Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
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Lironie du destin
Au cours de notre existence, nous avons souvent limpression dêtre anormal. Ce qui suppose que nous vivons avec des représentations pour le moins stables dune certaine normalité. Cette impression peut être préoccupante quand il sagit de notre propre corps au regard des normes concernant les proportions quil devrait avoir pour que nous puissions être comme les autres. Etant petit, et destiné à le rester, jai ainsi connu une époque où jai tenté de « me grandir ». Mais comment grandir à linsu du regard indiscret des autres ? Vous déposez sur le haut dune armoire un objet que vous ne pouvez pas atteindre même si vous étirez les bras, même si vous vous mettez sur la pointe des pieds, et vous tentez de lattraper sans laide dun siège ou dun escabeau. Vous sautillez à plusieurs reprises, vous tirez sur vos membres, vous dressez la tête, rien ny fait, lobjet demeure à sa place. Vous ne devez pas capituler, car au bout de plusieurs semaines, vous avez des chances de parvenir à leffleurer du bout des doigts. Est-ce le jour où vous avez sauté le plus haut ? Pour vous aider, vous pratiquez dautres exercices, vous parcourez sur la pointe des pieds le couloir de votre appartement en levant les bras comme si vous cherchiez à griffer le plafond. Ou vous vous allongez sur trois chaises posées lune à côté de lautre, et vous étendez les bras et les jambes de manière à pouvoir ressentir une douleur au niveau de la cage thoracique quil est nécessaire de faire légèrement craquer. Après de longs mois, si le résultat est nul, il ne vous reste plus que la possibilité de tricher. Ce qui est déjà une bonne manière dassumer ce que vous estimez être le signe physique de votre anormalité.
Pour paraître plus grand, il ne suffit pas de déclarer verbalement quelques centimètres de plus, il y aura toujours quelquun dans votre entourage pour nier votre affirmation trop péremptoire. Les gens savent évaluer combien mesurent leurs semblables. Un centimètre en plus passe inaperçu, il ne donne pas limpression dêtre plus grand. Si vous ajoutez trois centimètres sur votre passeport ou sur votre carte didentité parce que vous avez profité de la myopie dun officier de police, il y aura encore quelquun pour laisser entendre que vous avez soudoyé lautorité. Il est préférable daller dans ce magasin de chaussures, à Monaco, qui ne vend pas seulement des talonnettes mais également des chaussures surélevées. Vous en achetez une paire et vous ajoutez les talonnettes. Au total, vous pouvez gagner sept ou huit centimètres. Lessentiel est alors de garder son pied dans la chaussure et de ne pas tomber en faisant une fausse manuvre. Sous la semelle, le talon surélevé ne crée pas une gêne insurmontable, mais la talonnette placée à lintérieur de la chaussure soulève larrière du pied de telle manière quil le rend susceptible de glisser vers lextérieur. Il faut nouer les lacets avec précaution et fermeté afin déviter laccident. Après quelques jours dessai, vous êtes tenté dabandonner. Même si les centimètres gagnés font croire que vous paraissez plus élancé, vous perdez en dignité ce que vous gagnez en hauteur. Larrière grand-oncle de Maginot inventeur de la Ligne qui devait arrêter la percée des Allemands au début de la seconde guerre mondiale nest pas mort dans la Bérézina lors de la retraite de Russie parce quil mesurait deux mètres vingt et un. Pontonnier du général Eblé, sa grandeur la empêché dêtre victime dune pneumonie, ses poumons dépassant la surface de leau. Fier de la taille de son arrière grand-oncle, Maginot a dû en faire son étalon. Mais Maginot navait pas prévu que les armées allemandes contourneraient sa Ligne. On ne sattaque pas à ce qui est plus haut que soi, on passe dun côté ou de lautre. Lanormalité physique que vous vous représentez avoir vous pousse à ruser. Le normal nest plus alors quune mesure à défier.
De fait, face à ce que nous nous figurons être une anormalité, il est préférable den assumer avec ironie les conséquences. Ainsi apprenons nous à rendre normal, dune manière plutôt provocatrice, ce qui semble ne pas lêtre. Cette réaction plutôt salutaire présente lavantage de laisser planer un doute permanent à lencontre de toute figure présumée de la normalité. Cest aussi une façon de renverser la perspective habituelle des représentations sociales de la naturalité du « normal » en démontrant combien celle-ci est lexpression dune tyrannie qui usurpe la souveraineté de nos figures de destin. Curieusement, vouloir « être tel quon est » finit par paraître souvent anormal.
