Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
par Jean-Marc Rouillan
Imprimer l'articleLa Regula
43°41 Nord, 04°38 Est
Je suis dun autre pays que le vôtre
enfin, pas tout à fait ou presque
ce presque rien qui change tout. A peine si lon se souvient doù lon vient, de ses propres souvenirs, de ses espérances
Finalement, il nous reste si peu de choses du dehors. Depuis des années, avec quelques-uns dentre vous, nous partageons ce coin de ciel provençal
180° dazur
Et si lon regarde bien en se hissant sur la pointe des pieds, on distingue la cime des arbres
et une enseigne Citroën. De vos maisons, on ne devine pas une tuile
rien.
Maintenant, on ne croit savoir de vous que ce que pourrait traduire un extraterrestre sil captait vos ondes hertziennes. Cest-à-dire pas grand-chose. Ou le seul brouhaha de la propagande, de la légitimation commune et publicitaire. Du bruit en boucle que lon perçoit derrière le mur quelquefois De loin, vous paraissez répéter sans cesse les mêmes maximes, les mêmes sentences avec des tics comme des messages matraqués
Entre vous et nous, la ligne de partage est une arête de ciment à huit mètres du sol. Avant dy arriver il nous faut franchir, sous la menace du mirador et de lil borgne de son fusil, le no mans land balayé par les capteurs infrarouges et les caméras.
Ici pas de passeport, le visa « les pieds devant » est la norme.
Voici quelques semaines, un voleur sarde ayant osé grimper, a été abattu dune balle dans le dos et une seconde dans la nuque, pour être vraiment sûr quil crèverait de cette crise aiguë de saturnisme Eh oui ! Bien que lon soit si proche de Tarascon, ici les Tartarins ne tirent plus sur les casquettes
Je sors de cellule et glisse ma carte magnétique dans lappareil près de la grille. Prochainement, ils me feront apposer la main sur lappareil « de reconnaissance biométrique ». Ils sont déjà scellés près de la porte. Clignotant vert Quelque part ma photo apparaît sur un écran de contrôle Nom, prénom, numéro décrou, position bâtiment A, premier étage gauche, cellule 114 Inoccupé RCP (réclusion criminelle à perpétuité) DPS (détenu à particulièrement surveiller) Code 7
Un chiffre neutre pour signaler, à lintention des personnels qui ne mauraient pas reconnu, que je ne suis pas un « ordinaire ».
La pénitentiaire pouvait signaler notre catégorie dun « T » majuscule pour terroriste, un vocable dans lair du temps, du tout et du nimporte quoi ambiant. Mais cest une administration qui vit mal et lentement. Pour elle, la dernière guerre est si proche. Elle se méfie des revirements soudains Alors comme il ne faut surtout pas employer le terme de prisonnier politique idéologiquement intolérable dans nos sociétés post-modernes , cette appellation codée marque létrangeté banalisée Dépouillée de ses significations véritables Aussi lessivée que des formules biochimiques comme : « rupture de stock », « licenciement administratif », « sécurisation des quartiers »
Et un chiffre de plus ou de moins, celui-là ou un autre quimporte.
Dailleurs en France, il ny a plus de prisonniers politiques et cela depuis le décret de loi de François Mitterrand quelques mois après le début de son règne ! Cela ressemble au passage au communisme par décret du Kremlin Le prince décrète quil ny aura plus de conflit, plus de lutte des classes à partir de minuit GMT.
La situation est standardisée. Ce qui nentre pas dans le « politique » sans surprise du droite/gauche ou du gestionnaire/protestataire est définitivement condamnable et condamné. Une condamnation bien sûr « unanime » parce que cette unanimité fait foi du message normalisé.
Dans tous les pays occidentaux, la règle est identique. Et les journalistes, les commentateurs, les intellectuels psalmodient la catéchèse. « Il ny a plus de prisonnier politique ! » Ou alors sils existent, cest toujours loin dici, en Algérie, en Chine, à Cuba Le prisonnier politique serait devenu en quelque sorte une espèce tropicale. Ou une pandémie en voie dextinction comme la lèpre ou la peste clairement réservée à des régimes récalcitrants dans notre post-modernité sanitaire.
