur seule identité reconnue nest autre que cette négation didentité qui les désigne de lextérieur.
A lhomme normal qui se rêve homme intégré, il faut opposer la vie des hommes infâmes, errante, sans place fixe, sans autre place fixe que la négation-dénégation que ne cessent de produire dans leurs jugements à leur endroit les hommes intégrés. Lendroit de la normalité ne peut être apprécié que par lenvers des pathologies sociales qui ne sont pas seulement des défauts de la vie sociale, des insuffisances quil faut éliminer au plus vite, mais qui disent autre chose de la vie sociale que ce qui transparaît dans la norme, qui disent que la vie sociale est expérience multi-normative, expérience dune pluralité que la logique de lintégration conduit à occulter comme si toutes les vies autres étaient des vies potentiellement malades, alors que ce quil faut réhabiliter aujourdhui, cest le désir de créer des vies autres tout autant que le désir de se confronter à ces vies autres et ainsi de faire apparaître des normes de vie singulières quaucune norme ne peut ériger en norme des normes, en étalon supérieur dune normalité dont il faut définitivement se méfier, sous peine de retomber sur lhypothèse dune centralité dune institution, dune activité dans la vie qui ne peut conduire quà une logique dadaptation comme valeur de vie centrale pour un individu, une société, oubliant du coup que lhomme nest jamais véritablement à sa place, quil se déplace sans cesse, animal errant tombant souvent dans lerreur mais créant du même coup des formes de vie inattendues, créant de la surprise, du renouvellement, la possibilité même dun devenir.
Cette crise de lhomme normal qui devrait être accomplie sur le plan subjectif me semble devoir lêtre également sur le plan social. Lhomme normal apparaît en effet du point de vue social comme lidéation maximale produite pour mettre fin à la querelle des normes. Les normes, je lai dit, ne sont pas homogènes entre elles. Elles entrent en conflit les unes les autres et ces conflits sont, au fond, ceux qui décident dune vie sociale, ceux qui lorientent dans des expériences collectives qui se font au détriment dautres expériences collectives. Laspiration à un homme normal est une manière desquiver ces conflits. Lhomme normal nest rien dautre quune certaine énonciation de la norme se rêvant homogène et ignorant, délibérément ou non, les souffrances que les conflits de normes induisent nécessairement, en particulier les conflits entre les normes de discipline et les normes dautonomie. Je suis un bon travailleur, je produis de manière efficace un certain nombre de biens, je mapparais comme normal dans la discipline, mais le suis-je vraiment dans la norme dautonomie ? Comment pourrais-je lêtre si, précisément, je me consacre à la discipline ? Ne faut-il pas que je sabote ou, tout du moins, que je marrange en la détournant de sa fonction première, avec la norme de discipline pour que je puisse valoir aussi comme sujet dune norme dautonomie ? Comment de fait pourrais-je être sujet dune vie qui séchappe à elle-même dans les pressions disciplinaires qui en extirpent le maximum dutilité pour un sujet ? Lhomme normal rêve de voir ces types de normes se réconcilier en une figure unique alors même que les normes sociales ne peuvent se justifier entre elles, alors même quelles proposent des existentiaux incompatibles.
La justification est le ressort secret de la normalité, le sentiment dêtre à une place qui est la place appropriée, au plus près de létalon qui distribue les espaces, qualifie les sujets. Bien sûr il ny a pas de justification sans lappel à une règle de justice qui permet de régler les litiges entre les différentes formes de qualification par la référence à un étalon commun qui demande le cas échéant à chacun des sujets engagés dans le litige de renoncer à leurs intérêts immédiats4. La justification qui sous-tend limpératif de construction de la normalité est donc travaillée par une règle de justice qui donne à la notion dhomme normal une signification éthique, un horizon de légitimité. En ce sens, il ne suffit pas dêtre à lintérieur de la place requise par la norme pour être homme normal. Il faut plus, que la norme elle-même soit perçue comme normale en ce que la qualification quelle procure ne doit pas mener à des disqualifications sauvages et impertinentes. Cest précisément là quest tout le problème. Comment la justification de lhomme normal pourrait-elle, de ce point de vue, avoir véritablement lieu puisquelle repose sur une désignation extorquée sur fonds de détresse sociale ? La justification de lhomme normal ne répond pas à la dimension de justice qui hante la notion de justification.