Deux fois par an, je rends visite à un ami qui sest enfermé dans sa chambre. Quand il marchait dans les couloirs du métropolitain à Paris, il hurlait : « attention » et les gens regardaient autour deux, inquiets de ne voir aucune menace se présenter. Après bien des années de psychanalyse, il ne bouge plus guère de son fauteuil près de la fenêtre. Il a maigri, son visage sest creusé, ses bras et ses jambes se sont décharnés, sa dentition sest gâtée, son crâne a perdu ses cheveux. Chaque fois que je vais passer un moment chez lui, il me répète : « jai peur de la mort. » Il relit A la recherche du temps perdu en fumant des cigarettes. Quand il se lève, je vois son long corps voûté avancer vers moi, je suis assis en face de lui sur une chaise, près de sa bibliothèque, je le regarde venir, il passe à côté de moi, se penche vers son lit et tire sur la couverture pour faire disparaître un pli. Il retourne ensuite dans son fauteuil, je lui parle du temps où il travaillait dans ladministration, il ne mécoute pas. Il me dit : « je me sens vide ». Quand le silence dure, que je ne trouve aucun souvenir à évoquer pour le rompre, il me fait un drôle de sourire. Il me dit : « tu me sembles bien terne aujourdhui. » Je ricane, je tente de reprendre un peu de force pour parler dune manière plus enjouée, je ny parviens quun bref instant. Ma voix séteint, il me signale en grognant quil ne comprend pas un traître mot de ce que jai entrepris de lui dire. Il na pas bien mis en place son dentier, les phrases quil articule péniblement sont pour moi aussi presque inaudibles. « Je vais peut-être vivre encore longtemps » me dit-il. Je lui réponds dune voix plus forte : « on ne sait jamais ». Il dépense si peu dénergie quil est bien capable de durer plus que moi-même. Il se lève encore une fois et, debout près de la fenêtre, me tournant le dos, il me dit : « eh oui, on en est arrivé là ». Sans doute plus inspiré que de coutume, je lui réponds : « eh oui, pas plus loin. »
Tout comportement pathologique suit sa propre logique. La seule question est celle de la souffrance quil contient. Toute interprétation psychologique prétendument objective nest quun acte abusif de nier cette logique qui est une manière dêtre au monde. Dans Lhomme qui prenait sa femme pour un chapeau, Sachs, dont les récits ont été mis en scène par Peter Broock, montre bien que les « malades mentaux » vivent pleinement la rationalité de leur comportement et de leur pensée. Chaque fois, avant de sortir de chez lui, cet homme tente de dévisser la tête de sa femme pour la mettre sur son cuir chevelu. Il ny parvient pas, fort heureusement pour sa femme, mais il reste persuader que la métamorphose sest réalisée. Il sort dehors avec un chapeau qui, pour lui, nest pas la tête de sa femme. Celui qui prend la tête de sa femme pour un chapeau déroge à la règle de la vraisemblance des substitutions. Cest pourquoi on le prend pour un malade mental. La référence à une quelconque normalité extérieure à une telle logique est une négation de lêtre propre qui est au cur dun comportement tenu pour pathologique. La désignation de lanormalité apparaît comme un jugement moral qui légitime les manipulations thérapeutiques, la cohérence du comportement étant toujours jugée à partir dune soumission à des normes qui sont destinées à lui donner son profil. Grâce à cette reconnaissance dune obligation dêtre comme les autres, les règles de la conduite, et par conséquent des manières dêtre, fondent la légitimité du « normal » sur un principe de réflexivité. Il sagit de se voir en miroir dune constellation de modèles qui déterminent la « bonne » gestion de lenchaînement « normal » des comportements. Du coup, lanormalité, ou du moins ce que nous désignons comme telle, se manifeste toujours « en puissance », comparable à la jouissance secrète dun symptôme qui devient lui-même une manière dêtre au monde. Il y a un bonheur inavoué de se sentir anormal. Mais il est vrai que ce bonheur est souvent galvaudé quand il vient de cette manifestation ostentatoire à faire de lanormalité le signe dune singularité. Cest le petit jeu de ceux qui sacharnent à signifier leur différence par la mondanité de leur anomalie excentrique. Il sagit là dune normalisation de lanormalité. Lobscénité de cette complaisance à prouver aux autres quon est anormal pour se faire valoir.