Et désormais, il ny aurait plus de rupture politique entre certains individus critiques et le système, mais de simples anomalies criminelles. La vraie politique serait définitivement concentrée et centralisée dans les décisions monopolisées et régie par les codes stricts de lacceptable et de linacceptable. Mais en se présentant sans alternative politique, sans contestation véritable, les rapports de pouvoir et la règle du jeu ne dessinent que des relations apolitiques, ou faussement politiques. Ils disent très arbitrairement ce qui est politique et ce qui ne lest plus Cest peut-être cela « la fin de lhistoire », cette façon de concevoir le régime démocratisé des métropoles comme laboutissement de la norme laboutissement des rapports de force.
La caméra me scrute des pieds à la tête Rien dans les mains, rien dans les poches La grille électrique se déclenche En quelques secondes, le maton a jugé si je correspondais à ce que jétais sensé être et sil était normal ou plutôt acceptable que je passe.
Dans le monde carcéral, quest ce qui est normal ? Enfin, de notre point de vue et non de celui du dehors qui se penche sur le carcéral, avec sa mentalité extérieure et formatée, en phase avec la traduction des messages codés de lordre. Ici, la norme circule dans nos veines comme le poison de la mort lente.
La norme, cest Peut-être le rythme sinistre de lélimination ?
Un goutte-à-goutte ?
En 2002, ici à Arles, six ou sept détenus sont passés de létat de survie à celui de DCD.
Cest énorme pour une centrale à effectif limité. Mais la norme veut aussi quon oublie vite. Combien étaient-ils vraiment Leurs visages Sont-il morts de mort naturelle ordinaire ? Deux balles , une maladie parfaitement curable dans votre Monde , lautodestruction
Hier matin, un docteur répliqua à un malade atteint du sida et inquiet à juste titre :
- Mais Monsieur Bougha, on peut très bien mourir dignement en prison
Nest pas Papon qui veut Dès lors, la norme devient lauto-reconnaissance : nous ne sommes pas grand-chose réduits à une poignée de malfaiteurs et de terroristes Une loterie de numéros Une liste de condamnés à passer à la guillotine sèche
Mais parfois votre norme par-delà le mur nous amuse.
Tel le raisonnement de cette JAP (juge dapplication des peines) introduisant ses refus dun « aux vues de vos mauvaises fréquentations ». Qui voudrait-elle donc que lon fréquente dans une centrale de haute sécurité ? Mon voisin den face est un narcotrafiquant qui travaillait pour les barons colombiens. Mon voisin de gauche est un jeune braqueur cumulant les peines incompressibles. Mon voisin de droite, le plus proche, est un uniforme derrière une vitre blindée toujours prêt à assassiner dune balle dans le dos quiconque dépasserait la ligne blanche près du grillage.
Alors madame la Juge, quelle peut bien être la norme relationnelle avec mes voisins ? « Bonjour, bonsoir » pareil à la livide banalité du quotidien des cités dortoir ?
Et les fous sont-ils fréquentables dans la norme carcérale ?
Lhumanisation des asiles psychiatriques du dehors veut que lon hospitalise de moins en moins de malades. Et le bon citoyen sest vite empressé de fermer les yeux sur les implications de cette hypocrisie. A notre époque, et sans que cela émeuve grand monde, le système élimine ses fous dans les maisons centrales. Certes, la phrase est choc, mais cest la réalité. Je sais bien que dehors vous naimez pas quon vous rappelle ce que vous ne voulez pas voir, ou ne plus voir parce que vous avez changé et que changer le monde vous est sorti de la tête. Votre petit bonheur de survivre est à ce prix. Pourtant, au cours de ma détention, jai vu assez dautomutilations individuelles et collectives qui feraient passer les films gore dont vous vous régalez certains soirs pour des histoires de la comtesse de Ségur.