Il est temps de lever le voile. Laffirmation, proclamée comme allant de soi, de lhomme normal, est une affirmation pathologique. Canguilhem, à la dernière page de son livre Le normal et le pathologique, pose une question fondamentale : « En quel sens entendre la maladie de lhomme normal ?5 ». Cette maladie ne peut manquer de voir le jour pour Canguilhem dès lors quune certaine angoisse, qui saisit lhomme normal brusquement conscient de la précarité des normes dans lesquelles il se trouve engagé, apparaît. Cest ainsi que celui qui nest jamais malade finit, inévitablement, par sangoisser de ne pas connaître la maladie, de ne pas laffronter. Dans un monde où il y a tant de malades, quest-ce que signifie proprement le fait de ne pas être malade ? Suis-je dailleurs absolument certain de ne pas lêtre ? Cette faille dans la certitude biologique de soi, cest proprement la maladie de lhomme normal. Le même raisonnement vaut pour celui qui sestimerait en permanence normal. Lhomme normal est un homme qui rejette en permanence langoisse de la pathologie alors même quil vit dans un monde qui nest fixé quen première instance par la norme. Quest-ce que signifie le fait de se vivre comme sujet absolument normal dans une société qui sapparaît à elle-même comme malade de ses normes ? Dans un monde où tous les devenirs sont là, y compris ceux qui prennent la forme de pathologies revendiquées ou assumées ou le plus souvent non reconnues (une grande partie des souffrances sociales en fait), dans un monde où les devenirs imperceptibles sont légion (heureusement !), la justification ne peut apparaître à terme, sauf pour un sujet extrêmement peu mentalisé, que comme linjustifiable. Lhomme normal est alors malade de la norme quil ne reconnaît pas à lextérieur de lui, ou insuffisamment, et cette maladie lexpose à tous les devenirs possibles, à toutes les déflagrations, lui restitue la promesse (qui est une chance) dune réinvention de ses normes. Lhomme normal, bloqué dans la normalité, échoué dans la normalité, est ainsi à nouveau exposé au processus de la pathologie dont il a cherché vainement à se déprendre.
La maladie de lhomme normal redonne à lhomme normal la possibilité dun nouveau sens des normes, dune nouvelle expérience de soi dans les normes. Cette expérience est celle-là même de la vie ordinaire qui ne cesse de déplacer, dinventer, de contester, le plus souvent de manière imperceptible, sans pour autant que lon puisse dire que cet imperceptible-là est un quasi rien. Il est temps de réhabiliter les déplacements imperceptibles de la vie ordinaire et de ne plus voir en eux des piétinements insignifiants ou pire des retardements idéologiquement condamnables. Ceci ne signifie pas que la vie ordinaire est sacrée en elle-même, mais quil y a une richesse de la vie ordinaire dont la moindre des choses est de rendre justice avant daller voir ailleurs. Partir de la vie ordinaire ne signifie pas quil ne faut jamais la quitter mais implique quil faut sans cesse y faire retour. Une politique de la vie ordinaire nest pas le sacre de ce qui existe mais la décision de ne faire quavec ce qui existe, sachant quune existence, cest toujours une sortie de soi, un déplacement et que cest avec ces déplacements quil faut faire. Toute vie ordinaire est, de ce point de vue, potentiellement explosive. Dans ses apparents « surplace », elle ne cesse de déplacer, de manifester ce quil faut bien appeler un style. Le style nest pas une affaire dart. Ce nest même pas la revendication sublimée dun art de vivre au sens où il faudrait absolument formuler une esthétique de lexistence pour laisser la part belle à des processus de subjectivation libérés au maximum, enfin, des pouvoirs assujettissants. Le style, cest plus bête que ça et cest cette bêtise à laquelle je propose de faire retour. Le style est un certain rendu de la vie ordinaire au sens où il ny a pas de vie, la plus modeste soit-elle, qui ne déploie ce que lon pourrait nommer une qualité de tremblé de lexistence et qui doit être comprise en son sens strict : lexistence est tremblante, elle se décale légèrement mais en permanence. Nous vivons sur des chaussées glissantes que nous fabriquons avec nos corps, nos pensées, nos désirs, dans notre usine mentale. Trembler, cest ne jamais répéter à lidentique. Nous répétons, mais nous décalons sans nous en rendre compte et ce décalage révèle une puissance de se décaler, une possibilité de devenir qui peut finir par lemporter, quand une prise de conscience apparaît, sur lidentité absurde de la normalité. Le style, ce nest alors rien dautre que ce négatif qui éloigne la norme delle-même en ramassant les tremblés dune vie pour les propulser à lavant de soi, dans un avenir encore indifférencié mais qui peut prendre progressivement la forme dune tâche à accomplir, dune pratique de liberté. Le style, cest ainsi le déplacement rendu à sa vraie puissance, cest la création trouant la normalité par lappel à un usage de soi, à une normativité entendue comme création de normes et tenue pour davantage normale que la normalité elle-même. Godard, dans Numéro deux, met en image des vies ordinaires comme autant de vignettes voisines. Parmi elles, un vieil homme, assis dans un fauteuil, écoute, un casque sur les oreilles, une chanson de Léo Ferré, « ton style cest ton cul ». Régulièrement, il enlève le casque, la musique sinterrompt, puis le remet, la musique reprend, « ton style cest ton cul ». Peut-être faut-il repartir de cette idée que le style est ce quil y a de plus personnel dans la vie ordinaire à la condition que ce style apparaisse, comme le suggère Ferré, dans la vie triviale, dans le banal, dans lordinaire de situations qui révèlent un usage de soi, imperceptible mais réel, donnant lieu à des protocoles subjectifs inévacuables.
