Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
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par Miguel Benasayag
Imprimer l'articleLa norme et « lEmpereur »
Psychanalystes, psychiatres, psychologues
parlons de quelque chose que lon ne connaîtra jamais. En effet, les instruments avec lesquels nous travaillons (linconscient, le ça, le surmoi) sont des objets qui nexistent pas, des constructions théoriques qui nous permettent éventuellement de travailler sur des niveaux de réalité eux-mêmes hypothétiques. Que signifie travailler avec linconscient ? De quel inconscient parlons-nous ? Est-il corporel ? Langagier ?.. Considérons que nous ne savons jamais exactement de quoi nous parlons, et le problème est que notre société a tiré implicitement de ce dispositif-là, résumé ici très succintement, une sorte de norme de ce que cela signifierait quêtre sain ou malade.
Les gens simaginent bien que les psys ne le disent que rarement quil existe une norme, que cette norme est là une norme sacrée en quelque sorte. Une norme qui indiquerait comment être heureux, comment vivre, quel rapport entretenir avec la réalité, avec nos affects, avec notre corps, etc. Ce qui fait de la psychanalyse tout sauf quelque chose de flou, mais qui sélaborait malgré tout dans une sorte de multi-dimensionnalité hypothétique. Il est vrai quaux yeux de nos contemporains et de pas mal de nos collègues, la psychanalyse se présente sous les dehors dune règle normative sappliquant à tout et nimporte quoi. Pourtant, cest bien plus compliqué que ça, parce que cette « norme » est pétrie de contradictions : elle se met à affirmer un tas de choses quelle ne peut nullement prouver, y compris son existence. Par exemple, quand nous avons affaire à la folie, le psy se permet dintervenir au nom de la souffrance. Pourtant, lautre souffrant est soit dans une demande ou, et cest souvent le cas, ne demande rien (cf. : les psychotiques) ce qui nempêche pas le psy dêtre censé laider à élaborer cette demande. Mais si lautre est dans la demande, on peut toujours se poser la question : est-ce quil demande parce quil souffre ou parce que sa famille et/ou linstitution le somme de formuler cette demande ? Et lon voit bien que cette demande ne peut être toujours fiable. Or le psy se croit autorisé à aider lautre à élaborer la demande. Il y a une attitude psy qui consiste à articuler quelque chose de très flou, de très complexe à laide de pratiques qui, elles, sont hypernormatives et très intrusives. Face à la folie, le premier réflexe, de mon point de vue, est de se dire que ce nest pas parce que le patient demande que nous devons répondre, puisque je ne peux savoir doù vient cette demande. Et ce nest pas parce quil souffre que nous devons nous mêler de sa vie, car dune part, il y a ce qui relève de la souffrance existentielle et non de la pathologie, et dautre part, comment savoir si la souffrance de lautre nest pas le fruit de la pression sociale, de lintolérance sociale et familiale, voire de sa propre intolérance ? Quelquun qui a affaire à la folie peut très bien se rendre compte quil est fou, et il peut en souffrir par rapport à sa propre vision normative. Cest pour ces raisons que jai développé, durant ces 23 ans de pratique en psychiatrie, lidée de laccueil qui peut se résumer ainsi : étant donné ce quil en est de notre société, si des gens arrivent à moi parce quils ont une problématique, dite psy, je veux bien être là pour voir ce que lon peut composer ensemble, ce que lon peut comprendre ensemble, ce que lon peut apaiser ensemble, que ce soit au niveau de la personne, de la famille ou de la situation.