Il faut être dans la forêt pour connaître le cri de larbre abattu, et prisonnier pour entendre celui de limplosion de la raison comme une façon déchapper au châtiment, à la vie.
Au début du mois de mars, un détenu atteint de troubles psychiatriques un « fatigué », selon nos codes a détruit sa cellule en pleine nuit. Rien de bien méchant. Au matin et au lieu de laisser un voisin, un infirmier, lui parler ils envoyèrent une escouade de tuniques bleues. Prenant peur, il sest défendu et dans la confusion, un briga-
dier a été blessé. Trois points de suture ! Quimporte la réalité de sa santé mentale, la loi est la loi. Et le lendemain, le tribunal des flagrants délits de Tarascon le condamna à six mois ferme. En comptant les retraits de grâce, sa peine sallongera de deux ou trois ans. Et ainsi suivant cette logique, sils en réchappent, les malades entrés pour quel-ques années en feront autant en plus. Comme dit un responsable avec fatalisme : « la prison nest pas la solution, mais les psychiatres nen veulent plus dans les asiles ».
Et les suicides
Le suicide est-il une norme carcérale ?
Avant de venir par ici, je ne savais pas quil existait autant de manières différentes de se pendre. Lusage commun veut quon se passe la corde au cou et quon saute du tabouret. Eh bien non, on peut se pendre assis, à genoux sous un placard, roulé en boule comme une bête Dailleurs, il y a une curiosité morbide des autres prisonniers pour le modus-operandi.
« Ah cest ingénieux ! » Comme si dans la voix, on devinait « je te le disais quil avait de la classe ». Parfois, on est déçu « Ah la fémorale bien sûr tu ne souffres pas » On sent déjà poindre le reproche.
Certains à nos mémoires nexistent plus que par leur façon de mourir
- Enfin tu te souviens bien du cordonnier de la Santé oui, rappelle-toi, celui qui sétait égorgé, empoisonné et pendu.
On serait même tenté de sortir nos cartons comme un jury de gymnastique ou de patinage artistique. « Oui monsieur, des champions comme ça, on nen fait plus »
Nous aussi, nous avons nos codes, tout aussi rigoureux sinon plus.
Par exemple, on ne salue jamais un pointeur. Pour nous, il nexiste pas. Ce nest quune ombre baissant les yeux. A peine si on laisse la porte ouverte quand il nous suit. Et quil ne savise pas de sortir du rôle expiatoire de membre de la sous-caste carcérale. Ils vivent entre eux dans lapartheid accepté.
Pour la balance quand quelquun lun dentre nous dit « jai la preuve de son infamie, aux Baumettes, il a ». On le chasse immédiatement vers létage des réprouvés. Sil a fait plus grave, on le punit, enfin sil est malingre, cest plus facile.
Sil est trop costaud et sil a des amis, ou si un doute persiste, on lui serre la main mais à peine du bout des doigts.
Non, nous ne sommes pas des anges Chacun à sa place.
Cest un peu pareil chez vous, non ? Cest moins visible , moins lisible. Avec le temps, vous lavez intériorisé comme une récitation ancienne. Mais la norme de la prison est toujours à fleur de peau. Prête à vous la crever au fil de la lame, si les autres pensent que vous avez dépassé les bornes. Une loi invisible hante les coursives, et traîne sa punition. Le face à face est matérialisé, filmé, scruté par un il anonyme celui de la caméra, de la lunette du fusil, de la traîtrise du congénère, du moralisme du groupe les autres membres de sa caste carcérale
La population pénale est sempiternellement traversée par la contradiction des « Misé-rables », entre le sublime des Gavroches et le chur horrible des Ténardiers Les plus bas instincts de lappropriation privée, du culte du fric, de la misère morale de nos sociétés côtoient les expressions dune culture de résistance, dun certain sens du partage, des rêves dun autre sort coûte que coûte
De lautre côté de luniforme, du sommet de léchelle aux derniers échelons, à part quelques maniaques, on ne rencontre que des gens étant là par la force des choses, parce quil faut bien « vivre », parce quils nont pu trouver mieux. Et ils sont condamnés à ce travail forcé, un peu comme nous en quelque sorte.