Lhomme normal ne ressort pas indemne de la vie ordinaire dans laquelle je le plonge dautorité. Lexpression na de sens, comme lavait si bien vu Canguilhem, que si elle désigne un homme normatif qualifié par sa capacité à créer de nouvelles normes. « Si lon peut parler dhomme normal [ ], cest parce quil existe des hommes normatifs, des hommes pour qui il est normal de faire craquer les normes et den instituer de nouvelles »6. Etre normal, cest être davantage que normal et il est vrai que cet excès par rapport à la normalité qui signe la possibilité même dun style peut se retourner contre lhomme, le faire souffrir. Cest quil existe plusieurs types de souffrances et donc plusieurs maladies de lhomme normal. Il faut tout dabord évoquer la souffrance sociale de lhomme soumis à la pression dune norme, les normes par lesquelles un travail est prescrit par exemple, laquelle norme ne se contente pas de produire la souffrance, mais cherche à lexploiter en utilisant au maximum la réaction de lindividu à la souffrance7. Il faut ensuite évoquer la souffrance de lhomme soumis à la nécessité de se conformer à une norme de vie posée comme modèle social et existentiel. Il faut enfin parler de la souffrance existentielle de lhomme expérimentant en sa propre vie le renouvellement des normes et basculant ainsi dans un déphasage inéluctable à légard dune normalité posée comme modèle, au risque dailleurs quun tel déphasage compromette la joie et le bonheur dune existence créatrice de ses normes de vie. Pour le dire autrement, il y a la maladie de lhomme normal produite par la centralité matérielle de la norme sociale (le plus souvent le travail) qui soutient son existence, il y a la maladie de lhomme normal à qui lon exige de se conformer à un étalon de normalité transcendant ses différentes activités (suivre un modèle auquel il faut se conformer rend malade) et il y a enfin la maladie de lhomme normatif qui souffre des micro-normes quil pose dans sa vie ordinaire. Il existe ainsi différents seuils de souffrance correspondant soit à limpossibilité dune création suffisante dans sa propre vie, soit à la possibilité contraire de la création dans la vie ordinaire, donnant lieu à un style. Nos souffrances, très souvent, combinent ces différentes formes de souffrances.
Quoique lon fasse, lexpression dhomme normal suggère toujours une analyse de la vie humaine vue den haut alors que toutes les créations de la vie ordinaire ne peuvent apparaître que si elle est vue den bas, au plus près de ce quest une vie. La création procède du rythme même de la vie. Produire une figure dans lespace et dans le temps, créer une cohérence pour soi, un usage de soi. Je promène « mon » chien dans « mon » quartier tous les soirs à 19 heures ; je rassemble les morceaux, compose une figure avec mon chien, sommes-nous deux réunis par une laisse, un seul être à deux têtes ; chose certaine ma vie sorganise, modestement ; tous les soirs jinventerai un truc, de lart éphémère en somme. Je cultive mes « belles de Fontenay » dans mon jardin ou je vais au bistrot boire un demi ou un petit noir ou je me rends au Stade, autant dusages de soi, de petites inventions qui explosent à ras le bitume, imperceptibles pour qui ne sait voir que la macro-histoire. « Small is beautiful » ou la terre vue den bas. Les petites transes de la vie ordinaire sont des mises en style de nos existences. Le style est une mise en forme du soi. Il y a du style chaque fois quil y a invention. Il y a invention quand il y a production dune courbe dans lespace et dans le temps. Ce serait cela le style, lusage répété dune figure dans lespace et dans le temps afin de se sortir de lusage répété que les autres font de soi jusquà ce que le soi ne soit plus rien. A lappellation dhomme normal, joppose toutes les créations vues den bas, les mille et une inventions de la vie ordinaire.
Philosophe et écrivain. Il est notamment lauteur de La vie humaine. Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem, PUF, 2002.
(1) Cet article fera lobjet, dans une version augmentée, dune publication aux Ed. du Passant, 4e trimestre 2003. (N.D.L.R.)
(2) Alain Ehrenberg, La fatigue dêtre soi.
(3) Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes.
(4) Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification.
(5) Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique.
(6) Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique.
(7) Christophe Dejours, Le travail usure mentale.
(1) Cet article fera lobjet, dans une version augmentée, dune publication aux Ed. du Passant, 4e trimestre 2003. (N.D.L.R.)
(2) Alain Ehrenberg, La fatigue dêtre soi.
(3) Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes.
(4) Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification.
(5) Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique.
(6) Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique.
(7) Christophe Dejours, Le travail usure mentale.