De ce point de vue, quand jai rencontré l« Empereur », je nai pas eu limpression davoir affaire à une exception. Comme lorsque je reçois un enfant dit autistique, je ne sais pas pourquoi on me lamène, lui non plus ne sait pas ce quil fait là, si bien que je me retrouve dans une position de non-savoir qui ne peut pas être esthétique mais qui doit déboucher sur des pratiques concrètes. Si lon se place dans la position délicate de laccueil fondé sur un non-savoir, cela ne veut pas dire que lon devient ignare. On sait très bien comment peut fonctionner la personne, ce quon attend de nous, on connait le traitement de la folie par notre société, on sait tout ça, sauf que lon refuse de faire avec tout ce savoir une sorte de dépistage savant de lévénement de la rencontre. Cest-à-dire que ce savoir est un élément nécessaire mais non suffisant pour expliquer la rencontre. Parfois ça compose, et parfois non. Parfois il ny a pas de rencontre, car il faut savoir quand même que dans ce que lon appelle la psychanalyse, il y a beaucoup de jouissance et que parfois les gens viennent là sans savoir pourquoi. Avec un peu dexpérience, on comprend vite quil ne faut pas être dupe dune vision fonctionnaliste : on comprend si les gens en face de nous savent pourquoi ils le sont (pour le dire vite, les gens suivent une détermination multiple, exogène, endogène ). Ils peuvent être là et parfois nous pouvons être là. La question du sens, la question dun ici et maintenant, est généralement laissée de côté par la psychiatrie ou la psychanalyse.1
Mais pour peu que lon soit vraiment clinicien, on se rend compte que lon peut parler, se taire, que lon peut tout ce que lon veut, mais surtout quil y a quelque chose de très compliqué qui se passe là et qui vous engage. Alors parfois, on peut sengager et parfois non, parfois lautre est là, ou bien il est tellement dans une demande normative quil lui est impossible dêtre en face de vous. La question est là. La preuve en est quen épousant cette position, cet état desprit théorique et pratique, certes je reçois quelquun qui pose la question de la norme, mais la norme-souffrance nest quun aspect des choses. Et la question qui mintéresse nest pas forcément sil souffre ou pas, encore moins sil est normal ou pas, non, cest la possibilité de se trouver avec quelquun. Et lEmpereur, qui nétait quun enfant à lépoque, voulait vraiment rencontrer quelquun et se posait des tas de questions sur lexistence, en questionnant par ailleurs lunivers quil sétait créé. La façon quil avait de se questionner peut être psychopathologisée, mais cest sans grand intérêt ; à linverse, on peut se dire que cet homme était en train de poser une question centrale, celle de lexistence, qui moi aussi mintéresse, qui nest pas la question de son délire, mais qui est la question de notre existence. Voilà comment se pose la question de la norme pour moi.
Le cas de « Monsieur lEmpereur »
Il y a des années, Marc, âgé de dix ans, est venu en consultation à lhôpital. Comme cela arrive souvent, cet enfant inquiétait beaucoup son entourage : la consultation était motivée par une mauvaise expérience en colonie de vacances où un comportement qui jusque-là était passé plus ou moins inaperçu, avait « explosé ».
Un lundi matin, jaccueille donc ce jeune avec ses parents, très inquiets (comme tous les parents accompagnant leur enfant dans un service de psychiatrie, leur angoisse est redoublée par la peur implicite dêtre jugés : « Sommes-nous de bons parents ? Est-ce que nous nallons pas être considérés comme des gens qui nont pas su éduquer leurs enfants, au point que la société, pour leur bien, va devoir maintenant soccuper deux ? »). Ils me racontent que tout a commencé dans la colonie de vacances où Marc refusait de se laver nu devant les autres enfants. Puis Marc lui-même mexplique que, chez lui aussi, il prend sa douche vêtu dune sorte de combinaison, et quil se savonne à travers un tissu fin comme les bonnes surs, me suis-je dit immédiatement. Il mexplique ensuite que les moniteurs de la colonie sétaient vraiment inquiétés de ce quil racontait
Marc expliquait, reprend la mère, quil est lempereur dune planète qui sappelle Orbuania et que, en tant quempereur de cette planète, il vient chaque jour sur terre en observation. Mais chaque nuit, il quitte son corps et voyage dans sa planète où il continue à vivre sa vie normale dempereur. Je demande alors aux parents si Marc leur avait déjà parlé de tout cela, et ils me répondent que oui, naturellement. Marc avait dailleurs écrit une série de cahiers où il expliquait la vie en Orbuania. Ces cahiers, il les avait fait lire à ses professeurs. Lesquels, comme ses parents, trouvaient que même si Marc était un peu obsédé par son histoire, ce nétait rien dautre que lexpression dun enfant qui fait beaucoup travailler son imagination
Il est nécessaire de préciser que Marc avait révélé, au cours des tests à lhôpital, une intelligence supérieure. Et il avait déclaré aux psychologues qui avaient procédé aux tests quil désirait parler de son empire avec quelquun, mais quil ne désirait pas être traité « psychologiquement ». Je lui ai demandé pourquoi. Du haut de ses dix ans, il ma répondu que les psychologues sont des gens qui ne comprennent rien aux choses, quils interprètent tout et que lui désirait parler, mais dune manière plus complexe et plus profonde, avec un adulte qui ne le catalogue pas.