Tout cela ne peut rien donner de bon. Sans compter que la gestion pénitentiaire sappuie sur les instincts les plus vils des prisonniers, lhypocrisie, la tromperie, la soumission, la trahison Et tout cela na quun but, gagner un jour, un mois, une année Perdurer. Tenir. Jusquà quand ? Jusquà ce que la société dépasse lhorreur des prisons, comme elle dépassa la guillotine, le bagne, les galères, la question ordinaire ? A moins que « la fin de lhistoire » et la post-modernité nous condamnent à vie à accepter la lèpre des murs gris
La crise ?
Quon se rassure, les budgets sécuritaires ne seront pas touchés par les coupes sombres Mais là encore, cest une tendance lourde des nouvelles normes de gouvernement. Comme aux States, les hausses des financements sécuritaires sont proportionnelles à la chute des subventions sociales et éducatives.
Les entreprises licencient ? Quimporte !
Devant le désarroi des laissés pour compte de Metaleurop Nord le sinistre des Prisons, le sieur Bedier sort un QHS de son chapeau.
- Vous pourrez retrouver du boulot une super prison sécuritaire sera construite près de chez vous
Chers ouvriers, soyez comblés, vous voilà conviés au Kho Lanta carcéral. Vous aussi, vous pourrez assassiner impunément, lorgner des trous du cul, tabasser de malheureux fous, mater quelques attouchements furtifs derrière lil de la caméra du parloir, et enfin arrondir vos mensualités en trafiquant alcool et drogues diverses Et bientôt vous porterez la cagoule pour les sales besognes ! Dexploités, vous aurez lillusion de passer du côté du bâton en vous métamorphosant en supplétifs de lordre de cette dissuasion pesant sur léchine de vos anciens semblables, de leurs enfants refusant la non-vie des cités, de ceux qui osent se révolter.
Combien il aura fallu de renoncements culturels et politiques, dindividualisation, de lavage de cerveau néolibéral pour quil ny ait pas un mot un seul de protestation ! Remarquez de la même manière, la « fin de 1histoire » a condamné à la Prostitution une génération entière de femmes des pays de lEst sans que cela némeuve les donneurs de leçons démocratiques.
Et moi, matricule 830c, suis-je enfin de retour à la norme ou sur le point de lêtre en ce début de XXIe siècle ?
Pour mes congénères, je suis un politique, un « attentat » qui « écrit des livres », et les années passant un « chibani », un ancien perpette Ma place a été garantie à vie si jose dire par les tribunaux spéciaux et mon rôle codifié par cette nouvelle existence.
Difficile den sortir, au propre comme au figuré
Mais pour vous aussi dehors, puis-je changer de rôle ?
Bientôt vingt ans et on nentre en contact avec moi que pour évoquer le côté sombre de linacceptable, le souvenir de la violence quon disait révolutionnaire.
Bien sûr, je pourrais sauter de ce cercle infernal et revenir à lacceptable. Mais à la condition express de proclamer sur la place publique que ce que jai fait et ce que jai pensé depuis 1981 voire 1968, est seulement dune qualité inacceptable. En attendant, pour la majorité dentre vous, je demeure un « has been », irrémédiablement « autiste », quant aux quelques autres anciennement politisés, sils préfèrent utiliser les termes « communiste révolutionnaire » ou « anti-impérialiste », cest pour mieux condamner notre dérive passée.
Dans mon existence, jai fait un choix : combattre sans calcul personnel pour ce que je crois juste. Et tout naturellement, lutter pour changer la vie engagea toute ma vie sans mégoter, sans marchander, sans demander grâce
Je me souviens de ce que Sébastien Faure a écrit dans La Liberté. « Je plains celui qui peut regarder ces édifices les prisons en se disant : « je ne serais jamais enfermé dans ces murs ! » Celui-là ne peut avoir ni dignité, ni passion, ni courage, ni conviction. Il est le plat valet des oppresseurs, prêt à se faire oppresseur lui-même ».