Lanormalité nest pas un moyen de revendication sociale. Elle est liée à la nature de lêtre, elle se manifeste souvent de manière incongrue comme une parodie objective du fonctionnement des normes. En ce sens, elle est constitutive du lien social parce quelle induit dans la vie quotidienne, au rythme des échanges, des moments de connivence et quelle se dispense dune quelconque objectivation de son interprétation. Si le sociologue sacharne à la définir en lui attribuant les critères de sa reconnaissance, il anéantit toute la puissance de son expression implicite. Cest en introduisant de la disruption dans la normalisation de la communication quelle ouvre la voie à dautres manières de se sentir et de se comprendre.
Pour paraître plus grand, il ne suffit pas de déclarer verbalement quelques centimètres de plus, il y aura toujours quelquun dans votre entourage pour nier votre affirmation trop péremptoire. Les gens savent évaluer combien mesurent leurs semblables. Un centimètre en plus passe inaperçu, il ne donne pas limpression dêtre plus grand. Si vous ajoutez trois centimètres sur votre passeport ou sur votre carte didentité parce que vous avez profité de la myopie dun officier de police, il y aura encore quelquun pour laisser entendre que vous avez soudoyé lautorité. Il est préférable daller dans ce magasin de chaussures, à Monaco, qui ne vend pas seulement des talonnettes mais également des chaussures surélevées. Vous en achetez une paire et vous ajoutez les talonnettes. Au total, vous pouvez gagner sept ou huit centimètres. Lessentiel est alors de garder son pied dans la chaussure et de ne pas tomber en faisant une fausse manuvre. Sous la semelle, le talon surélevé ne crée pas une gêne insurmontable, mais la talonnette placée à lintérieur de la chaussure soulève larrière du pied de telle manière quil le rend susceptible de glisser vers lextérieur. Il faut nouer les lacets avec précaution et fermeté afin déviter laccident. Après quelques jours dessai, vous êtes tenté dabandonner. Même si les centimètres gagnés font croire que vous paraissez plus élancé, vous perdez en dignité ce que vous gagnez en hauteur. Larrière grand-oncle de Maginot inventeur de la Ligne qui devait arrêter la percée des Allemands au début de la seconde guerre mondiale nest pas mort dans la Bérézina lors de la retraite de Russie parce quil mesurait deux mètres vingt et un. Pontonnier du général Eblé, sa grandeur la empêché dêtre victime dune pneumonie, ses poumons dépassant la surface de leau. Fier de la taille de son arrière grand-oncle, Maginot a dû en faire son étalon. Mais Maginot navait pas prévu que les armées allemandes contourneraient sa Ligne. On ne sattaque pas à ce qui est plus haut que soi, on passe dun côté ou de lautre. Lanormalité physique que vous vous représentez avoir vous pousse à ruser. Le normal nest plus alors quune mesure à défier.
De fait, face à ce que nous nous figurons être une anormalité, il est préférable den assumer avec ironie les conséquences. Ainsi apprenons nous à rendre normal, dune manière plutôt provocatrice, ce qui semble ne pas lêtre. Cette réaction plutôt salutaire présente lavantage de laisser planer un doute permanent à lencontre de toute figure présumée de la normalité. Cest aussi une façon de renverser la perspective habituelle des représentations sociales de la naturalité du « normal » en démontrant combien celle-ci est lexpression dune tyrannie qui usurpe la souveraineté de nos figures de destin. Curieusement, vouloir « être tel quon est » finit par paraître souvent anormal.