Je nen croyais pas mes oreilles : cet enfant me disait quil ne voulait pas être traité comme un symptôme. Il me disait très clairement quil désirait parler, mais que cette discussion ne devait pas tomber dans un réductionnisme technique. Je lui dis immédiatement que jétais psy, mais que jétais également philosophe, que son histoire mintéressait beaucoup et que je voulais bien parler avec lui, mais que je ne comprenais pas bien pourquoi il voulait parler à quelquun. Je pense quau départ le désir de communiquer sa vision des choses venait de deux raisons bien distinctes : dun côté, les gens réagissaient mal quand il leur parlait de son empire ; et dun autre côté, comme tout nétait pas complètement clair pour lui dans cette histoire, lopinion de quelquun qui ne le juge pas lui serait précieuse. Tel fut notre premier accord, qui resta intact pendant plus de dix ans de travail partagé et damitié réciproque.
« Monsieur lEmpereur », cest ainsi que jai commencé à lappeler très tôt. Cétait devenu son nom, ou plutôt son surnom, quil recevait avec un certain plaisir et je nétais pas le seul à lappeler ainsi. Les secrétaires, en le voyant arriver pour son heure de discussion (ça na jamais été une consultation), le saluaient, sans aucun type de moquerie,
en lui disant : « Bonjour, Monsieur lEm-
pereur ! »
Peu à peu, Marc me racontait sa planète. Nous parlions aussi de la difficulté à vivre sur la Terre, une difficulté que nous partagions sur plusieurs points avec ce handicap pour moi, qui ne suis même pas empereur pendant quelques heures par jour, contrairement à lui. Dès les premières séances, jai demandé à Marc ce quil pensait de la réalité dOrbuania. Il développa à ce propos une théorie qui na jamais changé au cours des années, même si celle-ci sest affinée avec le temps. Orbuania et ses constellations, les autres planètes qui dépendaient de son empire, les ennemis de celui-ci, existaient vraiment, mais il ne pouvait pas le démontrer. Il me proposait donc de penser lexistence de son empire comme le « pari de Pascal » à propos de lexistence de Dieu. On imagine mon étonnement (et ce ne devait pas être le dernier) quand jentendis un tel argument sortir de la bouche dun enfant de cet âge ! La réalité dOrbuania ne dépendait pas dune croyance personnelle, mais du niveau dexistence déterminé par la nécessité quexiste cet objet
Quelques années plus tard, quand Marc commençait à avoir le profil du mathématicien quil est aujourdhui, il est venu en tant quauditeur à des réunions que je coordonnais avec deux chercheurs (lun mathématicien, lautre physicien), en vue dun livre de logique mathématique. Parmi les sujets que nous abordions, il y avait le problème ontologique du statut dexistence de lobjet de la science. LEmpereur donnait son avis sur les théorèmes fondamentaux de Gödel et de Cohen, entre autres. Et dès que possible, il nous donnait des nouvelles dOrbuania, ce qui intéressait évidemment au plus haut point mes complices scientifiques, bien incapables quant à eux de définir ce qui « existe » ou non, et même de savoir plus ou moins ce que ce mot signifie.
Un jour, jai vécu un épisode assez comique avec lEmpereur. Cétait un après-midi dété et il faisait très chaud dans le service ; je recevais Marc et je lui ai proposé daller boire quelque chose au bar, ce qui était assez courant. Une fois dans le bar, le garçon vient prendre la commande et je demande alors : « Quest-ce que vous allez prendre, Monsieur lEmpereur ? » Il répond et, une fois le garçon parti, il me dit sur un ton un peu protecteur : « Vous savez, Benasayag, moi, ça ne me dérange pas du tout, mais si vous continuez à mappeler « Monsieur lEmpereur » en public, ils vont finir par vous croire un peu dérangé » et il accompagne son propos dun geste très clair de lindex tournant sur lui-même près de la tempe Ainsi, japprenais peu à peu à savoir à quel moment je pouvais lappeler Monsieur lEmpereur. Et il apprenait pour sa part, peut-être en me lenseignant, que tout le monde ne peut entendre les intéressantes considérations sur sa planète, pour la bonne et simple raison que peu de gens sont en mesure de comprendre demblée Les Pensées de Pascal
Cette histoire ne doit pas nous faire oublier ce qui na pas encore été dit, à savoir que Marc na jamais été médicalisé, quil na jamais été hospitalisé en psychiatrie, ni étiqueté, quil na jamais fait lobjet non plus dun programme dintégration Cest seulement quand il est entré à lÉcole normale supérieure, après avoir fait Maths sup et Maths spé, et que je lui ai conseillé de se consacrer plutôt à la recherche quà lenseignement, quil partagea mon avis et suivit mon conseil.