Maintenant, on ne croit savoir de vous que ce que pourrait traduire un extraterrestre sil captait vos ondes hertziennes. Cest-à-dire pas grand-chose. Ou le seul brouhaha de la propagande, de la légitimation commune et publicitaire. Du bruit en boucle que lon perçoit derrière le mur quelquefois De loin, vous paraissez répéter sans cesse les mêmes maximes, les mêmes sentences avec des tics comme des messages matraqués
Entre vous et nous, la ligne de partage est une arête de ciment à huit mètres du sol. Avant dy arriver il nous faut franchir, sous la menace du mirador et de lil borgne de son fusil, le no mans land balayé par les capteurs infrarouges et les caméras.
Ici pas de passeport, le visa « les pieds devant » est la norme.
Voici quelques semaines, un voleur sarde ayant osé grimper, a été abattu dune balle dans le dos et une seconde dans la nuque, pour être vraiment sûr quil crèverait de cette crise aiguë de saturnisme Eh oui ! Bien que lon soit si proche de Tarascon, ici les Tartarins ne tirent plus sur les casquettes
Je sors de cellule et glisse ma carte magnétique dans lappareil près de la grille. Prochainement, ils me feront apposer la main sur lappareil « de reconnaissance biométrique ». Ils sont déjà scellés près de la porte. Clignotant vert Quelque part ma photo apparaît sur un écran de contrôle Nom, prénom, numéro décrou, position bâtiment A, premier étage gauche, cellule 114 Inoccupé RCP (réclusion criminelle à perpétuité) DPS (détenu à particulièrement surveiller) Code 7
Un chiffre neutre pour signaler, à lintention des personnels qui ne mauraient pas reconnu, que je ne suis pas un « ordinaire ».
La pénitentiaire pouvait signaler notre catégorie dun « T » majuscule pour terroriste, un vocable dans lair du temps, du tout et du nimporte quoi ambiant. Mais cest une administration qui vit mal et lentement. Pour elle, la dernière guerre est si proche. Elle se méfie des revirements soudains Alors comme il ne faut surtout pas employer le terme de prisonnier politique idéologiquement intolérable dans nos sociétés post-modernes , cette appellation codée marque létrangeté banalisée Dépouillée de ses significations véritables Aussi lessivée que des formules biochimiques comme : « rupture de stock », « licenciement administratif », « sécurisation des quartiers »
Et un chiffre de plus ou de moins, celui-là ou un autre quimporte.
Dailleurs en France, il ny a plus de prisonniers politiques et cela depuis le décret de loi de François Mitterrand quelques mois après le début de son règne ! Cela ressemble au passage au communisme par décret du Kremlin Le prince décrète quil ny aura plus de conflit, plus de lutte des classes à partir de minuit GMT.
La situation est standardisée. Ce qui nentre pas dans le « politique » sans surprise du droite/gauche ou du gestionnaire/protestataire est définitivement condamnable et condamné. Une condamnation bien sûr « unanime » parce que cette unanimité fait foi du message normalisé.
Dans tous les pays occidentaux, la règle est identique. Et les journalistes, les commentateurs, les intellectuels psalmodient la catéchèse. « Il ny a plus de prisonnier politique ! » Ou alors sils existent, cest toujours loin dici, en Algérie, en Chine, à Cuba Le prisonnier politique serait devenu en quelque sorte une espèce tropicale. Ou une pandémie en voie dextinction comme la lèpre ou la peste clairement réservée à des régimes récalcitrants dans notre post-modernité sanitaire.