Deux fois par an, je rends visite à un ami qui sest enfermé dans sa chambre. Quand il marchait dans les couloirs du métropolitain à Paris, il hurlait : « attention » et les gens regardaient autour deux, inquiets de ne voir aucune menace se présenter. Après bien des années de psychanalyse, il ne bouge plus guère de son fauteuil près de la fenêtre. Il a maigri, son visage sest creusé, ses bras et ses jambes se sont décharnés, sa dentition sest gâtée, son crâne a perdu ses cheveux. Chaque fois que je vais passer un moment chez lui, il me répète : « jai peur de la mort. » Il relit A la recherche du temps perdu en fumant des cigarettes. Quand il se lève, je vois son long corps voûté avancer vers moi, je suis assis en face de lui sur une chaise, près de sa bibliothèque, je le regarde venir, il passe à côté de moi, se penche vers son lit et tire sur la couverture pour faire disparaître un pli. Il retourne ensuite dans son fauteuil, je lui parle du temps où il travaillait dans ladministration, il ne mécoute pas. Il me dit : « je me sens vide ». Quand le silence dure, que je ne trouve aucun souvenir à évoquer pour le rompre, il me fait un drôle de sourire. Il me dit : « tu me sembles bien terne aujourdhui. » Je ricane, je tente de reprendre un peu de force pour parler dune manière plus enjouée, je ny parviens quun bref instant. Ma voix séteint, il me signale en grognant quil ne comprend pas un traître mot de ce que jai entrepris de lui dire. Il na pas bien mis en place son dentier, les phrases quil articule péniblement sont pour moi aussi presque inaudibles. « Je vais peut-être vivre encore longtemps » me dit-il. Je lui réponds dune voix plus forte : « on ne sait jamais ». Il dépense si peu dénergie quil est bien capable de durer plus que moi-même. Il se lève encore une fois et, debout près de la fenêtre, me tournant le dos, il me dit : « eh oui, on en est arrivé là ». Sans doute plus inspiré que de coutume, je lui réponds : « eh oui, pas plus loin. »
Tout comportement pathologique suit sa propre logique. La seule question est celle de la souffrance quil contient. Toute interprétation psychologique prétendument objective nest quun acte abusif de nier cette logique qui est une manière dêtre au monde. Dans Lhomme qui prenait sa femme pour un chapeau, Sachs, dont les récits ont été mis en scène par Peter Broock, montre bien que les « malades mentaux » vivent pleinement la rationalité de leur comportement et de leur pensée. Chaque fois, avant de sortir de chez lui, cet homme tente de dévisser la tête de sa femme pour la mettre sur son cuir chevelu. Il ny parvient pas, fort heureusement pour sa femme, mais il reste persuader que la métamorphose sest réalisée. Il sort dehors avec un chapeau qui, pour lui, nest pas la tête de sa femme. Celui qui prend la tête de sa femme pour un chapeau déroge à la règle de la vraisemblance des substitutions. Cest pourquoi on le prend pour un malade mental. La référence à une quelconque normalité extérieure à une telle logique est une négation de lêtre propre qui est au cur dun comportement tenu pour pathologique. La désignation de lanormalité apparaît comme un jugement moral qui légitime les manipulations thérapeutiques, la cohérence du comportement étant toujours jugée à partir dune soumission à des normes qui sont destinées à lui donner son profil. Grâce à cette reconnaissance dune obligation dêtre comme les autres, les règles de la conduite, et par conséquent des manières dêtre, fondent la légitimité du « normal » sur un principe de réflexivité. Il sagit de se voir en miroir dune constellation de modèles qui déterminent la « bonne » gestion de lenchaînement « normal » des comportements. Du coup, lanormalité, ou du moins ce que nous désignons comme telle, se manifeste toujours « en puissance », comparable à la jouissance secrète dun symptôme qui devient lui-même une manière dêtre au monde. Il y a un bonheur inavoué de se sentir anormal. Mais il est vrai que ce bonheur est souvent galvaudé quand il vient de cette manifestation ostentatoire à faire de lanormalité le signe dune singularité. Cest le petit jeu de ceux qui sacharnent à signifier leur différence par la mondanité de leur anomalie excentrique. Il sagit là dune normalisation de lanormalité. Lobscénité de cette complaisance à prouver aux autres quon est anormal pour se faire valoir.
Lanormalité nest pas un moyen de revendication sociale. Elle est liée à la nature de lêtre, elle se manifeste souvent de manière incongrue comme une parodie objective du fonctionnement des normes. En ce sens, elle est constitutive du lien social parce quelle induit dans la vie quotidienne, au rythme des échanges, des moments de connivence et quelle se dispense dune quelconque objectivation de son interprétation. Si le sociologue sacharne à la définir en lui attribuant les critères de sa reconnaissance, il anéantit toute la puissance de son expression implicite. Cest en introduisant de la disruption dans la normalisation de la communication quelle ouvre la voie à dautres manières de se sentir et de se comprendre.
Sociologue, chargé de recherche au CNRS (Laios) Paris.