À un moment de cette histoire avec Marc, je lui ai proposé de réaliser un petit film où il expliquerait son empire, les délicats mécanismes de ce monde où les deux sexes ne se distinguent par aucun signe extérieur, lun et lautre étant identiquement « lisse », où le parti majoritaire est misogyne, où les femmes (quil était le seul à pouvoir identifier) étaient génétiquement inférieures aux hommes, où lempire subventionnait les membres dun parti anarchiste en guise de clowns officiels Contrairement à ce que lon pourrait croire, les récits dOrbuania ne ressemblaient en rien à un roman de science-fiction. LEmpereur me racontait au fil des années des détails sur la circulation automobile, les impôts, léducation, etc. Et il minformait des interminables guerres et conflits que son empire maintenait avec ses colonies, car Monsieur lEmpereur nest vraiment pas un gauchiste
Finalement, cela lintéressait beaucoup de faire un documentaire audiovisuel, mais il fallait, comme toujours, se mettre daccord sur un point, poser une condition qui était de ne pas utiliser ce film comme du « matériel psy ». Cela pouvait être montré à des philosophes, à des anthropologues ou à dautres intellectuels, mais en aucun cas à des techniciens qui ny verraient que des symptômes, qui ny verraient, selon les termes de Marc, « rien ».
Nous pouvons énoncer la base du travail avec Marc en quelques principes. Dabord, il sagit de dire clairement que les gens qui nous consultent sont très bien tels quils sont. Ce ne sont pas des personnes avec des « défauts de fabrication » : ils sont comme ils sont et ensemble, nous essayons de voir comment ils peuvent découvrir leurs potentialités, comment ils peuvent être « non seulement des empereurs », mais aussi autre chose, comme pour Marc, des mathématiciens chercheurs par exemple, ou comme pour Julien, des musiciens.
Ensuite, notre travail peut très bien se faire dans une mise entre parenthèses dune partie de la réalité, afin de construire avec nos patients ce socle commun à partir duquel il est possible de commencer à composer, à construire et à marcher. Une clinique de la situation est alors un travail de libération de la puissance, des puissances présentées par Spinoza comme les passions joyeuses. Il sagit déviter le chemin de la tristesse, celui dun savoir normalisateur emprisonnant lautre dans son étiquette. À partir de ce socle commun, nous pouvons passer à un travail global de découverte et de développement des possibilités, des puissances.
En nous référant à Blaise Pascal, ce philosophe si apprécié en Orbuania, nous pouvons dire que dans la thérapie de situation, « nous sommes embarqués ». Développer des possibles nest rien dautre que le projet de léthique spinoziste, puisque (contrairement à une clinique du symptôme, qui sait à la place de lautre) nous partons du principe central de LÉthique : « On ne sait jamais ce que peut un corps. » Nous lavons expliqué, ce non-savoir ne représente absolument pas une ignorance, il permet au contraire le développement de tous les savoirs et de tous les désirs, car il ne condamne pas lautre à son symptôme-étiquette.