Et désormais, il ny aurait plus de rupture politique entre certains individus critiques et le système, mais de simples anomalies criminelles. La vraie politique serait définitivement concentrée et centralisée dans les décisions monopolisées et régie par les codes stricts de lacceptable et de linacceptable. Mais en se présentant sans alternative politique, sans contestation véritable, les rapports de pouvoir et la règle du jeu ne dessinent que des relations apolitiques, ou faussement politiques. Ils disent très arbitrairement ce qui est politique et ce qui ne lest plus Cest peut-être cela « la fin de lhistoire », cette façon de concevoir le régime démocratisé des métropoles comme laboutissement de la norme laboutissement des rapports de force.
La caméra me scrute des pieds à la tête Rien dans les mains, rien dans les poches La grille électrique se déclenche En quelques secondes, le maton a jugé si je correspondais à ce que jétais sensé être et sil était normal ou plutôt acceptable que je passe.
Dans le monde carcéral, quest ce qui est normal ? Enfin, de notre point de vue et non de celui du dehors qui se penche sur le carcéral, avec sa mentalité extérieure et formatée, en phase avec la traduction des messages codés de lordre. Ici, la norme circule dans nos veines comme le poison de la mort lente.
La norme, cest Peut-être le rythme sinistre de lélimination ?
Un goutte-à-goutte ?
En 2002, ici à Arles, six ou sept détenus sont passés de létat de survie à celui de DCD.
Cest énorme pour une centrale à effectif limité. Mais la norme veut aussi quon oublie vite. Combien étaient-ils vraiment Leurs visages Sont-il morts de mort naturelle ordinaire ? Deux balles , une maladie parfaitement curable dans votre Monde , lautodestruction
Hier matin, un docteur répliqua à un malade atteint du sida et inquiet à juste titre :
- Mais Monsieur Bougha, on peut très bien mourir dignement en prison
Nest pas Papon qui veut Dès lors, la norme devient lauto-reconnaissance : nous ne sommes pas grand-chose réduits à une poignée de malfaiteurs et de terroristes Une loterie de numéros Une liste de condamnés à passer à la guillotine sèche
Mais parfois votre norme par-delà le mur nous amuse.
Tel le raisonnement de cette JAP (juge dapplication des peines) introduisant ses refus dun « aux vues de vos mauvaises fréquentations ». Qui voudrait-elle donc que lon fréquente dans une centrale de haute sécurité ? Mon voisin den face est un narcotrafiquant qui travaillait pour les barons colombiens. Mon voisin de gauche est un jeune braqueur cumulant les peines incompressibles. Mon voisin de droite, le plus proche, est un uniforme derrière une vitre blindée toujours prêt à assassiner dune balle dans le dos quiconque dépasserait la ligne blanche près du grillage.
Alors madame la Juge, quelle peut bien être la norme relationnelle avec mes voisins ? « Bonjour, bonsoir » pareil à la livide banalité du quotidien des cités dortoir ?
Et les fous sont-ils fréquentables dans la norme carcérale ?
Lhumanisation des asiles psychiatriques du dehors veut que lon hospitalise de moins en moins de malades. Et le bon citoyen sest vite empressé de fermer les yeux sur les implications de cette hypocrisie. A notre époque, et sans que cela émeuve grand monde, le système élimine ses fous dans les maisons centrales. Certes, la phrase est choc, mais cest la réalité. Je sais bien que dehors vous naimez pas quon vous rappelle ce que vous ne voulez pas voir, ou ne plus voir parce que vous avez changé et que changer le monde vous est sorti de la tête. Votre petit bonheur de survivre est à ce prix. Pourtant, au cours de ma détention, jai vu assez dautomutilations individuelles et collectives qui feraient passer les films gore dont vous vous régalez certains soirs pour des histoires de la comtesse de Ségur.
Il faut être dans la forêt pour connaître le cri de larbre abattu, et prisonnier pour entendre celui de limplosion de la raison comme une façon déchapper au châtiment, à la vie.