Aujourdhui, Marc est toujours empereur, mais comme dans la blague de lhomme qui pisse au lit, cela ne le dérange plus Parce quen tant que chercheur et intellectuel, en tant quhomme, il nest pas seulement lEmpereur dOrbuania Et, qui sait ? Peut-être quun jour, lors dune nuit printanière claire et fraîche, allongé sur mon lit, je ferai enfin ce voyage en Orbuania, dans cette planète où jai non seulement un ami, mais quelquun qui y est vraiment très influent
Les gens simaginent bien que les psys ne le disent que rarement quil existe une norme, que cette norme est là une norme sacrée en quelque sorte. Une norme qui indiquerait comment être heureux, comment vivre, quel rapport entretenir avec la réalité, avec nos affects, avec notre corps, etc. Ce qui fait de la psychanalyse tout sauf quelque chose de flou, mais qui sélaborait malgré tout dans une sorte de multi-dimensionnalité hypothétique. Il est vrai quaux yeux de nos contemporains et de pas mal de nos collègues, la psychanalyse se présente sous les dehors dune règle normative sappliquant à tout et nimporte quoi. Pourtant, cest bien plus compliqué que ça, parce que cette « norme » est pétrie de contradictions : elle se met à affirmer un tas de choses quelle ne peut nullement prouver, y compris son existence. Par exemple, quand nous avons affaire à la folie, le psy se permet dintervenir au nom de la souffrance. Pourtant, lautre souffrant est soit dans une demande ou, et cest souvent le cas, ne demande rien (cf. : les psychotiques) ce qui nempêche pas le psy dêtre censé laider à élaborer cette demande. Mais si lautre est dans la demande, on peut toujours se poser la question : est-ce quil demande parce quil souffre ou parce que sa famille et/ou linstitution le somme de formuler cette demande ? Et lon voit bien que cette demande ne peut être toujours fiable. Or le psy se croit autorisé à aider lautre à élaborer la demande. Il y a une attitude psy qui consiste à articuler quelque chose de très flou, de très complexe à laide de pratiques qui, elles, sont hypernormatives et très intrusives. Face à la folie, le premier réflexe, de mon point de vue, est de se dire que ce nest pas parce que le patient demande que nous devons répondre, puisque je ne peux savoir doù vient cette demande. Et ce nest pas parce quil souffre que nous devons nous mêler de sa vie, car dune part, il y a ce qui relève de la souffrance existentielle et non de la pathologie, et dautre part, comment savoir si la souffrance de lautre nest pas le fruit de la pression sociale, de lintolérance sociale et familiale, voire de sa propre intolérance ? Quelquun qui a affaire à la folie peut très bien se rendre compte quil est fou, et il peut en souffrir par rapport à sa propre vision normative. Cest pour ces raisons que jai développé, durant ces 23 ans de pratique en psychiatrie, lidée de laccueil qui peut se résumer ainsi : étant donné ce quil en est de notre société, si des gens arrivent à moi parce quils ont une problématique, dite psy, je veux bien être là pour voir ce que lon peut composer ensemble, ce que lon peut comprendre ensemble, ce que lon peut apaiser ensemble, que ce soit au niveau de la personne, de la famille ou de la situation.
De ce point de vue, quand jai rencontré l« Empereur », je nai pas eu limpression davoir affaire à une exception. Comme lorsque je reçois un enfant dit autistique, je ne sais pas pourquoi on me lamène, lui non plus ne sait pas ce quil fait là, si bien que je me retrouve dans une position de non-savoir qui ne peut pas être esthétique mais qui doit déboucher sur des pratiques concrètes. Si lon se place dans la position délicate de laccueil fondé sur un non-savoir, cela ne veut pas dire que lon devient ignare. On sait très bien comment peut fonctionner la personne, ce quon attend de nous, on connait le traitement de la folie par notre société, on sait tout ça, sauf que lon refuse de faire avec tout ce savoir une sorte de dépistage savant de lévénement de la rencontre. Cest-à-dire que ce savoir est un élément nécessaire mais non suffisant pour expliquer la rencontre. Parfois ça compose, et parfois non. Parfois il ny a pas de rencontre, car il faut savoir quand même que dans ce que lon appelle la psychanalyse, il y a beaucoup de jouissance et que parfois les gens viennent là sans savoir pourquoi. Avec un peu dexpérience, on comprend vite quil ne faut pas être dupe dune vision fonctionnaliste : on comprend si les gens en face de nous savent pourquoi ils le sont (pour le dire vite, les gens suivent une détermination multiple, exogène, endogène ). Ils peuvent être là et parfois nous pouvons être là. La question du sens, la question dun ici et maintenant, est généralement laissée de côté par la psychiatrie ou la psychanalyse.1
Mais pour peu que lon soit vraiment clinicien, on se rend compte que lon peut parler, se taire, que lon peut tout ce que lon veut, mais surtout quil y a quelque chose de très compliqué qui se passe là et qui vous engage. Alors parfois, on peut sengager et parfois non, parfois lautre est là, ou bien il est tellement dans une demande normative quil lui est impossible dêtre en face de vous. La question est là. La preuve en est quen épousant cette position, cet état desprit théorique et pratique, certes je reçois quelquun qui pose la question de la norme, mais la norme-souffrance nest quun aspect des choses. Et la question qui mintéresse nest pas forcément sil souffre ou pas, encore moins sil est normal ou pas, non, cest la possibilité de se trouver avec quelquun. Et lEmpereur, qui nétait quun enfant à lépoque, voulait vraiment rencontrer quelquun et se posait des tas de questions sur lexistence, en questionnant par ailleurs lunivers quil sétait créé. La façon quil avait de se questionner peut être psychopathologisée, mais cest sans grand intérêt ; à linverse, on peut se dire que cet homme était en train de poser une question centrale, celle de lexistence, qui moi aussi mintéresse, qui nest pas la question de son délire, mais qui est la question de notre existence. Voilà comment se pose la question de la norme pour moi.
Le cas de « Monsieur lEmpereur »
Il y a des années, Marc, âgé de dix ans, est venu en consultation à lhôpital. Comme cela arrive souvent, cet enfant inquiétait beaucoup son entourage : la consultation était motivée par une mauvaise expérience en colonie de vacances où un comportement qui jusque-là était passé plus ou moins inaperçu, avait « explosé ».
Un lundi matin, jaccueille donc ce jeune avec ses parents, très inquiets (comme tous les parents accompagnant leur enfant dans un service de psychiatrie, leur angoisse est redoublée par la peur implicite dêtre jugés : « Sommes-nous de bons parents ? Est-ce que nous nallons pas être considérés comme des gens qui nont pas su éduquer leurs enfants, au point que la société, pour leur bien, va devoir maintenant soccuper deux ? »). Ils me racontent que tout a commencé dans la colonie de vacances où Marc refusait de se laver nu devant les autres enfants. Puis Marc lui-même mexplique que, chez lui aussi, il prend sa douche vêtu dune sorte de combinaison, et quil se savonne à travers un tissu fin comme les bonnes surs, me suis-je dit immédiatement. Il mexplique ensuite que les moniteurs de la colonie sétaient vraiment inquiétés de ce quil racontait
Marc expliquait, reprend la mère, quil est lempereur dune planète qui sappelle Orbuania et que, en tant quempereur de cette planète, il vient chaque jour sur terre en observation. Mais chaque nuit, il quitte son corps et voyage dans sa planète où il continue à vivre sa vie normale dempereur. Je demande alors aux parents si Marc leur avait déjà parlé de tout cela, et ils me répondent que oui, naturellement. Marc avait dailleurs écrit une série de cahiers où il expliquait la vie en Orbuania. Ces cahiers, il les avait fait lire à ses professeurs. Lesquels, comme ses parents, trouvaient que même si Marc était un peu obsédé par son histoire, ce nétait rien dautre que lexpression dun enfant qui fait beaucoup travailler son imagination
Il est nécessaire de préciser que Marc avait révélé, au cours des tests à lhôpital, une intelligence supérieure. Et il avait déclaré aux psychologues qui avaient procédé aux tests quil désirait parler de son empire avec quelquun, mais quil ne désirait pas être traité « psychologiquement ». Je lui ai demandé pourquoi. Du haut de ses dix ans, il ma répondu que les psychologues sont des gens qui ne comprennent rien aux choses, quils interprètent tout et que lui désirait parler, mais dune manière plus complexe et plus profonde, avec un adulte qui ne le catalogue pas.
Je nen croyais pas mes oreilles : cet enfant me disait quil ne voulait pas être traité comme un symptôme. Il me disait très clairement quil désirait parler, mais que cette discussion ne devait pas tomber dans un réductionnisme technique. Je lui dis immédiatement que jétais psy, mais que jétais également philosophe, que son histoire mintéressait beaucoup et que je voulais bien parler avec lui, mais que je ne comprenais pas bien pourquoi il voulait parler à quelquun. Je pense quau départ le désir de communiquer sa vision des choses venait de deux raisons bien distinctes : dun côté, les gens réagissaient mal quand il leur parlait de son empire ; et dun autre côté, comme tout nétait pas complètement clair pour lui dans cette histoire, lopinion de quelquun qui ne le juge pas lui serait précieuse. Tel fut notre premier accord, qui resta intact pendant plus de dix ans de travail partagé et damitié réciproque.