Au début du mois de mars, un détenu atteint de troubles psychiatriques un « fatigué », selon nos codes a détruit sa cellule en pleine nuit. Rien de bien méchant. Au matin et au lieu de laisser un voisin, un infirmier, lui parler ils envoyèrent une escouade de tuniques bleues. Prenant peur, il sest défendu et dans la confusion, un briga-
dier a été blessé. Trois points de suture ! Quimporte la réalité de sa santé mentale, la loi est la loi. Et le lendemain, le tribunal des flagrants délits de Tarascon le condamna à six mois ferme. En comptant les retraits de grâce, sa peine sallongera de deux ou trois ans. Et ainsi suivant cette logique, sils en réchappent, les malades entrés pour quel-ques années en feront autant en plus. Comme dit un responsable avec fatalisme : « la prison nest pas la solution, mais les psychiatres nen veulent plus dans les asiles ».
Et les suicides
Le suicide est-il une norme carcérale ?
Avant de venir par ici, je ne savais pas quil existait autant de manières différentes de se pendre. Lusage commun veut quon se passe la corde au cou et quon saute du tabouret. Eh bien non, on peut se pendre assis, à genoux sous un placard, roulé en boule comme une bête Dailleurs, il y a une curiosité morbide des autres prisonniers pour le modus-operandi.
« Ah cest ingénieux ! » Comme si dans la voix, on devinait « je te le disais quil avait de la classe ». Parfois, on est déçu « Ah la fémorale bien sûr tu ne souffres pas » On sent déjà poindre le reproche.
Certains à nos mémoires nexistent plus que par leur façon de mourir
- Enfin tu te souviens bien du cordonnier de la Santé oui, rappelle-toi, celui qui sétait égorgé, empoisonné et pendu.
On serait même tenté de sortir nos cartons comme un jury de gymnastique ou de patinage artistique. « Oui monsieur, des champions comme ça, on nen fait plus »
Nous aussi, nous avons nos codes, tout aussi rigoureux sinon plus.
Par exemple, on ne salue jamais un pointeur. Pour nous, il nexiste pas. Ce nest quune ombre baissant les yeux. A peine si on laisse la porte ouverte quand il nous suit. Et quil ne savise pas de sortir du rôle expiatoire de membre de la sous-caste carcérale. Ils vivent entre eux dans lapartheid accepté.
Pour la balance quand quelquun lun dentre nous dit « jai la preuve de son infamie, aux Baumettes, il a ». On le chasse immédiatement vers létage des réprouvés. Sil a fait plus grave, on le punit, enfin sil est malingre, cest plus facile.
Sil est trop costaud et sil a des amis, ou si un doute persiste, on lui serre la main mais à peine du bout des doigts.
Non, nous ne sommes pas des anges Chacun à sa place.
Cest un peu pareil chez vous, non ? Cest moins visible , moins lisible. Avec le temps, vous lavez intériorisé comme une récitation ancienne. Mais la norme de la prison est toujours à fleur de peau. Prête à vous la crever au fil de la lame, si les autres pensent que vous avez dépassé les bornes. Une loi invisible hante les coursives, et traîne sa punition. Le face à face est matérialisé, filmé, scruté par un il anonyme celui de la caméra, de la lunette du fusil, de la traîtrise du congénère, du moralisme du groupe les autres membres de sa caste carcérale
La population pénale est sempiternellement traversée par la contradiction des « Misé-rables », entre le sublime des Gavroches et le chur horrible des Ténardiers Les plus bas instincts de lappropriation privée, du culte du fric, de la misère morale de nos sociétés côtoient les expressions dune culture de résistance, dun certain sens du partage, des rêves dun autre sort coûte que coûte
De lautre côté de luniforme, du sommet de léchelle aux derniers échelons, à part quelques maniaques, on ne rencontre que des gens étant là par la force des choses, parce quil faut bien « vivre », parce quils nont pu trouver mieux. Et ils sont condamnés à ce travail forcé, un peu comme nous en quelque sorte.
Tout cela ne peut rien donner de bon. Sans compter que la gestion pénitentiaire sappuie sur les instincts les plus vils des prisonniers, lhypocrisie, la tromperie, la soumission, la trahison Et tout cela na quun but, gagner un jour, un mois, une année Perdurer. Tenir. Jusquà quand ? Jusquà ce que la société dépasse lhorreur des prisons, comme elle dépassa la guillotine, le bagne, les galères, la question ordinaire ? A moins que « la fin de lhistoire » et la post-modernité nous condamnent à vie à accepter la lèpre des murs gris
La crise ?
Quon se rassure, les budgets sécuritaires ne seront pas touchés par les coupes sombres Mais là encore, cest une tendance lourde des nouvelles normes de gouvernement. Comme aux States, les hausses des financements sécuritaires sont proportionnelles à la chute des subventions sociales et éducatives.
Les entreprises licencient ? Quimporte !
Devant le désarroi des laissés pour compte de Metaleurop Nord le sinistre des Prisons, le sieur Bedier sort un QHS de son chapeau.
- Vous pourrez retrouver du boulot une super prison sécuritaire sera construite près de chez vous
Chers ouvriers, soyez comblés, vous voilà conviés au Kho Lanta carcéral. Vous aussi, vous pourrez assassiner impunément, lorgner des trous du cul, tabasser de malheureux fous, mater quelques attouchements furtifs derrière lil de la caméra du parloir, et enfin arrondir vos mensualités en trafiquant alcool et drogues diverses Et bientôt vous porterez la cagoule pour les sales besognes ! Dexploités, vous aurez lillusion de passer du côté du bâton en vous métamorphosant en supplétifs de lordre de cette dissuasion pesant sur léchine de vos anciens semblables, de leurs enfants refusant la non-vie des cités, de ceux qui osent se révolter.
Combien il aura fallu de renoncements culturels et politiques, dindividualisation, de lavage de cerveau néolibéral pour quil ny ait pas un mot un seul de protestation ! Remarquez de la même manière, la « fin de 1histoire » a condamné à la Prostitution une génération entière de femmes des pays de lEst sans que cela némeuve les donneurs de leçons démocratiques.
Et moi, matricule 830c, suis-je enfin de retour à la norme ou sur le point de lêtre en ce début de XXIe siècle ?
Pour mes congénères, je suis un politique, un « attentat » qui « écrit des livres », et les années passant un « chibani », un ancien perpette Ma place a été garantie à vie si jose dire par les tribunaux spéciaux et mon rôle codifié par cette nouvelle existence.
Difficile den sortir, au propre comme au figuré
Mais pour vous aussi dehors, puis-je changer de rôle ?
Bientôt vingt ans et on nentre en contact avec moi que pour évoquer le côté sombre de linacceptable, le souvenir de la violence quon disait révolutionnaire.
Bien sûr, je pourrais sauter de ce cercle infernal et revenir à lacceptable. Mais à la condition express de proclamer sur la place publique que ce que jai fait et ce que jai pensé depuis 1981 voire 1968, est seulement dune qualité inacceptable. En attendant, pour la majorité dentre vous, je demeure un « has been », irrémédiablement « autiste », quant aux quelques autres anciennement politisés, sils préfèrent utiliser les termes « communiste révolutionnaire » ou « anti-impérialiste », cest pour mieux condamner notre dérive passée.
Dans mon existence, jai fait un choix : combattre sans calcul personnel pour ce que je crois juste. Et tout naturellement, lutter pour changer la vie engagea toute ma vie sans mégoter, sans marchander, sans demander grâce
Je me souviens de ce que Sébastien Faure a écrit dans La Liberté. « Je plains celui qui peut regarder ces édifices les prisons en se disant : « je ne serais jamais enfermé dans ces murs ! » Celui-là ne peut avoir ni dignité, ni passion, ni courage, ni conviction. Il est le plat valet des oppresseurs, prêt à se faire oppresseur lui-même ».
Ex-membre dAction Directe, Jean-Marc Rouillan purge actuellement une longue peine.
Jean-Marc Rouillan