« Monsieur lEmpereur », cest ainsi que jai commencé à lappeler très tôt. Cétait devenu son nom, ou plutôt son surnom, quil recevait avec un certain plaisir et je nétais pas le seul à lappeler ainsi. Les secrétaires, en le voyant arriver pour son heure de discussion (ça na jamais été une consultation), le saluaient, sans aucun type de moquerie,
en lui disant : « Bonjour, Monsieur lEm-
pereur ! »
Peu à peu, Marc me racontait sa planète. Nous parlions aussi de la difficulté à vivre sur la Terre, une difficulté que nous partagions sur plusieurs points avec ce handicap pour moi, qui ne suis même pas empereur pendant quelques heures par jour, contrairement à lui. Dès les premières séances, jai demandé à Marc ce quil pensait de la réalité dOrbuania. Il développa à ce propos une théorie qui na jamais changé au cours des années, même si celle-ci sest affinée avec le temps. Orbuania et ses constellations, les autres planètes qui dépendaient de son empire, les ennemis de celui-ci, existaient vraiment, mais il ne pouvait pas le démontrer. Il me proposait donc de penser lexistence de son empire comme le « pari de Pascal » à propos de lexistence de Dieu. On imagine mon étonnement (et ce ne devait pas être le dernier) quand jentendis un tel argument sortir de la bouche dun enfant de cet âge ! La réalité dOrbuania ne dépendait pas dune croyance personnelle, mais du niveau dexistence déterminé par la nécessité quexiste cet objet
Quelques années plus tard, quand Marc commençait à avoir le profil du mathématicien quil est aujourdhui, il est venu en tant quauditeur à des réunions que je coordonnais avec deux chercheurs (lun mathématicien, lautre physicien), en vue dun livre de logique mathématique. Parmi les sujets que nous abordions, il y avait le problème ontologique du statut dexistence de lobjet de la science. LEmpereur donnait son avis sur les théorèmes fondamentaux de Gödel et de Cohen, entre autres. Et dès que possible, il nous donnait des nouvelles dOrbuania, ce qui intéressait évidemment au plus haut point mes complices scientifiques, bien incapables quant à eux de définir ce qui « existe » ou non, et même de savoir plus ou moins ce que ce mot signifie.
Un jour, jai vécu un épisode assez comique avec lEmpereur. Cétait un après-midi dété et il faisait très chaud dans le service ; je recevais Marc et je lui ai proposé daller boire quelque chose au bar, ce qui était assez courant. Une fois dans le bar, le garçon vient prendre la commande et je demande alors : « Quest-ce que vous allez prendre, Monsieur lEmpereur ? » Il répond et, une fois le garçon parti, il me dit sur un ton un peu protecteur : « Vous savez, Benasayag, moi, ça ne me dérange pas du tout, mais si vous continuez à mappeler « Monsieur lEmpereur » en public, ils vont finir par vous croire un peu dérangé » et il accompagne son propos dun geste très clair de lindex tournant sur lui-même près de la tempe Ainsi, japprenais peu à peu à savoir à quel moment je pouvais lappeler Monsieur lEmpereur. Et il apprenait pour sa part, peut-être en me lenseignant, que tout le monde ne peut entendre les intéressantes considérations sur sa planète, pour la bonne et simple raison que peu de gens sont en mesure de comprendre demblée Les Pensées de Pascal
Cette histoire ne doit pas nous faire oublier ce qui na pas encore été dit, à savoir que Marc na jamais été médicalisé, quil na jamais été hospitalisé en psychiatrie, ni étiqueté, quil na jamais fait lobjet non plus dun programme dintégration Cest seulement quand il est entré à lÉcole normale supérieure, après avoir fait Maths sup et Maths spé, et que je lui ai conseillé de se consacrer plutôt à la recherche quà lenseignement, quil partagea mon avis et suivit mon conseil.
À un moment de cette histoire avec Marc, je lui ai proposé de réaliser un petit film où il expliquerait son empire, les délicats mécanismes de ce monde où les deux sexes ne se distinguent par aucun signe extérieur, lun et lautre étant identiquement « lisse », où le parti majoritaire est misogyne, où les femmes (quil était le seul à pouvoir identifier) étaient génétiquement inférieures aux hommes, où lempire subventionnait les membres dun parti anarchiste en guise de clowns officiels Contrairement à ce que lon pourrait croire, les récits dOrbuania ne ressemblaient en rien à un roman de science-fiction. LEmpereur me racontait au fil des années des détails sur la circulation automobile, les impôts, léducation, etc. Et il minformait des interminables guerres et conflits que son empire maintenait avec ses colonies, car Monsieur lEmpereur nest vraiment pas un gauchiste
Finalement, cela lintéressait beaucoup de faire un documentaire audiovisuel, mais il fallait, comme toujours, se mettre daccord sur un point, poser une condition qui était de ne pas utiliser ce film comme du « matériel psy ». Cela pouvait être montré à des philosophes, à des anthropologues ou à dautres intellectuels, mais en aucun cas à des techniciens qui ny verraient que des symptômes, qui ny verraient, selon les termes de Marc, « rien ».
Nous pouvons énoncer la base du travail avec Marc en quelques principes. Dabord, il sagit de dire clairement que les gens qui nous consultent sont très bien tels quils sont. Ce ne sont pas des personnes avec des « défauts de fabrication » : ils sont comme ils sont et ensemble, nous essayons de voir comment ils peuvent découvrir leurs potentialités, comment ils peuvent être « non seulement des empereurs », mais aussi autre chose, comme pour Marc, des mathématiciens chercheurs par exemple, ou comme pour Julien, des musiciens.
Ensuite, notre travail peut très bien se faire dans une mise entre parenthèses dune partie de la réalité, afin de construire avec nos patients ce socle commun à partir duquel il est possible de commencer à composer, à construire et à marcher. Une clinique de la situation est alors un travail de libération de la puissance, des puissances présentées par Spinoza comme les passions joyeuses. Il sagit déviter le chemin de la tristesse, celui dun savoir normalisateur emprisonnant lautre dans son étiquette. À partir de ce socle commun, nous pouvons passer à un travail global de découverte et de développement des possibilités, des puissances.
En nous référant à Blaise Pascal, ce philosophe si apprécié en Orbuania, nous pouvons dire que dans la thérapie de situation, « nous sommes embarqués ». Développer des possibles nest rien dautre que le projet de léthique spinoziste, puisque (contrairement à une clinique du symptôme, qui sait à la place de lautre) nous partons du principe central de LÉthique : « On ne sait jamais ce que peut un corps. » Nous lavons expliqué, ce non-savoir ne représente absolument pas une ignorance, il permet au contraire le développement de tous les savoirs et de tous les désirs, car il ne condamne pas lautre à son symptôme-étiquette.
Aujourdhui, Marc est toujours empereur, mais comme dans la blague de lhomme qui pisse au lit, cela ne le dérange plus Parce quen tant que chercheur et intellectuel, en tant quhomme, il nest pas seulement lEmpereur dOrbuania Et, qui sait ? Peut-être quun jour, lors dune nuit printanière claire et fraîche, allongé sur mon lit, je ferai enfin ce voyage en Orbuania, dans cette planète où jai non seulement un ami, mais quelquun qui y est vraiment très influent
Philosophe et psychanalyste. Auteur de nombreux travaux. Ce texte, enrichi dun entretien avec Thomas Lacoste, est extrait pour partie du dernier ouvrage de Miguel Benasayag Les passions triste, souffrance psychique et crisse sociale, La découverte, 2003, 192 pages.
(1) Cest un peu ce que Félix Guattari pensait du silence de lanalyste. Pour lui le silence était linterprétation universelle. Par exemple, lorsquun patient arrive et dit « Jai tué mon père », « Je viens de branler mon chien » ou « Je ne veux pas sortir de chez moi parce que jai des phobies » et que lanalyste reste muet, ce silence est présenté comme une interprétation universelle. Quoi que dise le patient, la bonne interprétation, cest le silence
(1) Cest un peu ce que Félix Guattari pensait du silence de lanalyste. Pour lui le silence était linterprétation universelle. Par exemple, lorsquun patient arrive et dit « Jai tué mon père », « Je viens de branler mon chien » ou « Je ne veux pas sortir de chez moi parce que jai des phobies » et que lanalyste reste muet, ce silence est présenté comme une interprétation universelle. Quoi que dise le patient, la bonne interprétation, cest le silence